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2 – Les influences rétrospectives de l’essai de 1936 sur « Le conteur »

Chapitre II. Lire Franz Kafka à travers Benjamin

I. 2 – Les influences rétrospectives de l’essai de 1936 sur « Le conteur »

Or, il ne suffit pas de rapporter une histoire pour que celle-ci soit considérée par Benjamin comme un conte. Il écrit, toujours dans « Le conteur » : « l’art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explication […] L’extraordinaire, le merveilleux est raconté avec la plus grande précision, mais le contexte psychologique de l’action n’est pas imposé au lecteur136 ». Une digression sur Hérodote137 dans l’essai de 1936 est elle aussi grandement révélatrice à cet égard. Benjamin décrit à son lecteur comment Hérodote raconte l’histoire du roi égyptien Psamménite (histoire qui sera, bien plus tard, relayée par Montaigne) : « Hérodote ne fournit aucune explication. Il rapporte les faits de la façon la plus sèche. C’est pourquoi ce récit venu de l’ancienne Égypte est encore capable, après des milliers d’années, de nous étonner et de nous donner à réfléchir138 ».

Pour Benjamin, l’alliage énigmatique de l’absence d’explications avec la précision des descriptions est ce qui fait que le conte étonne et fascine l’auditeur de manière presque impérissable. C’est ce qui ferait qu’un conte, même millénaire, puisse « [offrir] longtemps encore matière à développement139 ». Notons déjà que, selon Benjamin, l’absence de

135 Dans les différentes sections du texte sur Kafka de 1934, le « on raconte que » revient d’ailleurs à plus d’une reprise en début de sections. Autrement, le texte de 1927 sur Gottfried Keller commence également par « On raconte que… ». Ce qui est intéressant c’est que Gottfried Keller était un nouvelliste, genre littéraire assez proche du conte.

136 Walter Benjamin, Œuvres, Tome III, « Le conteur », p. 123. Nous soulignons.

137 Ibid., « Le conteur », p. 124. Benjamin suggère : « Le premier conteur grec fut Hérodote ». 138 Ibid., « Le conteur », p. 125. Nous soulignons.

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contextualisation psychologique serait une caractéristique que partagent les récits de Kafka avec les contes140. N’importe quel lecteur du Procès — pensons au chapitre intitulé « Le fouetteur », par exemple, où Josef K. surprend derrière une porte adjacente à son bureau trois hommes, parmi lesquels l’un d’eux détient un fouet — ne peut évidemment qu’acquiescer à cette expérience du dérobement des explications psychologiques propre à l’univers kafkaïen. Ce constat vaudrait d’ailleurs pour l’ensemble des romans et des nouvelles de son corpus.

Une autre caractéristique essentielle du conte consisterait, pour Benjamin, en ce qu’il « présente toujours, ouvertement ou tacitement, un aspect utilitaire. Celui-ci se traduit parfois par une moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle de vie — dans tous les cas le conteur est un homme de bon conseil141 ». En effet, Benjamin nous dit des grands conteurs (tels Leskov, mais également Gotthelf, Nodiel et Hebel) qu’ils dispensaient aux paysans toutes sortes de « menus enseignements scientifiques142 », qu’ils « [s’enracinaient] toujours dans le peuple143 ».

Penser avec Benjamin le conteur comme étant « de bon conseil », c’est ainsi avant tout insister sur le fait qu’il est un homme d’expérience. Benjamin ajoutera, en effet, que le conteur « emprunte la matière de son récit à l’expérience […] Et ce qu’il raconte, à son tour, devient

140 Benjamin retrace à cet effet une certaine évolution dans la technique narrative de Kafka : au fil de sa pratique, Kafka délaisserait de plus en plus les tentatives d’explications psychologiques. Benjamin écrit dans l’essai de 1934 : « À mesure que s’affirme la maîtrise de l’écrivain, nous le voyons renoncer de plus en plus à adapter les gestes de ses personnages aux situations communes, à les expliquer. “Voilà encore de drôles de manières, lit-on dans La

Métamorphose, s’asseoir sur le bureau pour parler aux employés du haut d’un trône, surtout quand on est dur

d’oreille et qu’il faut que les gens s’approchent de tout près !” Mais dans Le Procès, déjà, Kafka ne s’embarrasse

plus de telles justifications ». Voir Walter Benjamin, Œuvres, Tome II, « Franz Kafka », p. 425 Nous soulignons.

À la manière des contes, les récits de Kafka se dérobent aux explications psychologiques, cependant, Benjamin suggère encore davantage qu’à mesure que les récits de Kafka progressent, moins encore ils se livrent.

141 Walter Benjamin, Œuvres, Tome III, « Le conteur », p. 119. Nous soulignons. 142 Ibid., « Le conteur », p. 119.

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expérience en ceux qui écoutent son histoire144 ». Ainsi, suivant la pensée de Benjamin : le fait même de transmettre une expérience sous la forme du conte, c’est porter conseil. Or comme nous le savons, l’univers de Kafka n’est plus l’univers paysan des « conseils d’agronomie » de Gotthelf, mais bien le monde moderne des fonctionnaires, des policiers, et de l’administration. En ce sens si les récits de Kafka, selon Benjamin, seraient à lire comme des contes, faudrait-il y chercher des conseils ? Si oui, lesquels renfermeraient-ils et à qui s’adressent-ils ? Quelle expérience transmettent-ils ? Benjamin donnera un indice à cet effet dans l’essai de 1934 sur Kafka. Il écrit : « Kafka, lorsqu’il s’occupa de légendes, fit des contes pour dialecticiens145 ». Gardons ainsi dès lors en tête les caractéristiques du conte que nous avons identifiées (soit : l’absence de contextualisation psychologique, le souci des questions pratiques, la dette envers la tradition « anonyme »), car celles-ci seront importantes pour la suite de notre réflexion. C’est en effet à la lumière de la question de l’expérience recelée dans les récits de Kafka que nous souhaiterons, dans un second temps, venir éclairer l’univers kafkaïen de Benjamin.