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Chapitre II. Lire Franz Kafka à travers Benjamin

III. 2 – Aggadah et Halakhah, ou la doctrine à venir

Dans la mesure où Benjamin devance cette critique en quelque sorte lui-même, nous pouvons cependant nuancer le commentaire de Scholem. En effet, Benjamin se réfèrera très explicitement à la tradition juive dans ses deux essais sur Kafka, et même précisément à la relation entre la Aggadah et la Halakhah vers laquelle pointait Scholem. Benjamin explicite notamment qu’à défaut de se déployer comme des paraboles ou des allégories traditionnelles, les textes de Kafka se comporteraient plutôt de manière suivante : ils « se rapportent à la doctrine comme la Aggadah à la Halakhah196 ». Notons que dans la tradition talmudique, la délicate relation entre Halakhah (la loi « à laquelle on ne peut changer un seul mot »), et Aggadah (une « libre interprétation » de cette loi fixée et prescriptive), participe à l’essence du judaïsme197.

La Aggadah constitue en effet la part vivante de la tradition juive, et inclut les récits et légendes qui accompagnent la stricte voie à suivre telle qu’indiquée par loi divine et fixée, la

195 W. Benjamin et G. Scholem, Théologie et utopie - Correspondance 1932-1940, p. 142. L’italique est de Scholem.

196 Walter Benjamin, Œuvres, Tome II, « Franz Kafka », p. 427.

197 Ibid., « Franz Kafka », p. 427. Voir la note du traducteur. Sur la relation entre la Halakhah et la Aggadah, voir également G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, p. 50 : « … deux manifestations créatrices saillantes de la pensée juive rabbinique : la Halakhah et la Haggada, la Loi et la Narration » ainsi que Shulamit Almog, « One Young and the Other Old—Halakhah and Aggadah as Law and Story », p. 33 : « Halakhah is a set of obligatory rules. […] It is much more challenging to characterize Aggadah, because of its highly diversified nature […] It is a sort of hypertext with links that spread to diversified, sometimes unanticipated corners […] The Aggadah is, therefore, a huge assortiment of stories. »

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Halakhah. La Aggadah, dans ses subtilités, participe ainsi à l’esprit et à l’intériorité de l’expression de la Loi. Scholem, dans Les grands courants de la mystique juive, décrira à cet effet la Aggadah comme une méthode « pour donner une expression originale et concrète aux tendances actives les plus profondes du juif religieux198 »

Ainsi, lorsque Benjamin affirme dans l’esprit du judaïsme que les allégories kafkaïennes se rapportent à la doctrine qu’elles contiennent comme la Aggadah à la Halakhah, il suggère en fait dès lors que les récits de Kafka génèreraient des interprétations libres, réactualisées, de la doctrine à laquelle ils se rapportent. La particularité de la relation entre Aggadah et Halakhah, comme nous l’avons évoqué dans notre premier chapitre, concerne le dédoublement intérieur de la pensée juive entre Loi écrite et Loi orale, c’est-à-dire, entre le caractère fixé et le caractère « à interpréter » de la Loi. À travers cette double-exigence du texte sacré (qui, rappelons-nous, posait à la fois un sens univoque, mais appelé à être réinterprété dans « l’avenir »), nous avons vu que la confrontation perpétuelle entre Loi écrite et Loi orale plaçait l’exégèse dans une situation d’antinomie volontairement irrésolue, mais que c’est cette tension même qui permettait d’ouvrir la voie d’une liberté.

C’est ici que nous rejoignons les questions que nous avions posées en ouverture de chapitre autour de l’essai sur « Le conteur ». Nous avions posé la question de savoir — s’il faut bel et bien se rapporter au monde de Kafka comme au monde du conte — quels seraient les conseils ou l’expérience que recèleraient les récits kafkaïens. Mais dans la perspective où la compréhension que fait Benjamin de l’univers de Kafka est également enrichie d’un héritage de la tradition juive (se rapportant à la relation entre Aggadah et Halakhah), nous pouvons à nouveau préciser nos questions de départ à la lumière de la terminologie théologico-juridique

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qu’emploie Benjamin dans les deux essais sur Kafka. Reformulées ainsi, nous demandons désormais : quelle serait cette doctrine, quelle serait cette loi contenue, ou annoncée, par Kafka dans ses écrits ?

Benjamin affirmera dans ses essais que, chez Kafka, « [la] doctrine ne nous est pas donnée199 ». Le parallèle qu’il dresse entre la manière dont les récits de Kafka se rapportent à la doctrine et la relation de la Aggadah à la Halakhah aurait donc ses limites. C’est comme si, pour Benjamin, dans l’univers de Kafka nous nous trouvions en présence de la Aggadah, c’est-à-dire de la légende, sans cependant la référence d’une Halakhah bien édifiée. Ou, dit autrement, c’est comme si dans les récits de Kafka nous assistions à une loi qui s’impose effectivement, mais dont les codes nous seraient demeurés inconnus ; ou encore, d’une loi qui n’aurait même simplement jamais été énoncée200.

À ce niveau, Benjamin ira encore plus loin : il suggèrera que non seulement cette doctrine ne nous est pas donnée, mais que, chez Kafka, elle reste à venir (« ces éléments peuvent […] apparaître comme les précurseurs de la doctrine à venir201 »). Il semble que nous nous retrouvions en fait, à l’intérieur de l’univers kafkaïen, dans une dynamique quasi-inversée par rapport à la relation traditionnelle de la Aggadah à la Halakhah. Car si les récits de la Aggadah permettent sans cesse une réactualisation poétique « dans l’avenir » de la loi fixe de la Halakhah (ce qui permettrait à l’interprétation de s’adapter aux urgences du temps), chez Kafka, ce serait au contraire la loi elle-même qui resterait attendue dans l’avenir.

199 Walter Benjamin, Œuvres, Tome II, « Franz Kafka », p. 428. Nous soulignons.

200 Ibid., « Franz Kafka », p. 415-416. En donnant l’exemple de la procédure juridique qui s’exerce contre K., Benjamin emploiera la formule suivante : « Ici, le droit écrit est certes fixé dans des Codes, mais des Codes qui

sont tenus secrets et […] n’exerce son pouvoir que de façon plus absolue ». Nous soulignons.

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