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l’organisation du discours des morts et des déments

1) L’avocat : un interprète privilégié du secret

Pour commencer, il faut dire que de par leur activité, les avocats sont fréquemment admis au sein du bastion victorien de la famille, siège d’une intimité jalousement gardée en vertu de la maxime « a man’s home is his castle2 ». Ceux-ci jouissent d’un tel sauf-conduit du fait de leur implication forte dans les affaires de la famille, puisqu’ils sont amenés à entériner

1Arthur Conan Doyle, « The Adventure of the Blue Carbuncle », op. cit., p. 557.

2Ce principe est apparu au dix-septième siècle, sous la plume du juriste Edward Coke, dans son ouvrage The

chaque transaction effectuée au nom du chef de famille, comme le rappelle W. J. Reader : « Every sale, every purchase, every settlement of landed property required his [the solicitor’s] services: likewise every dispute, either to compose or prosecute. And there were the wills1. » La présence d’un juriste auprès de tout foyer victorien issu des classes moyennes ou des classes supérieures se révèle donc tout à fait indispensable. De ce fait, une relation de proximité entre l’avocat et ses clients se développe, et le juriste devient fréquemment le dépositaire des secrets particuliers de nombreux foyers victoriens. Cette ouverture sur l’intimité donne lieu à des situations spécifiques qui sont représentées de manière répétée dans la littérature victorienne. Mais au-delà de cette proximité, c’est surtout l’expertise du juriste et, partant, la valeur de ses conseils qui poussent le client à se confier à lui : du fait de la relative opacité de la parole et de l’écrit juridique pour les profanes, le juriste dispose de façon quasi-exclusive de la clé de lecture (et de production) de divers documents tout à fait abscons pour le commun des mortels, mais qui n’en régissent pas moins des domaines cruciaux tels que la succession, le commerce et la justice. De ce fait, s’il semble à première vue que le signe juridique ne partage pas vraiment la fugacité du signe médical, il n’en nécessite pas moins une interprétation attentive de la part d’un initié dûment qualifié pour cette tâche.

Nous avons choisi de centrer notre propos sur deux textes qui mettent les spécificités de l’interprétation des données juridiques au cœur de l’intrigue, car si l’on rencontre fréquemment des avocats dans le corpus, il est plus rare de trouver une mise en scène détaillée de leur activité de déchiffrement. Dans ces deux textes, la nouvelle d’Arthur Conan Doyle « The Sealed Room » (1898) et la nouvelle de Joseph Sheridan Le Fanu « Catherine’s Quest » (1896), l’avocat est admis dans la sphère domestique de la maison, dont l’exploration est centrale à la découverte du secret. En effet, chacune de ces nouvelles se déroule dans une maison ancienne et spacieuse, dont certaines parties préalablement inaccessibles à leurs occupants cachent des secrets qui nécessitent l’intervention d’un avocat pour être dûment déchiffrés et révélés. Dans « Catherine’s Quest », c’est la découverte, sous une estrade, d’un vieux coffre contenant des os humains et des parchemins datant du dix-septième siècle qui donne tout son sens à la présence de l’avocat Mr. Fleet auprès de la famille Fanshawe pour les fêtes de Noël. Celui-ci se met en devoir de percer le mystère et commence par interroger minutieusement les découvreurs de l’étrange objet. Ensuite, une fois les circonstances de la découverte éclaircies, il porte son attention sur le document que contient le coffre : « Mr. Fleet next offered to decipher the will, for such he imagined the parchment to be, and he and Mr. Fanshawe were closeted together for some time2. » L’emploi du verbe « decipher » n’est

1William. J. Reader, Professional Men: The Rise of the Professional Classes in Nineteenth-Century England, op.

cit., p. 26.

2Joseph Sheridan Le Fanu, « Catherine’s Quest » in The Collected Supernatural and Weird Fiction of J. Sheridan

évidemment pas anodin, puisque l’avocat se livre au décryptage de ce qu’il pense être – à raison – un document juridique. Ses compétences lui permettent de rendre le contenu du parchemin à peu près accessible aux membres de la famille : « Mr. Fleet read me the translation he had made1. » Malgré les efforts de l’avocat, les Fanshawe et leurs hôtes manifestent d’abord une grande confusion, comme en témoigne le trouble de la narratrice : « This accumulation of mysteries caused me for a time to feel quite bewildered and unable to think, but Mr. Fleet was in his element2. » Cette confusion est en partie causée par les difficultés de la narratrice à appréhender et à associer de façon cohérente les signes découverts par Mr. Fleet : « I cannot remember the technical terms in which it was expressed3. » C’est donc l’avocat qui donne de la consistance aux révélations que contient le parchemin, se référant à ce qui n’est d’abord qu’un obscur mystère familial comme à une affaire juridique à part entière et de toute première importance, qu’il appelle vite « his “case4” ». Ce dernier fait le lien entre les divers signes apparents qui échappent à la compréhension des autres occupants de la maison. Ce faisant, il n’a aucun mal à convaincre les Fanshawe de la validité de ses découvertes : « We no longer remained in doubt as to the truth of Mr. Fleet’s version of the story, and when he himself told it to all our family-party one evening, everyone agreed that he had certainly succeeded in making out a very clever case5. » Ici, l’activité de Mr Fleet revêt une dimension indéniablement créative, car il s’agit pour lui de reformuler autant que de simplement déchiffrer. Cette reformulation aboutit à la mise en place d’une version des faits qui est propre à l’avocat (« Mr. Fleet’s version of the story ») et qui proclame son pouvoir, car c’est son interprétation, sa lecture des faits qui établit la vérité, dans le cadre d’un discours d’autorité accepté par tous et qui ne peut être remis en cause dans le champ du texte. L’intervention de Mr. Fleet est ainsi indispensable à la résolution de l’intrigue, puisqu’il ne se contente pas de déchiffrer les signes disponibles, mais prend l’initiative de les inventorier et de les imbriquer afin de mettre en place une traduction des faits qui rendra la signification générale des événements intelligibles à la narratrice et au lecteur. C’est enfin lui qui s’assure que les dispositions légales stipulées dans le testament découvert seront mises en application, quittant le domaine de l’inaccompli pour retrouver la valeur performative qui caractérise la plupart des écrits juridiques : « The charge of the old will was commited to Mr. Fleet, and Catherine’s story has been carefully laid up among the archives of our family6. »

1Ibid., p. 531. 2Ibid., p. 532. 3Ibid., p. 531. 4Ibid., p. 533. 5Ibid., pp. 533-534. 6Ibid., p. 534.

Pour ce qui est de la nouvelle « The Sealed Room », dont le narrateur est un jeune solicitor du nom de Frank Alder, celle-ci présente des circonstances voisines. Alder porte secours à un cycliste après une collision avec une voiture à cheval et aide le blessé, un jeune homme nommé Felix Stanniford, qui ne peut plus marcher mais qui habite tout près. Alder se retrouve ainsi introduit dans un manoir opulent mais quelque peu délabré, que le jeune homme occupe seul, et dont une pièce excite tout particulièrement la curiosité du solicitor. Cette pièce est inaccessible, la serrure en ayant été scellée, et le jeune Stanniford a pour consigne de ne l’ouvrir sous aucun prétexte avant sa majorité. Felix Stanniford est le fils de Stanislaus Stanniford, un banquier millionnaire qui a fait faire de mauvais investissements à ses clients et qui aurait prétendument quitté l’Angleterre pour fuir ses responsabilités, en laissant son manoir à son fils. Alder, qui a fait la preuve de sa bienveillance et s’est présenté comme « lawyer1 », devient presque aussitôt le confident de Felix Stanniford, qui lui révèle les circonstances remarquables qui lui interdisent l’accès à la pièce scellée. L’avocat devient donc le dépositaire presque unique du mystère familial des Stanniford : « “Here I have my father’s letters, you are the first man except Mr. Perceval who has seen them2.” » Il faut dire que c’est son statut de professional qui l’habilite à recevoir de telles informations, lesquelles procèdent de l’intimité de la famille : « “These are very private family matters for me to inflict upon you,” said my companion apologetically. “You must look upon it as done in your professional capacity. I have wanted to speak about it for years3.” » Alder profite aussitôt de sa position d’interlocuteur privilégié pour questionner en détail le jeune homme :

“Why should your father have continued to stay away when these investments had recovered themselves?”

“He must be dead.”

“You say that he had not committed any legal offence when he fled the country?” “None.”

“Why should he not take your mother with him?” “I do not know.”

“Why should he conceal his address?” “I do not know.”

“Why should he allow your mother to die and be buried without coming back?” “I do not know.”

“My dear sir,” said I, “if I may speak with the frankness of a professional adviser, I should say that it is very clear that your father had the strongest reasons for keeping out of the country, and that, if nothing has been proved against him, he at least thought that

1Arthur Conan Doyle, « The Sealed Room », op. cit., p. 963.

2Ibid., p. 966.

something might be, and refused to put himself within the power of the law. Surely that must be obvious, for in what other possible way can the facts be explained1?”

Cet interrogatoire est l’occasion pour l’avocat d’évaluer la situation et de repérer les signes et les indices qui pourraient permettre de formuler une interprétation satisfaisante des faits. Même s’il ne peut s’appuyer que sur le compte-rendu pour le moins lacunaire de Felix Stanniford, Alder parvient tout de même à une conclusion qui permet de faire entrer les faits en congruence avec le réel, et qui semble, à ce moment de l’intrigue tout au moins, être la seule explication plausible. Cependant, aussi raisonnable soit-elle, cette construction de la réalité qui s’opère à partir de signes disparates se trouve finalement infirmée, lorsque deux mois plus tard Frank Alder est dépêché sur les lieux à la demande de Stanniford, qui vient d’atteindre sa majorité et peut enfin ouvrir la pièce scellée. Bien sûr, c’est en sa qualité d’avocat qu’Alder est invité à assister à cet événement : « “I have reason to believe that it would be well to have witnesses present when that door is opened. You are a lawyer, and you are acquainted with the facts. Will you be present on the occasion2?” ».

C’est alors que la vérité, parfaitement inaccessible jusque là, se fait jour : l’interprétation des faits formulée par l’avocat est invalidée malgré sa grande vraisemblance, car la vérité elle-même est clairement invraisemblable. En effet, Stanislaus Stanniford, le père de Felix, n’a jamais quitté l’Angleterre puisque son cadavre se trouve dans la fameuse pièce scellée, qui n’a en aucun cas pu être ouverte après la mise en scène de son départ pour l’étranger. Ce dernier, incapable de faire face à la culpabilité d’avoir ruiné ses clients, choisit de se cacher dans cette pièce dont tous ignorent le contenu et de mettre fin à ses jours en absorbant du poison, tout en épargnant à sa femme et à son fils le chagrin et l’opprobre de son suicide puisque personne ne sera en mesure de découvrir son corps avant la majorité de son fils. En fouillant cette pièce, Alder, Felix Stanniford et Mr. Perceval (qui est l’ancien et fidèle assistant de Stanislaus Stanniford) découvrent la lettre d’adieux du banquier, écrite dans les derniers instants de sa vie. Frank Alder, en tant que témoin issu de la profession juridique, peut donc certifier que Stanislaus Stanniford est bien décédé et officialiser la succession. Felix Stanniford peut enfin jouir à sa guise de la propriété du manoir familial, et comme lors du dénouement de « Catherine’s Quest », les dispositions testamentaires du défunt, restées inaccessibles jusque là, peuvent être mises en application.

1Ibid., p. 968-969.

2) Le testament comme objet du texte, marque de l’emprise

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