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L’INTERPRÉTATION DES SIGNES

I. Oracles et divination : médecine, loi et religion comme modes de déchiffrement du

1) Fugacité du signe médical : entre symptôme et diagnostic

Nous traiterons tout d’abord la question du signe médical, dont le décryptage est presque systématiquement présenté au lecteur, ce qui en fait l’un des signes les plus fréquemment observables au sein de notre corpus. Le déchiffrement du signe médical fait l’objet d’un monopole dont la pérennité et la validité restent manifestes jusqu’à ce jour. Cette activité s’est construite socialement et politiquement pour devenir l’apanage de praticiens ayant reçu une formation spécifique, leur permettant d’acquérir les connaissances et les compétences qui justifient leur habilitation exclusive – et donc leur incontestable position d’autorité – lorsqu’il s’agit de repérer et de lire les signes morbides. Michel Foucault décrit comme suit cette position d’autorité absolue sur le déchiffrement des signes dans Naissance de la clinique (1963) : « Mais le regard médical s’organise, en outre, sur un mode nouveau. D’abord, il n’est plus simplement le regard de n’importe quel observateur, mais celui d’un médecin supporté et justifié par une institution, celui d’un médecin qui a le pouvoir de décision et d’intervention1. » Par ailleurs, dans son ouvrage L’Archéologie du savoir, il

1Michel Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris : Presses Universitaires de France, 1990 (1963), p. 88.

identifie la figure du médecin dans la période précédant le vingtième siècle comme « le lieu d’enregistrement et d’interprétation de l’information1 ». De plus, lorsqu’il fait l’inventaire des rôles-clés du médecin, vient assez vite la fonction suivante : « organe de déchiffrement des signes2 ». Pour Foucault, cet « organe » auquel se résume le médecin, c’est l’œil, instrument humain d’observation par excellence, et il définit le praticien comme « œil qui sait et qui décide, œil qui régit3 ». C’est donc cette « souveraineté du regard médical4 » qui préside à l’interprétation des signes morbides, et la notion même de regard se révèle centrale dans la définition du signe médical : celui-ci résulte immanquablement de l’observation du symptôme, puisque c’est le regard médical qui transforme le simple symptôme en un signe exploitable. La définition du terme « symptôme » que donne Le Grand Robert de la Langue Française présente un renvoi analogique (signifié par une flèche) vers le terme « signe » : « 1. Phénomène, caractère perceptible ou observable, lié à un état ou à une évolution (le plus souvent morbide ==˃ Maladie), qu’il permet de déceler ==˃ Indice, signe, stigmate5. » Ce rapport étroit qui existe entre symptôme et signe est exploré par Michel Foucault, qui définit le symptôme comme suit dans Naissance de la clinique : « Le symptôme – de là sa place royale – est la forme sous laquelle se présente la maladie : de tout ce qui est visible, il est le plus proche de l’essentiel ; et de l’inaccessible nature de la maladie, il est la transcription première6. » Comme cette seconde définition le suggère, le symptôme, réalisation essentiellement « visible », donc constatable de la maladie, n’a de valeur que s’il est observé, s’il est rendu intelligible par le biais du regard d’un médecin. Le praticien joue donc un rôle central dans formation des signes médicaux, qui nécessitent son intervention pour être extraits à partir des symptômes. Cette opération particulière est régie par deux principes qui sous-tendent la méthode clinique, et que Foucault énonce : « 1. Les symptômes constituent une couche primaire indissociablement signifiée et signifiante7 » ; « 2. C’est l’intervention d’une conscience qui transforme le symptôme en signe8 ». À la lumière de ces principes, il devient clair que le signe médical constitue la somme du symptôme et de la lecture qu’en fait le médecin, ce qui fait de la lecture du signe médical une activité de déchiffrement exclusive au corps médical, puisqu’eux seuls sont socialement construits et reconnus comme possédant les compétences et les habilitations nécessaires.

1Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 51.

2Ibid., p. 75.

3Michel Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 88.

4Ibid., p. 88.

5Le Grand Robert de la Langue Française – deuxième édition (tome 9), op. cit., p. 101.

6Michel Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 89.

7Ibid., p. 90.

L’inventaire de ces signes médicaux et l’interprétation de leurs relations concourent à la formulation d’un diagnostic, conclusion à partir de laquelle un traitement est préconisé. Roland Barthes, dans son article « Sémiologie et médecine » (1972), envisage le diagnostic purement comme un acte de lecture, comme l’indique la définition qu’il en fait :

[…] l’acte de lecture de la configuration des signes, c’est à dire la saisie d’un certain nombre de signes médicaux comme configuration signifiante, stable, régulière, légale, et renvoyant à un signifié qui est toujours le même. Or c’est précisément ce qu’est le diagnostic : un acte de lecture d’une configuration de signes ; le dictionnaire dit « acte par lequel le médecin, groupant les symptômes morbides qu’offre la maladie, les rattache à une maladie ayant sa place dans le cadre nosologique1 ».

Établir un diagnostic est par ailleurs identifié comme l’élément central de l’activité de la classe médicale par Everett C. Hughes : « We may suppose that the essential, symbolically-valued part of the physician’s work is diagnosis and treatment of the ailments of people, and that the other activities are – in theory at least – tolerated only as they appear necessary to it2. »

Cependant, malgré le monopole qu’exercent les médecins sur cette activité, et malgré leur formation qui fait d’eux les spécialistes de cet acte de lecture, la formulation d’un diagnostic est souvent représentée comme problématique dans le corpus, et le déchiffrement des signes médicaux est loin d’être exempt d’écueils. C’est notamment la fugacité du signe médical qui est figurée dans nombre de textes à l’étude, souvent de par la présence répétée d’un symptôme-signal repéré très tôt dans l’intrigue, mais régulièrement interprété de façon erronée par le praticien. Cette marque prémonitoire d’une maladie qui parfois ne vient pas exprime toute l’instabilité du signe médical. La nouvelle de Conan Doyle « The Beetle-Hunter » comprend un exemple assez révélateur de ce phénomène lorsque le narrateur intradiégétique, le Dr Hamilton, observe chez l’entomologiste Sir Thomas Rossiter les marques évidentes de son dérangement mental, sans néanmoins en conclure quoi que ce soit :

Some nervous weakness kept the muscles in a constant spasm, which sometimes produced a mere twitching and sometimes a curious rotary movement unlike anything which I had ever seen before. It was strikingly visible as he turned towards us after entering the study, and seemed the more singular from the contrast with the hard, steady, grey eyes which looked out from underneath those palpitating brows3.

1Roland Barthes, « Sémiologie et médecine » in Roland Barthes, Œuvres Complètes – Tome 4, Paris : Éditions du Seuil, 1994 (1972), p. 180.

2Everett C. Hughes, Men and Their Work, op. cit., p. 122.

Hamilton porte en revanche sa suspicion sur son employeur Lord Linchmere, qui est pour sa part parfaitement sain d’esprit : « The evening passed quietly but pleasantly, and I should have been entirely at my ease if it had not been for that continual sense of tension upon the part of Lord Linchmere. […] And then it was that, for the first time, the suspicion that Lord Linchmere was a lunatic crossed my mind1. » En l’occurrence, c’est certainement le lecteur qui interprétera avec le plus de succès ce symptôme-signal, ce qui met en doute la capacité de déchiffrement des signes de Hamilton, qui est pourtant un jeune médecin fraîchement diplômé. Mais ce dernier n’est pas le seul dont la lecture diagnostique échoue à mettre en évidence une affection particulière, et si dans son cas précis l’échec est imputable à son manque de clairvoyance, il est aussi très fréquent de trouver dans le corpus des signes médicaux se dérobant à toute lecture. Ainsi, dans la nouvelle « The Adventure of the Dying Detective », Watson, d’abord alerté par Mrs. Hudson, croit déceler chez Holmes les signes d’une dangereuse maladie exotique qu’il peine à identifier. Il se fait pour cela l’interprète de symptômes extérieurs, clairement observables : « His eyes had the brightness of fever, there was a hectic flush upon either cheek, and dark crusts clung to his lips; the thin hands upon the coverlet twitched incessantly, his voice was croaking and spasmodic2. » Au cours de cette description, Watson se livre à un début d’interprétation puisqu’il associe par exemple l’éclat des yeux de Holmes à une affection précise, la fièvre, selon un processus qui pour Barthes correspond au mécanisme central de la formulation d’un diagnostic. Celui-ci écrit : « La lecture diagnostique, c’est à dire la lecture des signes médicaux, semble aboutir à nommer : le signifié médical n’existe jamais que nommé [...]3 ». Ensuite, Watson ne peut s’empêcher de décrypter le comportement de Holmes, et de conclure à un dérangement intérieur : « The violent and causeless excitement, followed by his brutality of speech, so far removed from his usual suavity, showed me how deep was the disorganisation of his mind4. » Au cours de la nouvelle, dont l’intrigue ne s’étend que sur quelques heures, le médecin chroniqueur semble observer une aggravation des symptômes de la maladie de Holmes durant les deux heures qu’il passe à le veiller avant de pouvoir aller chercher de l’aide : « His appearance had changed for the worse during the few hours that I had been with him. Those hectic spots were more pronounced, the eyes shone more brightly out of darker hollows, and a cold sweat glimmered upon his brow5. » Cette lecture des signes médicaux par Watson, qui semble d’abord tout à fait justifiée, se verra infirmée au moment du dénouement de la nouvelle, car Holmes n’est pas atteint d’un mal inconnu, mais emploie du maquillage pour feindre cet état :

1Ibid., p. 583.

2Arthur Conan Doyle, « The Adventure of the Dying Detective » in His Last Bow, The Complete Stories of

Sherlock Holmes, Ware: Wordsworth Editions, 2007 (novembre 1913), p. 1170.

3Roland Barthes, « Sémiologie et médecine », op. cit., p. 181.

4Arthur Conan Doyle, « The Adventure of the Dying Detective », op. cit., p. 1172.

« With vaseline upon one’s forehead, rouge over the cheekbones, and crusts of beeswax round one’s lips, a very satisfying effect can be produced1. » Watson a donc été abusé, et dupe à son tour le lecteur lorsqu’il choisit de restituer les faits comme il les a vécus lui-même. La lecture des signes médicaux à laquelle il se livre malgré les protestations du détective et qu’il présente au lecteur est donc erronée car incomplète, puisque Watson comble lui-même les vides et les incohérences d’une telle lecture. En effet, lorsque Holmes fait preuve d’un surprenant regain d’énergie pour lui interdire de quitter la pièce (« In an instant, with a tiger-spring, the dying man had intercepted me2. »), Watson ne s’étonne pas vraiment et impute un tel regain de vivacité à la force de caractère du détective, associée aux délires caractéristiques de son état fiévreux. Le signe médical échappe ici à l’interprétation car il est falsifié, puisqu’extrait de symptômes feints, simulés. Holmes finit heureusement par expliciter les raisons de son comportement étrange face à Watson, dont les compétences médicales se trouvent réhabilitées : « Do you imagine that I have no respect for your medical talents? Could I fancy that your astute judgement would pass a dying man who, however weak, had no rise of pulse or temperature. At four yards, I could deceive you3. »

De même, la lecture des signes médicaux se révèle parfois impossible, du fait de l’inaccessibilité de ceux-ci. Il s’agit souvent de symptômes subjectifs, par opposition aux symptômes objectifs. Voici la définition qu’en fait Le Grand Robert de la Langue Française : « Symptômes subjectifs : troubles perçus et signalés par le patient. Symptômes objectifs : découverts par le médecin4. » La nouvelle de Le Fanu intitulée « The Familiar » offre un exemple saisissant de ce caractère incognoscible des symptômes subjectifs. Au cours de cette nouvelle, le capitaine Barton fait venir chez lui un certain Dr R–––, médecin dublinois renommé, et lui énumère ses symptômes. Voici comment est rapporté l’exposé de ces symptômes, au discours indirect : « He entered into a detail of his own symptoms in an abstracted and desultory way, which seemed to argue a strange want of interest in his own cure, and, at all events, made it manifest that there was some topic engaging his mind of more engrossing importance than his present ailment5. » Face à des symptômes décrits avec si peu de précision, le Dr R––– ne peut qu’émettre un diagnostic lacunaire :

[…] the physician thereupon declared his opinion, that there was nothing amiss except some slight derangement of the digestion, for which he accordingly wrote a prescription, and was about to withdraw when Mr. Barton, with the air of a man who recollects a topic

1Ibid., p. 1180.

2Ibid., p. 1172.

3Ibid., p. 1181.

4Le Grand Robert de la Langue Française – deuxième édition (tome 9), op. cit., p. 101.

which had nearly escaped him, recalled him. “I beg your pardon, Doctor, but I really almost forgot; will you permit me to ask you two or three medical questions [...]1”

Dans ce passage, le lecteur comprend à demi-mot que Barton n’a pas fait venir le meilleur médecin de la ville pour être soigné, mais plutôt pour le questionner. Les questions et le comportement de Barton sont si étranges qu’à la fin de l’entrevue, le Dr R––– se fait une idée bien plus précise de l’affection qui touche son curieux patient : « Dr R––– had too much tact to observe what presented itself, but he had seen quite enough to assure him that the mind, and not the body, of Captain Barton was in reality the seat of suffering2. » Il est donc clair que les symptômes subjectifs invoqués par Barton ne peuvent donner lieu à une lecture diagnostique valide puisqu’ils sont présentés de manière incomplète, puis rendus obsolètes par la suite de l’entrevue. Le déroulement de celle-ci rappelle clairement le modèle de la consultation typique du dix-huitième siècle, dominée par la mention des symptômes subjectifs, et que Delphine Cadwallader-Bouron décrit comme suit :

The bedside medicine of the eighteenth century consisted in focusing on the symptoms of patients, that is to say on the feelings and sensations each patient experienced. Illness produced specific symptoms according to every individual, who then could, alone, explain its progress. It was even sometimes enough to write to one’s doctor to be prescibed the right treatment, as hundreds of letters testify3.

Selon cette dernière, ce mode d’examen de la maladie contraste fortement avec la méthode clinique née au dix-neuvième siècle, qui met en valeur une volonté d’objectivation liée à l’élan positiviste des victoriens : « Nineteenth-century medicine on the contrary concentrated on signs, that is to say the objective and measurable marks or scars left by a particular disease4. » Au vu de cette mise en opposition entre symptômes subjectifs et symptômes objectifs, qui consacre la supériorité de ces derniers, il n’est donc pas étonnant que dans son commentaire concernant le cas de Barton en prologue de la nouvelle, le Dr Hesselius qualifie le récit à suivre, narré d’ailleurs par un homme d’église, comme lacunaire dans le relevé des signes médicaux :

In point of conscience, no more unexceptionable narrator, than the venerable Irish Clergyman who has given me this paper, on Mr. Barton’s case, could have been chosen. The statement is, however, medically imperfect. The report of an intelligent physician,

1Ibid., p. 53.

2Ibid., p. 54.

3Delphine Cadwallader-Bouron, « “The half of a man”: Wilkie Collins and Victorian Medical Discourse on Gender » GRAAT On-Line, N°11 (2011), p. 71.

who had marked its progress, and attended the patient, from its earlier stages to its close, would have supplied what is wanting to enable me to pronounce with confidence1.

Si dans le cas du capitaine Barton, Hesselius n’est pas en mesure de compiler et d’interpréter les signes médicaux (ce qui rend la formulation d’un diagnostic impossible), c’est une lecture diagnostique qui semble au contraire trop exhaustive, trop fructueuse, qu’il présente en tant que narrateur cette fois-ci, dans le second chapitre de la première nouvelle du recueil, intitulée « Green Tea ». À cette occasion, Martin Hesselius fait preuve de dons d’observation d’une acuité rare, si bien que son interlocutrice le qualifie de « conjurer2 » et l’associe au surnaturel tant l’exactitude de ses assomptions est étonnante, consacrant ainsi le rapprochement séculaire entre la figure du médecin et celle du sorcier. En effet, ce recours au surnaturel pour expliquer la clairvoyance d’Hesselius ne semble pas tout à fait irraisonné, car les rouages de ce travail de lecture et d’interprétation ne sont à aucun moment explicités, que ce soit pour les personnages ou pour le lecteur. Gaïd Girard note cette allusion au surnaturel et associe la clairvoyance du docteur au domaine de l’extraordinaire, voire de la parodie, davantage qu’à celui de la déduction logique :

En effet, rappelons que dès le chapitre deux du texte, le docteur Hesselius se livre à un exercice de divination à propos de Jennings et déclare que Jennings est célibataire, qu’il écrit un livre de métaphysique, qu’il boit du thé vert et que son père a vu un fantôme. Cette liste hétéroclite prête à sourire mais cette démonstration des talents du docteur présente l’intérêt d’offrir les bases de chaque interprétation déjà mentionnée du texte et d’en exposer l’hétérogénéité3.

De plus, cette trop grande aisance de la part d’Hesselius proclame l’instabilité du signe médical, car si sa lecture divinatoire des signes se révèle assez spectaculaire, elle se trouve néanmoins contredite par la suite des événements puisque le diagnostic et le traitement correspondants s’avèrent tout à fait inefficaces, et le patient meurt peu après qu’Hesselius a commencé à le fréquenter.

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