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professions et socialisation professionnelle

I. Caractéristiques physiques : tendances majeures de la description

4) Jeunes hommes puis vieillards : âge et modèles récurrents

En quoi cette question de l’âge, motif potentiel d’exclusion des modèles de virilité, peut-elle être centrale à la représentation des professions dans la littérature ? Existe-t-il des modèles de professionals pour lesquels l’âge du personnage deviendrait un élément décisif de la caractérisation, et peut-on distinguer des tendances générales, qui feraient que les membres des professions observés dans le corpus seraient majoritairement représentés comme jeunes, vieux, ou d’âge moyen ?

Pour commencer, il convient de remarquer que l’âge des professionals décrits est presque systématiquement mentionné, de façon plus ou moins précise, allant d’adjectifs assez vagues et sans connotations particulières tels que « young » ou « old », jusqu’à l’indication précise d’un âge chiffré. Cependant, cet élément de la caractérisation est régulièrement traité comme problématique, car l’âge des professionals semble souvent difficile à déterminer. Revenons par exemple à la description du Dr Percy Trevelyan, qui illustre bien ce phénomène : « His age may not have been more than three or four and thirty, but his haggard expression and unhealthy hue told of a life which had sapped his strength and robbed him of his youth1. » Faisant usage de l’auxiliaire modal « may » et de la conjonction de coordination « but », Watson formule une supposition concernant le jeune âge de Trevelyan, tout en signalant qu’il existe une contradiction entre cet âge inféré et les indicateurs physiques qui semblent suggérer un âge plus avancé. Un tel décalage entre âge réel et âge perçu peut être observé à de nombreuses occasions au sein du corpus étudié, mais l’exemple le plus saisissant de cette tendance reste la description d’Ezra Jennings, l’étrange assistant de Mr. Candy dans The Moonstone : « The door opened, and there entered to us, quietly, the most remarkable-looking man that I had ever seen. Judging him by his figure and by his movements, he was still young. Judging him by his face, and comparing him with Betteredge, he looked the elder of the two. […] His marks and wrinkles were innumerable2. » Le lecteur apprendra ensuite qu’Ezra Jennings, pourtant jeune, paraît plus vieux encore que Gabriel Betteredge (le domestique âgé de Lady Verinder) du fait d’un destin particulièrement tragique et d’une vie malheureuse. Néanmoins, cette justification, si elle s’avère tout aussi valable dans le cas du Dr Percy Trevelyan, ne peut en aucun cas être appliquée à l’ensemble des personnages du corpus dont l’âge serait traité de façon problématique. Il semble plus raisonnable d’imputer le fait que de nombreux professionals paraissent, même dans leur jeunesse, posséder certains attributs de la vieillesse aux lourds sacrifices qu’exige leur pratique professionnelle. Cette idée peut être validée par une remarque du narrateur omniscient de la nouvelle d’Arthur

1Arthur Conan Doyle, « The Resident Patient », op. cit., p. 772.

Conan Doyle « A Medical Document » : « The three men are all of that staid middle age which begins early and lasts late in the profession1. » De même, une telle considération est renforcée par la description du Dr Lagarde dans la nouvelle de Wilkie Collins « Mr. Percy and the Prophet » (1877) : « His eyes were the dreamy eyes of a visionary; his look was the prematurely-aged look of a student, accustomed to give the hours to his book which ought to have been given to his bed2. »

Les professionals d’âge moyen semblent ainsi curieusement sous-représentés. On ne retrouve le terme « middle age » mentionné sans équivoque (hormis l’occurrence appartenant à la nouvelle « A Medical Document ») qu’en de rares occasions, notamment dans la nouvelle de Le Fanu « Green Tea », concernant le révérend Robert Jennings – « He is middle-aged3 » – ou dans la nouvelle de Wilkie Collins, « The Parson’s Scruple » (1859), dans laquelle le révérend Alfred Carling est décrit comme « middle-aged man4 ». À la différence de ces derniers, la plupart des professionals rencontrés dans le corpus sont soit assez vieux, soit assez jeunes, tour à tour vénérables ou inexpérimentés. Les attributs liés à l’âge deviennent de ce fait des éléments prépondérants, sinon distinctifs de la description, comme le montre la présentation que le narrateur du recueil de nouvelles The Queen of Hearts fait de ses deux frères et de lui-même, lorsqu’il invite le lecteur à se figurer l’apparence de ces trois vieux professionals en retraite : « And now imagine us three lonely old men, tall and lean, and white-headed5 ». Ces détails sont les seuls éléments de description strictement physique qui seront offerts au lecteur tout au long du recueil. Le caractère et le tempérament des trois frères est décrit de façon répétée, mais ce n’est pas le cas de leur apparence, et seul Morgan, le frère médecin, est décrit très brièvement, à l’aide d’un unique adjectif, afin d’expliquer son célibat : « The ladies never liked him. In the first place, he was ugly [...]6 ». Il apparaît donc que l’apparence de ces trois vieillards se définit de façon satisfaisante par la simple mention de leur âge avancé et des attributs communément associés à cet âge. De ce fait, la description physique de certains personnages âgés tend à s’effacer au profit de la description plus minutieuse de leur caractère et de leur tempérament, qui s’accompagne parfois d’observations concernant leur position sociale avantageuse, qui commande le respect. Ainsi, si le visage des trois frères narrateurs de The Queen of Hearts n’est pas décrit, il est fait grand cas de leurs

1Arthur Conan Doyle, « A Medical Document », op. cit., p. 1036.

2Wilkie Collins, « Mr. Percy and the Prophet » in Little Novels, Charleston: BiblioBazaar, 2007 (juillet 1877), p. 306.

3Joseph Sheridan Le Fanu, « Green Tea », op. cit., p. 6.

4Wilkie Collins, « The Parson’s Scruple » in The Queen of Hearts, Fairfield: First World Library, 2005 (1859), p. 270.

5Wilkie Collins, The Queen of Hearts, op. cit., p. 11.

tempéraments, qui permettent de donner à chacun l’individualité qu’une description physique n’a pu apporter :

Brother Owen, yelding, gentle and affectionate in look, voice and manner; brother Morgan, with a quaint, surface-sourness of address, and a tone of dry sarcasm in his talk, which single him out, on all occasions, as a character in our little circle; brother Griffith forming the link between his two elder companions, capable, at one time, of sympathizing with the quiet, thoughtful tone of Owen’s conversation, and ready, at another, to exchange brisk severities on life and manners with Morgan – in short, a pliable, double-sided old lawyer, who stands between the clergyman-brother an the physician-brother with an ear ready for each and with a heart open to both, share and share together1.

De même, dans la longue nouvelle de Joseph Sheridan Le Fanu « The Evil Guest » (1851), l’apparence du Dr Danvers, vieux pasteur local qui tente d’aider et de raisonner le lugubre Richard Marston, n’est mentionnée que très brièvement, et c’est son caractère et ses qualités sociales qui constituent le point d’ancrage de la description de ce personnage : « […] a good and venerable clergyman, the Rev. Doctor Danvers, a frequent visitor and occasional guest at Gray Forest, where his simple manners and unaffected benignity and tenderness of heart had won the love of all, with the exception of its master, and commanded even his respect2. » Ces qualités morales sont réaffirmées à plusieurs reprises, et sont parfois associées au regard de l’homme d’église, mais, de manière générale, elles rendent superflue toute description physique tant elles sont définitoires du Dr Danvers :

The old clergyman, whom we have already mentioned, had called, and stayed to supper. Dr Danvers was a man of considerable learning, strong sense, and remarkable simplicity of character. His thoughtful blue eye, and well-marked countenance, were full of gentleness and benevolence and elevated by a certain natural dignity, of which purity and goodness, without one debasing shade of self-esteem and arrogance, were the animating spirits3.

Pour ce qui est des personnages de jeunes professionals, au vu de la grande variété des portraits physiques de ces derniers, c’est davantage leur position sociale souvent incertaine qui fait office de caractéristique commune. Par conséquent, à l’instar du jeune pasteur Mr. Meeke dépeint comme « very young, and very lonely in his position4 », une vaste majorité des jeunes professionals présents dans le corpus étudié sont caractérisés, en ouverture du récit au

1Ibid., p. 11.

2Joseph Sheridan Le Fanu, « The Evil Guest » in The Collected Supernatural and Weird Fiction of J. Sheridan

Le Fanu, Driffield: Leonaur, 2010 (1851), p. 233.

3Ibid., p. 255.

moins, par un statut instable tant socialement que financièrement. Ainsi, si Abercrombie Smith et Jephro Hastie, les étudiants en médecine à Oxford issus de la nouvelle « Lot No. 249 », semblent jouir du statut de gentleman que garantit leur admission au sein de cette université prestigieuse, nombre de jeunes professionals doivent faire face à un avenir incertain. La situation du Dr Hamilton, médecin tout juste certifié et narrateur de la nouvelle « The Beetle-Hunter », illustre bien ce modèle récurrent :

I had just become a medical man, but I had not started in practice [...]. My small resources were dwindling away, and every week it became more necessary that I should find something to do. Yet I was very unwilling to go into general practice, for my tastes were all in the direction of science, and especially of zoology, towards which I had always a strong leaning. I had almost given the fight up and resigned myself to being a medical drudge for life, when the turning-point of my struggles came in a very extraordinary way1.

De même, dans la présentation que le jeune avocat Frank Alder fait de lui-même, en tant que narrateur autodiégétique de la nouvelle « The Sealed Room », il transparaît que ce dernier n’est pas encore tout à fait installé, puisque ce ne sont pas les affaires, mais l’espoir d’en réaliser qui pousse ce dernier à se rendre dans la City chaque jour. Il se définit en effet comme « a solicitor of an active habit and athletic tastes compelled by his hopes of business to remain within the four walls of his office2 ». De plus, c’est un heureux hasard, associé à son altruisme, qui fait que ce dernier rencontre Felix Stanniford, puis devient son avocat attitré, chargé d’interpréter le testament de son défunt père, riche banquier mené à la banqueroute et disparu mystérieusement. Une situation similaire est mise en scène dans le cadre de la nouvelle « The Brown Hand », dans laquelle le narrateur, un certain Dr Hardacre, médecin assez jeune et désargenté, voit son avenir assuré après une étrange aventure, survenue suite au retour en Angleterre d’un oncle éloigné et fortuné. Ce changement soudain de situation est décrit comme suit, dès la première phrase de la nouvelle : « Everyone knows that Sir Dominick Holden, the famous Indian surgeon, made me his heir, and that his death changed me in an hour from a hard-working and impecunious medical man to a well-to-do landed proprietor3. » Par conséquent, il semble que le corpus présente deux classes prédominantes et distinctes de professionals : d’une part, des hommes jeunes, souvent inexpérimentés et en devenir, d’autre part des hommes vieillissants, vénérables et au statut social bien établi, sinon élevé.

1Arthur Conan Doyle, « The Beetle-Hunter », op. cit., pp. 571-572.

2Arthur Conan Doyle, « The Sealed Room », op. cit., p. 959.

Néanmoins il faut remarquer que si les situations et les modèles descriptifs associés à ces deux classes divergent fortement, il semble pertinent de les appréhender non pas en termes de dualité ou d’opposition, mais selon une logique de dédoublement, voire de gémellité. En effet, on trouve plusieurs exemples dans le corpus qui favorisent une confusion, voire une superposition des modèles de professionals jeunes et vieux, ce qui occasionne régulièrement une déstabilisation des rôles sociaux et de la question de la respectabilité. Ceci est manifeste dans la nouvelle « The Great Keinplatz Experiment », au cours de laquelle le professeur Alexis Von Baumgarten, pionnier de la physiologie, se livre à une expérience pour le moins saugrenue : cherchant à prouver que le voyage astral n’est pas une chimère, il réussit sans le vouloir à transférer sa propre âme dans le corps de l’un de ses étudiants, et vice-versa. Cet étudiant turbulent, le jeune Fritz Von Hartmann, assistant et cobaye occasionnel du professeur, accepte de se soumettre à une telle expérience à la condition que ce dernier lui accorde la main de sa fille. Une fois l’expérience terminée, chacun vaque alors à ses occupations, ignorant qu’il anime l’enveloppe charnelle de l’autre, ce qui donne lieu à une série de quiproquos :

In their return, the spirit of Fritz Von Hartmann had entered into the body of Alexis Von Baumgarten, and that of Alexis Von Baumgarten had taken up its abode in the frame of Fritz Von Hartmann. Hence the slang and scurrility which issued from the lips of the serious professor, and hence also the weighty words and grave statements which fell from the careless student1.

Cet état de choses provoque également, pour le plus grand amusement du lecteur, une transgression des codes sociaux de la part de ces deux personnages, dont l’attitude est en décalage complet avec leur apparence : le jeune homme, dans le corps du vieux savant, s’en va fêter son futur mariage dans une taverne en compagnie d’autres étudiants dissipés, alors que le vieillard, dans la peau du prétendant à la main de sa fille, se voit couvert de baisers par celle-ci puis chassé de sa propre maison par sa femme. Cette interchangeabilité est également manifeste dans le cycle holmésien, au cours duquel le détective revêt à plusieurs reprises l’apparence d’un vieillard inoffensif (souvent un homme d’église), ce qui lui permet, du fait de la neutralisation de la sexualité qu’offre un tel déguisement, de se voir admis dans la demeure d’Irene Adler (à la fin de la nouvelle « A Scandal in Bohemia »). Dans une aventure ultérieure, « The Final Problem », Sherlock Holmes a recours à ce même déguisement, grâce auquel il peut échapper à ses poursuivants. Chaque fois que Sherlock Holmes use de ce subterfuge, c’est l’étonnement, la confusion de Watson face à ce changement de peau qui

signale au lecteur la grande déstabilisation des rôles sociaux qu’occasionnent ces dédoublements.

En outre, ces fréquents dédoublements, du fait de la superposition des modèles de professionals jeunes et vieux qu’ils mettent en exergue, placent les professionals face à la thématique du devenir. En effet, ce devenir instable est central à la mise en place de la diégèse, et la prédominance de personnages soit jeunes soit vieux tient à leur rôle dans la construction de celle-ci. Ainsi, la mise en scène d’un vieux professional éprouvé ou à l’inverse d’un jeune professional inexpérimenté devient un prétexte à l’acte narratif, et permet la mise en place de situations narratives diverses, qu’elles relèvent du projet réaliste, ou bien des modèles sensationnaliste ou fantastique.

Ceci est d’autant plus important, comme nous le verrons, lorsque les professionals sont aussi narrateurs : de tels narrateurs, soit jeunes, soit vieux mais rarement d’âge moyen, sont souvent placés, selon des modalités récurrentes, en tant que témoins ou acteurs d’une situation remarquable voire inhabituelle, mais aussi formatrice, que ce soit de leur carrière ou de leur personne. Le professional vieillissant peut, sur le mode de la rétrospection, raconter un certain nombre d’histoires qui ont ponctué sa carrière, alors que le jeune professional narre quant à lui une première expérience digne d’intérêt, ou une expérience de jeunesse singulière. Il est par ailleurs possible de déceler la marque de ces circonstances récurrentes dans l’emploi de certains adjectifs par le narrateur lorsqu’il décrit le récit qu’il s’apprête à relater. Ceci est manifeste dans l’introduction des nouvelles « The Beetle-Hunter » et « The Sealed Room », dans lesquelles les jeunes narrateurs, l’un médecin et l’autre avocat, utilisent des formules proches pour désigner l’aventure qu’ils narrent. Le Dr Hamilton qualifie la nature insolite des événements de « The Beetle-Hunter » comme suit : « the turning point of my struggles [which] came in a very extraordinary way1 ». De même, l’avocat Frank Alder désigne l’aventure présentée dans « The Sealed Room » comme « what has been the most extraordinary adventure of my lifetime2 ».

Il apparaît donc que cette répartition singulière et inégale de l’âge des membres des professions dans le corpus est intimement liée à un certain nombre de rôles récurrents dans le récit. Il convient donc de dénombrer, d’examiner et de classifier ces rôles récurrents des professionals dans le récit afin d’évaluer leur importance dans la mise en place de la diégèse et dans la prise en charge de l’acte narratif.

1Arthur Conan Doyle, « The Beetle-Hunter », op. cit., p. 572.

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