• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III – Le droit à l'égalité sous le regard de la Postmodernité

3. L’atteinte à un droit ou une liberté de la personne

Pour prouver l’existence d’une discrimination fondée sur les convictions politiques, la partie demanderesse devra troisièmement établir que le traitement qu’elle a subi porte atteinte à un droit ou une liberté de la personne que l’on retrouve aux articles 1 à 56 de la Charte québécoise. Dans un premier temps, l’interdit de discrimination politique s’accole instinctivement aux droits politiques (art. 21-22 de la Charte québécoise) et aux libertés d’opinion et d’expression (art. 3) selon un paradigme de protection de la participation du citoyen au régime démocratique libéral. Au Chapitre II, nous avons étudié en détail l’étendue reconnue par les tribunaux canadiens à ces droits et libertés. Nous avons conclu que les droits de vote et d’éligibilité électorale ne peuvent être retirés à un citoyen, car cela équivaudrait à son exclusion de la communauté politique. Seules des limitations minimales et justifiées par les nécessités du fonctionnement du régime démocratique furent validées par les tribunaux; nous avons mentionné l’interdit du cumul de certaines fonctions étatiques qui restreint l’éligibilité électorale et la suspension temporaire des droits démocratiques à la suite d’une condamnation pour une infraction électorale. Ces droits imposent également à l’État d’édicter des règles électorales permettant leur mise en œuvre. Ces règles doivent donner lieu à une égalité de départ entre les candidats et les partis politiques : tant les règles de mise en candidature, d’enregistrement des partis que de financement ne peuvent créer des avantages ou des désavantages envers certaines options politiques. Puisque l’analyse développée par les tribunaux s’intéresse aux effets concrets sur les possibilités de

153

participation politique des règles du jeu électorale, nous avons conclu que les droits politiques bénéficient d’une forte protection juridique. Les atteintes à ces droits sont difficilement justifiables dans un régime démocratique, ce qui leur accorde en quelque sorte un statut d’intouchable.

La liberté d’expression quant à elle garantie à tous une possibilité de participation au débat public. Elle s’oppose à des interventions étatiques ayant pour objet ou pour effet de censurer ou de contrôler un message politique. L’État ne peut donc pas criminaliser une idée politique, rendre un groupe illégal sur la seule base de l’opinion politique partagée, éliminer des moyens de diffusion (comme fermer un organe de presse, rendre illégale toute manifestation, interdire toute forme d’affichage dans l’espace public…) ou encore contrôler le message transmis par un moyen de diffusion. Bien que le parti politique au pouvoir puisse faire valoir sa vision dans l’espace public, il ne doit pas utiliser les ressources de l’État pour faire taire ses détracteurs. Un certain droit à l’information est par ailleurs dégagé de la protection de la liberté d’expression politique : afin que les citoyens soient en mesure de faire des choix éclairés, l’État ne peut pas cacher des informations qui revêtent un caractère d’intérêt public. Les limites – qualifiées d’intrinsèques – à la liberté d’expression acceptées par les tribunaux reposent sur une rationalité de protection de l’existence même du régime démocratique libéral ou d’éléments essentiels de son fonctionnement. La violence comme forme d’expression politique ou comme moyen de changement politique ne reçoit aucune protection constitutionnelle puisque son emploi s’oppose drastiquement au caractère délibératif de la démocratie. La criminalisation des infractions séditieuses ou du terrorisme par exemple est justifiée en vertu de cette rationalité. N’empêche qu’il faut éviter une enflure conceptuelle quant à ce qui constitue de la violence, particulièrement en matière d’expression politique. Par exemple, les tribunaux préconisent de distinguer la violence et le désordre lors de manifestations, car s’il est légitime de criminaliser la première avec les interdits d’attroupement illégal et d’émeute, le deuxième doit être toléré, car il relève dans une certaine mesure de cette activité. Les nécessités du fonctionnement de l’appareil d’État justifient également que certains lieux publics, comme les lieux de travail des élus et des employés étatiques, soient exclus de la sphère de protection de la liberté d’expression; au contraire, les rues, les parcs,

154

les aéroports et les poteaux de services publics sont des lieux où l’on reconnaît une obligation de tolérance de l’expression politique malgré certains effets sur l’utilisation habituelle de ces lieux. L’état de la jurisprudence relative à la liberté d’expression en matière politique nous permet donc de conclure qu’il y aura atteinte discriminatoire à cette liberté lorsqu’un message politique est exclu ou préféré par les interventions étatiques; notons que cette proposition ne souffre d’aucune exception puisque les limites intrinsèques à la liberté d’expression ne concernent pas le message véhiculé mais la forme ou le lieu de l’expression.

La liberté d’opinion fit l’objet d’une attention très pauvre de la part de nos tribunaux ou fut traitée comme une composante de la liberté d’expression. En ce sens, en matière d’opinion politique, elle s’oppose à l’utilisation du pouvoir étatique pour forcer l’adhésion personnelle à une idée politique ou l’expression d’une telle adhésion. Il ne serait pas possible par exemple de rendre obligatoire l’appartenance à un parti politique ou la participation à une activité politique. À des fins d’illustration, nous avancions au Chapitre II qu’une obligation de voter lors d’élections ne nous apparaît pas conforme aux protections fondamentales car elle implique une démonstration publique d’un appui personnel au régime politique. Or, si l’obligation de respecter les règles qui sont mises en place par ce régime est nécessaire à son existence même, une démonstration de foi ne l’est pas. De même, nous avons exprimé l’opinion que l’actuel serment d’allégeance à la Reine pour l’obtention de la citoyenneté canadienne impose une déclaration favorable au modèle de la monarchie constitutionnelle qui contrevient à la liberté d’opinion. Au contraire, un engagement à respecter la Constitution du Canada et l’état de droit, et donc à ne faire valoir son opinion antimonarchique que par des moyens légaux, serait à notre avis valide. Ainsi, la rationalité du fonctionnement du régime démocratique permet de dégager les limites intrinsèques de la liberté d’opinion. Nous avons expliqué que la liberté d’opinion ne pourrait pas être invoquée par une personne pour s’opposer à l’application à son égard d’une règle de droit car le régime démocratique libéral repose sur l’adoption de normes générales par la majorité des représentants élus. Un accommodement raisonnable ou une objection de conscience fondée sur les convictions politiques d’une personne remettrait en cause ce fonctionnement. Ainsi définie, nous espérons que la liberté d’opinion pourra dans

155

l’avenir servir plus amplement l’application de l’interdit de discrimination fondée sur les convictions politiques.

Dans un deuxième temps, puisque l’interdit de discrimination politique ne vise pas seulement les droits politiques et les libertés d’opinion et d’expression, il nous faut prendre en compte l’ensemble des droits et libertés de la personne. Dans ce contexte, l’égalité politique ne se limite pas à la protection de la participation citoyenne, elle s’inscrit dans un paradigme plus large de la protection de la personne contre toute forme de représailles et d’exclusion sociale fondée sur ses convictions politiques. Elle se rattache à la protection de la personne en tant que telle, à sa dignité et à son autonomie, et non pas uniquement à son rôle de citoyen démocratique. Elle a pour objectif d’assurer que les règles de droit et leur application soient neutre envers tous les citoyens, peu importe leurs convictions. Elle s’oppose à l’arbitraire des actes de l’État, qu’ils relèvent de ses représentants élus, de ses différents organes administratifs ou de ses employés. Il s’agit de garantir l’accès universel aux bénéfices de la loi : les convictions politiques ne doivent pas influencer l’atteinte à un droit, le non-respect d’une garantie, le refus d’accès à un service public ou la perte autrement injustifiée de tout avantage ou privilège. Ce principe se retrouve notamment dans l’obligation de neutralité politique des fonctionnaires étatiques que nous avons examinée au Chapitre II. Nous l’avons également reconnu au cœur du seul jugement rendu par le Tribunal des droits de la personne sous l’interdit de discrimination politique : une municipalité ayant convié tous les organismes communautaires de la région à une activité ne peut pas retirer cette opportunité à un groupe environnemental en guise de représailles pour des critiques émises contre elle4. L’interdit d’arbitraire peut appuyer spécifiquement

la participation politique : un agent de l’État ne peut pas nier l’accès à un citoyen, sur la base de ses convictions politiques, au bureau de vote lors d’un scrutin ou encore à un lieu public où se déroule une activité politique. Elle assure aussi de façon plus générale le respect de la dignité inhérente à chaque être humain, sans égard à ses opinions politiques. Par exemple, l’association des articles 10 et 15 de la Charte québécoise interdit de refuser à une personne, à cause de ses convictions politiques, l’accès à un lieu public même lorsqu’aucune activité politique ne s’y déroule.

156

Pour décider si les convictions politiques d’une personne ont influencé l’atteinte à un droit ou une liberté, nous proposions au Chapitre III de réfléchir la discrimination politique comme l’association de sanctions ou de représailles aux convictions politiques d’une personne. Nous pouvons penser ici aux gestes les plus horribles commis par des régimes autoritaires : l’utilisation de la police ou de l’armée pour commettre des violences, harceler, intimider, tuer ou enfermer des dissidents politiques. Il s’agit pareillement de rejeter des gestes étatiques plus subtils que nous avons qualifié de profilage politique : les convictions politiques d’une personne ne doivent pas inspirer un traitement inusité ou anormal ou une utilisation du droit disproportionnée au regard de la réponse habituelle lors de circonstances similaires. Ainsi, même la commission d’une infraction ne peut servir de prétexte à une intervention qui est en réalité motivée par des considérations politiques. Par exemple, en vertu du droit au respect de la vie privée sans discrimination politique, non seulement la police ne peut entreprendre la surveillance d’un individu ou d’un groupe sur le seul fondement de leurs idées, mais il ne le pourra pas plus à la suite de la commission d’une illégalité qui n’entraine pas habituellement ce genre de réponse. L’interdit de l’association d’une sanction aux opinions politiques a aussi des incidences dans l’arène judiciaire : bien que les motivations politiques derrière la commission d’une infraction pourront être invoquées pour établir la culpabilité de l’accusé (par exemple la présence de l’élément intentionnel d’une infraction en matière criminelle), une fois cette culpabilité établie, la motivation politique ne devrait pas agir comme facteur aggravant lors de l’évaluation de la peine.

Finalement, l’application de l’interdit de discrimination politique dans les relations privées relève de rationalités similaires à celles gouvernant les relations entre les citoyens et l’État. Entre elles, les personnes tant physiques que morales ne doivent pas utiliser leurs droits ou tout pouvoir qu’elles détiennent afin d’affecter de façon discriminatoire l’exercice des droits et libertés d’une autre personne. Le Chapitre I.1 de la Charte québécoise prévoit plusieurs interdictions qui illustrent ce principe. Les convictions politiques d’une personne ne doivent pas fonder le refus de son embauche, la conclusion d’un contrat (pensons aux contrats de consommation ou aux baux résidentiels) ou encore l’accès à un lieu

157

habituellement ouvert au public. Ces interdits ne s’opposent pas cependant à des interventions non pas fondées sur les convictions politiques d’une personne mais plutôt sur un comportement problématique et cela même lorsque la motivation de ce comportement est de nature politique. Par exemple, un commerçant est en droit de demander à un client tenant des propos racistes de quitter les lieux de son commerce et ce client ne pourra valablement alléguer avoir subi un traitement discriminatoire basé sur l’expression de ses convictions politiques. Comme nous allons maintenant l’exposer, la protection contre la discrimination politique n’est effectivement pas sans limite.