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Du combat pour la santé à celui de l’emplo

3.1 L’arrivée au pouvoir du parti « favorable aux travailleurs »

Le Parti québécois est porté au pouvoir le 15 novembre 1976, deux semaines après le dépôt du rapport final du Comité Beaudry. Le nouveau gouvernement est animé selon ses propres termes d’un préjugé

favorable aux travailleurs.

Depuis 1973, le programme du Parti québécois donne l’exemple de l’amiante pour illustrer ses intensions concernant l’industrie minière. Ainsi, il s’engage spécifiquement à « assurer un contrôle majoritaire québécois là où le Québec dispose d'une situation solide à l'égard de la concurrence internationale (l'amiante par exemple) »377. En 1975, il a ajouté un nouvel engagement concernant

l’industrie de l’amiante, celui de créer un office de mise en marché de l'amiante, qui serait l'agent exclusif pour l'achat et la vente du minéral et qui aurait les pouvoirs de favoriser la transformation au

Québec de la matière première378. Il fait ainsi la même recommandation que le Conseil régional de

développement des Cantons de l’Est (CRDCE). Mais il ne s’intéresse pas seulement à l’amiante en tant que ressource ; la situation des travailleurs miniers le touche également. Depuis 1969, son programme s’engage à protéger la santé et la vie des travailleurs, du point de vue de la sécurité physique au travail et de la prévention de l’usure physique ou psychique découlant des conditions de travail défavorables. Il propose aussi d’obliger l’employeur à indemniser un travailleur accidenté jusqu'à l'obtention des prestations de la Commission des accidents du travail379. En 1973, il s’engage particulièrement à

légiférer sur les devoirs sociaux de l'industrie minière face à ses travailleurs et à améliorer la législation sur la sécurité dans les mines. Il se propose également d’obliger les entreprises à protéger l'environnement pendant et après l'exploitation380.

Le rapport du Comité Beaudry ne restera pas lettre morte. Dans les années qui suivent son élection, le gouvernement Lévesque fait voter une Loi sur la santé et la sécurité du travail et crée la Commission de la santé et sécurité du travail (CSST) et l’Institut de recherche en santé et sécurité du travail (IRSST)381. Il procède également à la nationalisation partielle de l’industrie extractrice, tant pour

prendre le contrôle de la ressource que pour améliorer les conditions de travail des mineurs. Ces actions donnent corps à plusieurs revendications exposées dans les mémoires que les syndicats de mineurs ont remis au Comité Beaudry. Elles reposent sur la conviction qu’il est possible d’exploiter l’amiante tout en préservant la santé des travailleurs.

La Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) a appuyé le Parti québécois à l’élection de 1976382. Elle tient son 2e colloque sur la Santé au travail en mars 1977 et y invite le premier ministre René Lévesque, le ministre du Travail Jacques Couture, le ministre du Développement social Pierre Marois, les membres du Comité Beaudry et Robert Sauvé, qui préside la Commission des accidents de travail depuis 1974. L’objectif, selon Le Monde ouvrier, est « de réaffirmer nos revendications en matière de protection de la santé des travailleurs ; confronter nos priorités en matière de santé et de sécurité à la lumière des recommandations du rapport Beaudry et des engagements du nouveau

378 Parti québécois, Programme officiel, 1975, p. 16. 379 Parti québécois, Programme officiel, 1969. 380 Parti québécois, Programme officiel, 1973, p. 65.

381 Le gouvernement Bourassa avait formé en 1974 un groupe de travail présidé par Alphonse Riverin, dont le

mandat était de revoir le régime de sécurité du travail. Dans la foulée de son rapport, le gouvernement avait nommé le juge Robert Sauvé à la présidence de la Commission des accidents de travail, avec pour mandat de transformer cet organisme selon les recommandations du groupe de travail (CSST, [En ligne] http://www.csst.qc.ca/la-csst/historique/pages/historique.aspx (Page consultée le 16 octobre 2015).

gouvernement du Québec »383.

Émile Boudreau, celui-là même qui a rédigé le mémoire des Métallos soumis au Comité Beaudry, avait organisé en 1975 le premier colloque sur la santé et la sécurité du travail de la FTQ, au cours duquel la Fédération avait adopté un document, Le contrôle des travailleurs sur leur santé. Il est devenu président fondateur du service de Santé et sécurité du travail de la Fédération en 1976.

Au colloque sur la Santé au travail de mars 1977, René Lévesque dénonce le caractère de « scandale permanent et intolérable » des accidents du travail et des maladies industrielles et insiste sur le fait que les travailleurs, « premiers intéressés », doivent être les « premiers responsables de l’application des politiques en matière de santé et de sécurité »384. Il annonce que des mesures urgentes

seront prises pour corriger les lois de la Commission des accidents du travail (CAT) et que certaines des réformes proposées dans le rapport Beaudry seront mises en application. Il promet pour la fin de 1977 une loi générale ayant pour but une réforme globale en santé au travail385. Le juge Beaudry insiste

quant à lui sur la nécessité d’un organisme unique en santé au travail, sur l’intégration de la médecine du travail à la médecine publique et sur le principe que ce sont les entreprises et non la collectivité qui doivent assumer le coût des transformations à apporter aux installations et aux processus d’extraction et de production pour les rendre sécuritaires. Le directeur de la CAT, Robert Sauvé, annonce les réformes qui seront mises en œuvre et qui rejoignent, selon Le Monde ouvrier, les revendications de la FTQ : la décentralisation des opérations, une direction paritaire dont les représentants des parties sont révocables par celles-ci, une procédure d’appel par un organisme autre que la CAT, la transmission des rapports médicaux aux médecins traitants et la cessation des subventions aux organismes non paritaires386.

La question de l’amiante est largement présente à ce colloque. Roger Genest, du local 7285 de la mine Bell et leader Métallo de la grève de 1975, réclame l’abolition des plans boni qui incitent les mineurs à accélérer le travail même au prix de la sécurité. Il souligne que tous les progrès réalisés en santé et sécurité dans les mines ont été obtenus à la suite des batailles syndicales et dénonce la loi 52 qui ne s’applique pas aux travailleurs de l’amiante dans les usines et dans la construction. À ce titre, Jean Lepage, du local 7932 (Métallos) d’Atlas Asbestos, une manufacture de tuyaux et panneaux en amiante-ciment située dans l’est de Montréal, témoigne de la gravité de la situation dans son usine : « Cela fait 23 ans que je travaille chez Atlas Asbestos et je n’ai connu que trois travailleurs qui ont

383 Le Monde ouvrier, février 1977, p. 16. 384 Le Monde ouvrier, mars 1977, p. 11. 385 Ibid.

atteint l’âge de leur retraite. Tous les autres sont morts avant. […] Il y a plus de cas d’amiantose chez nous que dans les mines, parce que c’est la fibre finie que nous traitons et qu’elle est beaucoup plus dommageable387. »

En mai 1977, le gouvernement tient un sommet socio-économique avec des représentants du patronat et des syndicats. La FTQ et la CSN y participent, de même que la CSD. La jeune centrale, qui prône « la concertation plutôt que l’affrontement », favorise la participation des travailleurs à la propriété et à l’organisation des milieux de travail, ce qui suppose en contrepartie que les employeurs privilégient la gestion démocratique de leurs entreprises388. En quelque sorte, pourrait-on dire, elle

rejoue l’expérience du projet de réforme de l’entreprise tentée autour de la grève de 1949, mais dans un contexte de main tendue plutôt que d’affrontement. La CSN participe au sommet socio-économique dans un autre esprit, car elle demeure méfiante envers le gouvernement. Elle considère que son rôle est d’exprimer les revendications de la classe ouvrière et non pas de se concerter avec le patronat389. La

Confédération maintien ainsi la position qu’elle avait défendue devant le Comité Beaudry d’une collaboration possible avec les représentants de l’État, mais certainement pas avec le patronat. Une position qu’elle tiendra encore lors des audiences sur le projet de loi 17 portant sur la santé et la sécurité du travail.

Le 13 juillet de la même année, le gouvernement Lévesque décide d’abaisser la norme de concentration de poussière dans les mines. On se rappelle qu’en juin 1975, alors que les travailleurs de l’industrie de l’amiante de la région de Thetford Mines étaient en grève, le gouvernement Bourassa avait modifié par décret la Loi des mines afin « de conserver la santé des ouvriers qui y travaillent ». Il y avait inséré une première norme limitant, à partir du 1er janvier 1978, la concentration de poussière d’amiante à 5 fibres d’amiante par centimètre cube (f/cc) d’air en moyenne sur 8 heures390. C’est cette

norme, qui n’est pas encore en vigueur en juillet 1977, que le gouvernement péquiste abaisse à 2 f/cc

en moyenne391. Cependant, le décret ne précise pas que cette limite doit être atteinte le 1er janvier 1978392. L’arrêté en conseil précise aussi les limites de la poussière totale respirable et de son contenu

387 Le Monde ouvrier, mars 1977, p. 3-4. 388 Jacques Rouillard, op.cit., p. 172-173.

389 Mona-Josée Gagnon, « La participation institutionnelle du syndicalisme québécois : variations sur les formes

du rapport à l’État » dans Jacques T. Godbout, La participation politique. Leçons des dernières décennies, Chapitre 9, Québec, Institut québécois de la culture, 1991, 301p. http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ (Page consultée le 22 avril 2016).

390 Arrêté en conseil no 2583-75, Gazette officielle du Québec, 9 juillet 1975, p. 3471.

391 Le gouvernement avait adopté en 1977 un premier décret, no 1973-77, qu’il a dû remplacer le 13 juillet par un

nouveau, no 2308-77, parce qu’il avait négligé d’abroger celui de 1975. C’est ce que nous apprend l’attendu de l’arrêté en conseil no 2308-77.

en amiante, en retenant toutes les recommandations du rapport final du Comité Beaudry en 1976393.

L’année suivante, en mai 1978, le Comité spécial sur l’amiantose formé en 1975 par le gouvernement Bourassa, dépose son rapport. Il avait pour mandat d’examiner les employés des mines et moulins d'amiante du Québec dans le but « d'interdire aux ouvriers atteints de maladies des voies respiratoires de continuer de travailler dans les mines »394. Un total de 6 785 dossiers de travailleurs de

l'Asbestos Corporation, de la Bell, de Carey, de Lake Asbestos, de la National, de l'Asbestos Hill et de la Canadian Johns-Manville ont été révisés. Sont exclus les étudiants qui ont occupé un travail l’été, ceux qui ne travaillent pas sur l'emplacement de la mine, mais dans les bureaux, l’hôtel ou l’hôpital d'Asbestos395 et la clinique industrielle de Thetford, ainsi que les 176 employés de la manufacture de

produits amiantés de la CJM à Asbestos. Le Comité n’en précise pas la raison dans son rapport, mais on peut penser que ces derniers ne sont pas inclus dans l’étude parce que seuls les travailleurs des mines et des moulins de l’industrie de l’amiante sont concernés par la loi 52, et non pas ceux des manufactures. Cette exclusion législative est à l’origine de l’une des principales critiques adressées par les syndicats à cette loi. En ce qui concerne le certificat médical, il ne peut être donné depuis 1975 qu’aux seuls travailleurs « aptes » à travailler partout sans restriction alors qu’auparavant, il distinguait les travailleurs « aptes à travailler uniquement dans les endroits non exposés à des concentrations de poussières dépassant certaines limites »396.

À la fin de l’exercice, 6 624 certificats médicaux ont été établis et 161 refusés, ces travailleurs étant orientés vers les services d’indemnisation de la Commission. C’est à dire que seulement 2,37% des 6 785 travailleurs dont les dossiers ont été révisés étaient indemnisables pour motif d’amiantose. Il faut tenir compte du fait que les employés comptant moins de 20 ans d’ancienneté représentaient 59% de l’échantillon. Les auteurs du rapport soulignaient à ce propos que ceux qui présentaient des anomalies pulmonaires se retrouvaient presqu’exclusivement dans la catégorie exposée depuis plus de 20 ans ; 38% de ceux ayant plus de 40 ans d’ancienneté avaient une atteinte possible397. Ce résultat peut

sembler surprenant, au regard de l’étude de Mount Sinaï qui avait révélé que 61% des travailleurs

393 En hygiène industrielle, on distingue la poussière totale, qui comprend comme son nom l’indique toutes les

particules qui la composent quelle que soit leur taille, de la poussière respirable, qui ne compte que les particules dont les dimensions permettent une pénétration dans les poumons. La poussière, qu’elle soit totale ou respirable, peut contenir d’autres substances que l’amiante. Selon la méthode utilisée pour prélever et analyser un échantillon d’air, il peut être possible ou non de distinguer la composition de la poussière qui se trouve dans l’échantillon.

394 Jacques Gougoux, Rapport du comité spécial sur l’amiantose, C.A.T., mai 1978, p. 1. 395 Ces deux établissements appartiennent à la Canadian Johns-Manville.

396 Ibid., p. 9.

exposés depuis au moins 20 ans présentaient à des degrés divers des signes d’amiantose398. Pour

comprendre une telle différence de résultat, il faudrait comparer les méthodes utilisées par les deux études, le degré d’atteinte retenu pour que soit posé le diagnostic « amiantosé » ainsi que l’origine des travailleurs. Ceux rencontrés par l’équipe du Mount Sinaï provenaient exclusivement des mines syndiquées à la CSN alors que les dossiers révisés par le Comité spécial englobaient aussi les travailleurs syndiqués chez les Métallos et la CSD. Toute la question de la loi 52, ses critères d’attribution du diagnostic « amiantosé », l’interdiction de travail pour l’employé qui se voit retirer son permis de travail et l’exclusion des travailleurs des manufactures occupera une partie du débat au cours des années suivantes.