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Thetford Mines ; au niveau international, alors que le mouvement de bannissement prenait de l’ampleur, le BIT se dirigeait vers la réglementation de l’usage contrôlé de l’amiante.

Au cours du siècle écoulé depuis l’ouverture des mines d’amiante québécoises, dans la seconde moitié de la décennie 1870, l’industrie minière a modulé la vie des deux régions productrices et déterminé leur développement au point où celles-ci en étaient presque totalement dépendantes. Tout en protestant à intervalle régulier contre la pollution de leur environnement par la poussière, le bruit et les projections venant des installations minières, les populations et les mineurs ont fait le choix d’y rester, d’y travailler. Un choix contraint tant par la faible possibilité d’aller travailler ailleurs que par l’attachement à leur région, à leur ville, à leur mine aussi. Les ouvrages À la mémoire des travailleurs

de l’amiante538 et A town called Asbestos539 insistent tous deux sur le sentiment d’appartenance des

travailleurs miniers envers leur entreprise et leur fierté de participer à l’extraction d’un minéral

magique, essentiel pour le Québec et le monde. S’ils sont conscients du danger de la poussière, ils

vivent avec ce danger au quotidien et un déni a pu s’installer parmi eux. De son côté, l’industrie s’est affairée jusqu’aux années 1960 à masquer les résultats de la recherche sur les maladies de l’amiante. Par la suite, elle s’est évertuée à discréditer les études, dont celle de l’équipe du Dr Selikoff, démontrant des liens entre exposition à l’amiante et certains cancers, et à semer le doute en finançant des contre-études comme celle de l’équipe du Dr McDonald de l’Université McGill.

Mais, en 1973, près de vingt-ans après le grève de 1949, les syndicats des travailleurs des mines d’amiante, les édiles des villes de l’amiante, les pouvoirs publics, l’opinion publique, sont plutôt enclins à dénoncer les dangers posés par le minéral pour les travailleurs de l’industrie, tout en voulant contrôler une telle richesse naturelle nationale. Et chacune des trois centrales se trouve à l’aube d’un combat pour la santé et la sécurité du travail : les Métallos comme les CSD par la négociation et la concertation, les CSN par la grève et la confrontation.

C’est sur cette note que s’ouvre la période qui tourne autour de la grève de 1975. La CSN décide de faire réaliser sa propre étude de l’état de santé de ses membres miniers dans la région de Thetford Mines, et elle fait appel à l’équipe du Dr Selikoff, crédible à ses yeux en raison de son indépendance par rapport à l’industrie. Les Métallos entrent dans ce combat au cours de la grève, et après celle-ci avec la création du service de Santé et sécurité du travail de la FTQ à laquelle ils adhèrent. La CSD mène son propre combat à Asbestos. Les audiences du Comité Beaudry qui suivent la grève permettent aux syndicats d’exposer la situation dans l’industrie de l’amiante et de proposer leurs solutions. Pour

538 Simon Rousseau, op.cit., p. 7, 39.

eux, il est évident que l’industrie et le gouvernement ont été coupables de négligence, que la situation sanitaire dans les mines et moulins ainsi que dans les quelques entreprises québécoises de transformation est sérieuse, et tout autant qu’il est possible de contrôler le danger en diminuant l’exposition des travailleurs au niveau le plus bas, à toutes fins utiles en atteignant la « norme zéro ». Il s’agit encore d’une période faste du point de vue de l’industrie ; la production d’amiante a atteint un sommet. Ses travailleurs et les habitants des villes minières et les pouvoirs publics sont convaincus qu’ils peuvent arracher de meilleures conditions de travail et d’environnement, de meilleurs salaires et de meilleures retombées économiques pour la région et pour le Québec.

Avec l’arrivée au pouvoir du Parti québécois et de son préjugé favorable aux travailleurs, à peine deux semaines après la remise du rapport final du Comité Beaudry, c’est tout le combat pour une transformation du régime de santé et de sécurité du travail qui semble près du fil d’arrivée. On passe de la notion de danger inhérent au travail à celle de préservation de l’intégrité des travailleurs. Les syndicats sont devenus des partenaires crédibles et indispensables de l’amélioration des conditions de travail. La FTQ et la CSD adhèrent à la philosophie de la concertation et à la mise sur pied de comités

paritaires de salubrité. La CSN, beaucoup plus réticente, s’oppose à ce qu’elle considère être une

déresponsabilisation de l’industrie quant aux mauvaises conditions qui découlent de choix industriels sur lesquels les travailleurs n’ont aucune prise. Tout de même, il s’est produit un basculement. Avant 1975, les mineurs n’avaient pas leur mot à dire concernant leur santé. Après 1975, le Comité Beaudry et le gouvernement Lévesque leur donnent une large place dans la définition du problème et des solutions à y apporter. C’est en quelque sorte une revanche sur la grève de 1949 où l’industrie, en particulier la Johns-Manville, a obtenu que la gestion de la santé et de la sécurité du travail soit considérée comme faisant partie du droit de gérance.

Mais bientôt le monde bascule. Le mouvement de bannissement, qui a commencé en Europe du Nord s’étend progressivement à toute l’Europe et aux États-Unis. La conscience grandissante des cancers associés à une exposition environnementale à l’amiante vient menacer non pas la santé des travailleurs, mais leur emploi, leur existence en tant que travailleurs miniers et en tant qu’habitant de villes prospères. Parallèlement, dans certaines mines, on passe d’usines où on ne pouvait pas, dans le nuage d’amiante, reconnaître son frère ou son ami à 10, 20 ou 30 pieds, selon les souvenirs, à des lieux de travail propres, où l’on ne voit quasiment plus de poussière. De même dans les villes où les nuages de poussière étaient un problème récurrent, la situation s’améliore suffisamment pour que la population estime être en train de gagner son combat. Et puis l’industrie a réussi à semer le doute quant à l’étude de Selikoff, qui est présentée comme exagérée au regard des résultats de l’équipe de McDonald.

On observe alors un glissement du discours des centrales. L’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, qu’elles présentaient comme un exemple à suivre lors des audiences du Comité Beaudry, deviennent des pays en proie à une « psychose » suscitée par les fabricants de substituts à l’amiante.

La CSN continue officiellement à défendre le minéral et son industrie tout en étant divisée en son sein quant à sa position sur l’amiante. Mais alors qu’elle a suscité une vaste entreprise de rénovation de l’édifice de la santé au travail par son action en 1975 et malgré sa méfiance envers l’État, elle se retrouve accusée d’avoir déclenché le mouvement de bannissement, ce qui n’a pas de sens étant donné que le mouvement était déjà enclenché en Europe du Nord, puis aux États-Unis et dans le reste de l’Europe et des pays industrialisés en raison de l’ampleur grandissante des maladies chez les travailleurs de l’amiante de ces pays. Puis, au début des années 1980, la Confédération perd le leadership dans le syndicalisme de l’amiante à cause des fermetures de mines dont les syndicats lui sont affiliés. La FTQ, quant à elle, est sur tous les fronts pour défendre le minéral. Les Métallos, en particulier, combattent les tentatives de bannissement au sein de leur fédération internationale, la FIOM. Ils sont d’autant plus convaincus de la justesse de leur cause que le Dr Selikoff, consulté en 1980, prône un contrôle sévère de l’exposition plutôt qu’un bannissement. Quelque temps avant sa mort en 1992, celui-ci regrettera en privé d’avoir tardé si longtemps à s’engager en faveur de l’arrêt complet de l’utilisation du minéral540. Mais sa position en 1980 a pu être interprétée comme un appui

majeur à leur combat en faveur de l’utilisation contrôlée. Alors qu’en 1976, elles dénonçaient devant le Comité Beaudry, avec des termes très durs et très imagés, le danger posé par la poussière d’amiante, elles usent dès lors d’un langage proche de celui de l’industrie et dénoncent l’émotivité des opposants à l’amiante. Clément Godbout occupe une place particulière à cet égard. Directeur des Métallos, puis président de la FTQ, en même temps qu’il siège au conseil d’administration de l’Institut de l’amiante, il est embauché comme expert de l’Institut à sa retraite de la FTQ et en devient le président quelques années après. Ardent défenseur de l’usage contrôlé de l’amiante, il s’opposera pourtant à l’abaissement de la norme d’exposition en milieu de travail et protestera auprès de la direction de la CSN lorsque des travailleurs exerceront un droit de refus en lien avec la présence d’amiante dans leur travail.

Comment à présent analyser la position des travailleurs de l’amiante au cours de cette période ? Dans leur ouvrage Le quatuor d’Asbestos ; autour de la grève de l’amiante, Delisle et Malouf distinguent quatre catégories de protagonistes dans la grève de 1949 : ceux pour qui la grève de l’amiante s’inscrivait dans le vaste combat pour une meilleure hygiène industrielle, ceux qui niaient le problème de la silicose et de l’amiantose comme Duplessis, les créateurs du mythe de la grève de

l’amiante, dont Pierre Elliott Trudeau qui passait outre à l’enjeu majeur de l’hygiène industrielle, et enfin les exécutifs syndicaux et les mineurs, que les auteurs plaçaient dans une catégorie à part de celle des gens qui luttent pour l’hygiène industrielle, car ils n’étaient pas allés assez loin dans la lutte contre la poussière. Pourrions-nous trouver un équivalent parmi les protagonistes de la grève de 1975, pour autant que cette catégorisation ait bien décrit les forces en présence en 1949 ?

Dans la catégorie des acteurs pour qui la grève de l’amiante de 1975 s’inscrivait dans le vaste combat pour une meilleure hygiène industrielle, on pourrait parler des milieux de la santé au travail ou de la santé publique, mais au Québec, il n’y avait pas vraiment de voix organisée à cette époque. Il n’y avait pas non plus de chercheurs québécois indépendants de l’industrie ayant travaillé sur la problématique de l’amiante. C’est la raison pour laquelle la CSN est allée chercher l’équipe new- yorkaise du Dr Selikoff. L’Institut de recherche en santé et sécurité du travail a été fondé en 1980 et est demeuré bien silencieux dans le débat public sur la dangerosité et la contrôlabilité de l’amiante. Il a fallu attendre la création de l’Institut national de santé publique pour que des chercheurs dévoilent, à partir des données publiques, une problématique de morbidité et de mortalité liée à l’amiante, dans les régions minières et dans les secteurs industriels assimilés. De la même façon, il n’y a pas eu à ce jour de travaux d’historiens québécois portant sur l’évolution des idées concernant l’amiante et la santé au travail ou la santé publique. Ceux qui ont écrit l’histoire de l’industrie de l’amiante et de ses syndicats ont plutôt eu tendance à endosser au final la position du lobby pro-chrysotile quand ils abordaient la question de la santé au travail et de la santé publique.

Dans une catégorie analogue à celle des acteurs qui niaient le problème de la silicose et de l’amiantose en 1949, on peut situer l’industrie et les scientifiques qu’elle a subventionnés, qui se sont attachés à minimiser le problème de l’amiantose et surtout des cancers de l’amiante. Mais il faut aussi y joindre les habitants des régions productrices qui en sont venus à vanter l’innocuité du chrysotile, une innocuité telle qu’on pourrait en manger sans conséquence pour la santé541. Les ouvrages publiés à

l’occasion du centenaire de Thetford Mines et d’Asbestos, s’ils ont largement décrit le lourd impact de la mine dans l’environnement urbain, ont limité l’impact sur la santé des mineurs à l’amiantose résultant des conditions passées et ont dénoncé eux aussi la « psychose » anti-amiante qui a conduit aux propositions de bannissement.

En ce qui concerne la catégorie des créateurs du mythe de la grève de l’amiante, pourrait-on dire que cette catégorie s’est étendue à partir de la moitié des années 1960 aux pouvoirs publics – en

541 Cet argument a été repris tant à Thetford Mines qu’à Asbestos par des citoyens soucieux de défendre leur

industrie. Claude Rioux se rappelle avoir conseillé à un représentant municipal, lors de la conférence de Genève en 1986, de cesser de faire une telle affirmation sous peine de perdre toute crédibilité.

particulier au Parti québécois - et aux médias ? La couverture médiatique du 25e anniversaire de la grève de 1949 est particulièrement illustrative à cet égard. Quant à la nationalisation de l’industrie, elle avait pour but notamment de renvoyer l’ascenseur aux travailleurs de l’amiante envers qui la société québécoise moderne était si redevable542.

Peut-on placer les travailleurs de l’amiante et leurs syndicats dans une catégorie à part de celle des gens qui luttaient pour l’hygiène industrielle, comme l’ont fait Delisle et Malouf pour ceux de 1949 ? À vrai dire, ils recoupent plutôt les trois précédentes catégories. Comme travailleurs confrontés au problème de la poussière, ils ont vécu dans leur chair la dangerosité de l’exposition aux poussières d’amiante ; comme habitants des villes minières, ils ont supporté la pollution de leur environnement de vie. Comme employés des minières, ils ont subi la menace de perdre leur emploi sans réelle alternative près de chez eux, et comme habitants, ils ont vu leur région perdre de sa population et leur communauté perdre de sa vitalité en raison du déclin de l’industrie. S’ils ont pu partager quelque chose du mythe de la grève de 1949, comme on le retrouve dans certaines déclarations de dirigeants syndicaux, il est plutôt resté un souvenir toujours vif et douloureux de ce conflit.

En réalité, les travailleurs de l’industrie minière de l’amiante se sont trouvés dans la situation particulière d’être à la fois adversaires du patronat de l’industrie dans leur lutte pour de meilleures conditions de travail, d’emploi et de vie, mais aussi partenaires « dans le même bateau » pour assurer la survie de l’industrie, et de leurs emplois. Ils ont vécu en leur sein toutes les contradictions de la question de l’amiante. Pour eux, il s’agissait de défendre à la fois leur emploi, leur santé et les droits des travailleurs atteints de maladies à une indemnisation adéquate. Comment vivre une telle contradiction, sinon en affirmant que les malades d’aujourd’hui sont le fait de conditions d’hier ? S’ils ont présenté un certain déni quant à la réalité des risques, ils ont toutefois été cohérents avec leur position de 1975, qui voulait qu’il soit possible de contrôler la situation quand on y mettait les moyens. La preuve à leurs yeux résidait dans les installations de la mine d’Asbestos et de celle de Black Lake, au contraire de celles de l’Asbestos Corporation.

Les anciens travailleurs rencontrés dans le cadre de cette recherche opposent encore les études des Drs Selikoff et McDonald comme preuve que les choses n’étaient pas si claires. S’ils parlent encore de l’amiantose, ils évoquent bien peu les cancers. La CSN, quelque 37 années après la grève à laquelle elle a accroché l’enjeu de la santé du travail, en est arrivée à la conclusion que l’usage contrôlé n’est pas réaliste et elle demande à présent aux pouvoirs publics de bannir le minéral. La FTQ et la CSD, qui représentaient les travailleurs de l’amiante lors de l’arrêt des mines, ce sont pas rendues là.

Bibliographie

Entrevues

• Entrevue avec Claude Rioux, réalisée à Montréal le 9 décembre 2015

• Entrevue avec Réal Daoust, réalisée à Montréal le 12 janvier 2016

• Entrevue avec Roger Genest, réalisée à Thetford Mines le 7 février 2016

• Entrevue avec Jean-Marc Vachon, réalisée à Thetford Mines le 8 février 2016

• Entrevue avec Réal Binet, réalisée à Thetford Mines le 8 février 2016

• Entrevue téléphonique avec Jean Gérin-Lajoie, réalisée le 30 mars 2016

• Entrevue avec Qussaï Samak, réalisée à Montréal le 7 avril 1997 dans le cadre d’une autre recherche