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L’argument moral : le devoir de mémoire

CHAPITRE III : LE DISCOURS ROMANTIQUE ET LA RESTAURATION DES

III.III L’ ARGUMENTATION ROMANTIQUE

III.III.II L’argument moral : le devoir de mémoire

« M. le Maire et vous, Messieurs les conseillers de ville, permettez-moi de vous rappeler que Québec ne vous appartient pas à vous seuls ; vous ne la régissez pas même au nom et pour l’avantage du Canada seul ; vous n’êtes que les mandataires de Québec, au nom du monde civilisé, au nom du continent entier. L’Amérique entière gémirait si vous laissiez détruire vos vieux murs ; elle y verrait un outrage irréparable, une perte pour tous.220 »

Extrait du discours donné par Lord Dufferin à Québec, le 21 juin 1876

Le second argument pour la conservation des fortifications fait appel au sens des responsabilités des décideurs locaux, mais aussi du gouvernement fédéral, véritable propriétaire des remparts de la ville. En effet, et comme le démontre bien la citation placée en exergue, selon les opposants aux démolitions, faire disparaître l’enceinte de Québec constituerait un véritable sacrilège, un acte assimilable à de la barbarie qui équivaudrait en quelque sorte à un crime envers l’Histoire du monde civilisé. Rappelons ici que de telles critiques ne sont pas nouvelles. On les retrouve d’ailleurs à l’intérieur de la lettre qu’envoya le gouverneur général à son correspondant de Londres, Lord Carnarvon, le 21 septembre 1874 (voir la précédente partie de ce chapitre) et dans laquelle Dufferin comparait les partisans de la démolition à des Goths et des Vandales, ajoutant que leurs agissements feraient rougir de honte les générations « mieux éduquées » qui les suivraient. Ces propos, leur formulation pour le moins directe ainsi que l’autorité de celui de qui ils émanent, firent vraisemblablement un grand effet, si bien que les représentants de la ville mirent aussitôt un terme aux travaux prévus pour l’été 1875. Mais, ce qu’il faut avant tout retenir ici, c’est que dans l’esprit de Lord Dufferin et des romantiques, la restauration des fortifications s’inscrit dans le cadre d’un mouvement international de mise en valeur des sites historiques, et principalement de restauration des monuments auxquels on accorde, par le truchement d’une vision idéalisée du passé, une valeur fondamentale pour la promotion des différentes identités nationales. Ce mouvement s’opère d’ailleurs, en ce « siècle des nationalités », dans bon nombre de sites

européens, de l’acropole d’Athènes en passant par le Forum romain, la Cathédrale Notre- Dame de Paris, le palais de Westminster, ou même la cité médiévale de Carcassonne, considérée comme l’œuvre phare du mouvement de restauration « stylisée », à la Viollet- Le-Duc. Rappelons ici que la restauration s’entend à cette époque en des termes beaucoup plus proches de l’imaginaire romantique que de la réalité historique, si bien qu’on assimile alors aisément la construction de nouveaux édifices à l’aspect historisant, tous les « néo », à une véritable entreprise de conservation. La réalité cède ici plus souvent qu’à son tour le pas devant la représentation idéalisée qu’on se fait des caractéristiques « innées » de la nation221.

Voici, à dessein de rappeler le cadre précis de la période de présentation du Plan Dufferin et d’amorcer la réflexion au sujet de l’argument moral mis de l’avant par les romantiques, un bref extrait du discours prononcé par le gouverneur général à Québec et traduit de l’anglais par LeMoine, le 21 juin 1876, lors d’un banquet donné en son honneur :

M. le Maire, Messieurs. Veuillez croire que c’est avec une bien vive satisfaction que j’apprends qu’il sera possible de mener à bonne fin, le projet qui a été conçu pour restaurer sans délai les anciennes fortifications de votre ville, mesures qui pourvoient aussi à l’élargissement et à l’augmentation en nombre, des avenues de la cité, afin de rencontrer les exigences d’un commerce croissant, les besoins du siècle.

En cela, vous ne faites que suivre l’exemple des villes européennes, situées comme la vôtre et anxieuses comme Québec, de perpétuer les souvenirs d’un glorieux passé.

Si pour elles, c’est un devoir reconnu, ça devient une tâche plus impérative, plus sacrée pour Québec, la seule ville sur ce continent où se sont conservés les monuments, les traditions de son origine première ; Québec dont la pittoresque enceinte et l’imposante citadelle présente à l’œil un spectacle que l’on chercherait en vain, du Cap Horn au Pôle Nord.

M. le Maire et vous, Messieurs les conseillers de ville, permettez-moi de vous rappeler que Québec ne vous appartient pas à vous seuls ; vous ne la régissez pas même au nom et pour l’avantage du Canada seul ; vous n’êtes que les mandataires de Québec, au nom du monde civilisé, au nom du continent entier.222

Comme on le constate aisément, c’est effectivement à l’intérieur d’un cadre beaucoup plus large que celui de la simple agglomération de Québec que le gouverneur général

221 Michel Ragon, op. cit., p. 180-182

cherche à inscrire son projet pour la ville. Après avoir brièvement rappelé à l’auditoire que son plan vise également à rencontrer « les besoins du siècle », Dufferin souligne en effet que les entreprises de restauration qui y figurent s’avèrent en réalité de nature similaire à celles qui s’opèrent alors dans plusieurs villes européennes, « anxieuses, comme Québec, de perpétuer les souvenirs d’un glorieux passé ». Par contre, comme le souligne Lord Dufferin, s’il s’agit pour ces villes de l’ancien continent d’entreprises somme toutes « normales », à Québec, seule ville historique sur ce continent, la restauration revêtait un caractère encore plus « sacré ». Comme le souligne l’historien de l’art Georges DROLET, « in [Dufferin’s] mind, Québec City’s potential contribution to

the establishment of a pan Canadian identity depend on the city’s representation of “the brilliant history and tradition of the past”. In the face of ancestral antagonism between Canada’s two founding nations, the Old Town provided a perfect stage for the merging of French and English history into a single, heroic past” »223. Si bien que le devoir moral de perpétuer les illustres souvenirs du passé de la ville, s’il incombe à ses citoyens de s’en assurer, dépasserait d’ailleurs le simple intérêt municipal, voire même national. Québec, en tant que symbole de la naissance d’un monde civilisé en Amérique, ajoute le gouverneur général, se veut un bien commun, si bien que sa restauration bénéficiera à tous. À certains égards, « les idées de Dufferin peuvent [d’ailleurs] se comprendre comme les prémices des thèses développées par le Patrimoine Mondial »224.

Cette perception, qui fait de la restauration historique des fortifications un « devoir impérieux », on la retrouve également sous la plume du romantique James MacPherson- LeMoine qui, versant volontiers dans l’hyperbole, compare sans gêne la ville de Québec aux joyaux de l’histoire occidentale que sont Rome et Athènes. Voici pour en prendre la mesure, un bref extrait de THE TOURIST’S NOTE-BOOK (1876), tiré d’un passage où l’historien expose toute son admiration devant le projet de restauration du plan Dufferin :

In view of His Excellency’s spirit-stirring proposal to restore, and further appropriately develop, the renowned historical aspect of the ancient metropolis of Canada-a little garrulous gossip may not be out of place about Quebec and ‘Auld Lang

223 Georges Drolet, op. cit., p. 23 224 Martine Geronimi, op. cit., p. 127

Syne.’ For, is it not the season for stories of olden time. We have classic authority for it : -does not Macaulay tell us that was

‘In the long nights of winter, When the cold north winds blow,’

that the Romans told their stories of ‘the brave days of old.

Notwithstanding all that confederation of the Provinces and commercial development may have done, or in future do, for the elevation of other cities, Quebec is, and ever will be, to Canada what Rome is historically to Italy and Athens, to Greece. All patriotic and intelligent Canadians, alike of French and of British origin, must feel that it is to them an heirloom of common historic renown, -a powerful point of attraction, round which should gather sentiments of future common nationality. Were they too sordid to see it themselves, the literature and the general intelligence of the civilized world would tell them so.

Heroic history is a most costly product of any country : we should therefore preserve and make the most of what we have already got of it. Somewhat nearer, and north ward, we have still greater, but less hospitable regions of which history is dumb, except as to some sea fights and forts capturing, on Hudson’s Bay, unthought of now, owing to their insignificance in action and result.

[…]

But the record of all these places weighs but little in the scale of history compared with that of Quebec, where the foundation of civilized society in Canada was first firmly laid, and the protracted duel between France and England for dominion on this continent was decisively fought to a conclusion destined to become the basis of our future Canadian nationality.225

Tout comme le faisait le gouverneur général dans l’extrait précédent, les premières lignes de ce plaidoyer en faveur du plan Dufferin rappellent au lecteur, afin de prévenir tout malentendu, que la restauration des fortifications s’inscrit dans un esprit, sinon de modernité, du moins de préservation et de mise en valeur à des fins utilitaires (économique et politique). Si cette affirmation du caractère moderne des Dufferin

Improvements n’a rien de surprenant, l’utilisation adéquate du terme restauration par

LeMoine révèle néanmoins une certaine évolution de la pensée de l’historien qui, avant la présentation du projet du gouverneur général, se contentait essentiellement de déplorer la disparition des repères historiques de la ville, un peu à la manière d’un partisan de la simple conservation. La suite, par contre, nous offre un bon aperçu des motivations qui poussent les romantiques à promouvoir la mise en valeur de l’Histoire à Québec. En effet, et il s’agit là du principal point que nous livre ici LeMoine, l’entreprise proposée

225 James MacPherson-LeMoine, The tourists note-book for Quebec, Cacouna, Saguenay River and the lower St. Lawrence, Second edition, Quebec, Middleton & Dawson, 1876, p. 37-39

par Dufferin s’inscrirait dans le cadre de l’affirmation, voire de la création, de la toute nouvelle identité nationale canadienne. À cette fin, LeMoine s’efforce donc de dépeindre la ville comme le site fondamental de la jeune histoire canadienne, faisant en quelque sorte de Québec le terreau dans lequel aurait pris racine l’identité nationale canadienne. Au point de vue du contexte, rappelons brièvement que le Canada, en tant qu’entité politique « distincte » de la Grande-Bretagne, ne date que de la création du Dominion du Canada, dans le cadre de la loi constitutionnelle adoptée par le Parlement britannique en 1867, soit moins de dix ans avant que LeMoine n’écrive ces quelques lignes. Qui plus est, la plupart des nations ayant « été fondées sur un moment de violence » à partir duquel ont « fabrique de belles histoires romantiques226 », cette volonté d’utiliser le site historique que constitue la ville de Québec dans le but de faire la promotion d’un héritage qui se veut commun à tous les Canadiens, en ce romantique XIXe siècle, s’inscrit parfaitement dans le cadre du concept de la construction des nationalités. Quel autre site au pays pourrait, en effet, se prêter davantage à l’élaboration d’une histoire nationale, à la fois « héroïque » et partagée ? Notons au passage que les nombreux guides touristiques publiés à l’époque témoignent d’ailleurs de l’importance qu’on accorde aux épisodes guerriers du passé de la région, principalement ceux de la Conquête (1759) et de l’échec du siège de Québec par les troupes révolutionnaires américaines (1775). Prise sous cet angle romantique, la restauration des fortifications de Québec s’inscrirait donc dans le cadre d’une réflexion similaire à celle qui donna naissance à l’historicisme architectural, ou plus particulièrement au renouveau gothique, tel que présenté à l’intérieur du chapitre premier de cette discussion.

Ainsi, pour le romantique LeMoine, la ville de Québec constituerait le creuset de la nouvelle identité canadienne, identité forgée dans l’adversité par des frères ennemis qui, face au péril, s’unirent et affirmèrent leur volonté de grandir ensemble. Soulignons d’ailleurs que l’auteur de ces lignes, James McPherson-LeMoine, de par ses origines et ses fréquentations multiples, représente en fait l’archétype de cette union entre les deux

226 Rinaldo Walcott, « Construction de la nation canadienne », La formation du Canada : nos histoires et nos voix, Musée royal de l’Ontario, [en ligne] : http://www.museevirtuel- virtualmuseum.ca/edu/ViewLoitDa.do;jsessionid=366A7AD5243437C0564608FC898CBCE1?method=pre view&lang=FR&id=1052 (page consultée le 1er juin 2012)

nobles « races » qui forment la base de cette nouvelle nationalité canadienne. Plusieurs de ses écrits témoignent en effet de l’affection de l’historien pour cette conception d’une nation canadienne issue de l’union des cultures française et anglaise, conception qui, quoique dans une moindre mesure, perdure encore aujourd’hui.

L’avant-dernier paragraphe de cet extrait permet également à l’auteur de souligner que, compte tenu de la valeur de l’histoire « héroïque » qui s’est jouée à Québec, il en va du devoir de l’ensemble des Canadiens de la « restaurer ». L’historien souligne d’ailleurs, à l’instar de Dufferin, qu’au sein de cet immense territoire, la ville historique de Québec fait figure d’exception, suggérant ainsi qu’elle seule peut véritablement faire l’objet de travaux de mise en valeur de son patrimoine. En fin, LeMoine expose sans détour ce qui, d’un point de vue moral, rend l’expérience proposée par Dufferin si cruciale, soit la consécration de Québec comme ville-mère et lieu de naissance de « notre future nationalité canadienne ». Pris sous cet angle, il s’avère en effet bien difficile de s’opposer, que l’on réside ou non dans la ville, aux investissements nécessaires à la restauration des fortifications.

Voici, pour illustrer et poursuivre la discussion, un second extrait de ce plaidoyer de LeMoine, toujours tiré du Tourist note book de 1876 et dans lequel le romantique historien se permet une rare et quelque peu timide critique envers l’approche progressiste, tout en appelant à la construction du nouveau château Saint-Louis, considéré comme la pièce maîtresse du projet, à même la Citadelle :

The idea, previously entertained, of destroying the walls of Quebec, and utilizing the ground occupied by them and their outworks for building purposes, was not only a mistake as regards the welfare of the city itself, but was also a contemplated wrong to the people of this country generally ; who had reason to look upon it as a sad and unnecessary destruction, and an irreparable one, of very costly monuments of national history, unequalled on the continent ; in which they also and their prosperity had a right of property and common moral interest. Public feeling therefore warms to the proposed design of His Excellency for their preservation and picturesque development; and certainly posterity will thank him for is well judged and timed intervention.

The construction of a continuous promenade around the entire circuit of the walls and outward base of the citadel, in the style proposed, would alone be a very great additional attraction to visitors, and source of enjoyment to the citizens. But the grand old historical

idea of Quebec could never be fully realized, and the impression produced by it would be that of a magnificent, headless statue –if it be mot created. As proposed, by a real and appropriate ‘Castle of St. Lewis,’ as a memorial of past and insignia of present Vice- Regal dignity, and of the Imperial power it represents ; and nothing could tend more to realise such ideas, besides being beneficial in other ways, than the occasional presence of Her Majesty’s representative at suitable seasons.227

LeMoine réaffirme ici une fois de plus le caractère fondamental et unique de Québec, ville « royale », dans le cadre de l’histoire canadienne, ce qui constitue en fait le leitmotiv de cette plaidoirie. Quoi qu’il en soit, et de manière aussi ironique que révélatrice de sa conception de l’histoire nationale canadienne, l’historien poursuit sur sa lancée en soulignant l’importance de compléter ces travaux de mise en valeur patrimoniale par la construction d’un nouveau château Saint-Louis, autrement dit, d’un bâtiment « historique » qui n’a en réalité, du moins sous cette forme et à cet emplacement, jamais existé ! LeMoine s’éloigne donc ici radicalement du simple esprit de conservation ou de préservation historique qu’aurait pu laisser entendre ses écrits antérieurs. Ce château, symbolisant la « puissance impériale » et qui se veut central dans la stratégie d’embellissement de Dufferin, n’a en réalité de sens qu’en fonction de la construction idéalisée de la nationalité canadienne souhaitée par LeMoine et les romantiques. Voici pour s’en convaincre la suite de cet extrait, dans laquelle l’historien réaffirme haut et fort son attachement envers les « nobles sentiments » qui devraient selon lui guider les autorités politiques dans l’acceptation des entreprises de restauration ou, comme nous pouvons désormais le constater, de mise en valeur du caractère romantique de Québec.

But some will say that it is all romantic, sentimental nonsense to set so much by national monuments and historical reminiscences, now that we have logical common sense and political economy to guide us. But he must have studied the history of the word amiss, or not at all, who has not learned that after instructive selfishness, sentiment has ever exercised an incomparably greater power therein than the doctrines of political economy ; and that the great difficulty is now, and ever has been, to get the word to be governed by sound logical common sense at all. Now, there’s one half of society –the fair sex- God bless them-they are constitutionally illogical, and are all the better for it. They have sentiments always ready for their guidance, that are on the whole prettier, nicer, more benevolent an better, in a Christian point of view, than ours. And as to the power of such sentiment, there is Joan of Arc, that heroic saint and martyr, that should

227 James McPherson-LeMoine, The tourists note-book for Quebec, Cacouna, Saguenay River and the lower St. Lawrence , Second edition, Quebec, Middleton & Dawson, 1876, p. 38-39

have been canonized long ago –was there an atom of political economy, logic, or what is call common sense in her project ? –Quite the reverse ; it was sheer sentiment, alone, that gave the overwhelming force, by which she liberated France, when trodden down, almost to political extinction, by foreign invasion. We see, on a great scale, the same word- turning force in the crusades. In the fall of the Greek Empire, we may judge what it might have done then. Had the Greeks of that time had same sentiments of devoted patriotism and determined valour as their ancestor of Marathon and Thermopylie (sic), we may safely assume that they would have given the Turkish armies “to the raven and the kite.” The sentiments that inspire the Scots at Bannockburn, the Swiss at Morgarten (sic), have done much since, for both these nations (though small in numbers) and the people of them, as individuals, in maintaining their self respect. And what shall we say of greater nations –England and France-what pecuniary sacrifices would they not make rather than fail to maintain that national honour which is based on their history ? “Noblesse oblige ;”-we who are the descendants or representatives of both these

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