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L’Anthropologie philosophique et l’accès herméneutique à l’être latino-

premières œuvres de Dussel (1961-1969)

Les années qui précèdent les premiers développements d’une philosophie de la libération sont marquées chez Dussel, par l’influence de l’herméneutique et de la phénoménologie de Paul Ricœur ainsi que par la lecture de l’œuvre de Leopoldo Zea L’Amérique latine face à

l’histoire10.

À partir de l’herméneutique ricœurienne, l’intention de fond de Dussel dans cette première période était de comprendre le monde et l’être latino-américains. Dussel entreprend alors l’éla- boration d’une anthropologie philosophique latino-américaine à partir d’une analyse recons- tructive de ses origines, c’est-à-dire une analyse de l’être de l’homme latino-américain. Pour comprendre l’être historique de l’Amérique latine, Dussel réalise une analyse herméneutique des sources desquelles la culture hispanique s’était nourri : la culture grecque et la culture sémite. En effet selon Dussel, l’analyse des structures intentionnelles sémites est :

une problématique qui à première vue et sans mesurer les conséquences, semble complè- tement éloignée des préoccupations de l’homme contemporain latino-américain ; mais si nous regardons plus profondément les contenus mêmes de notre conscience actuelle, si nous prétendons fonder les valeurs de notre propre culture, nous comprenons alors qu’il ne s’agit pas d’une recherche gratuite et inutile mais au contraire, d’une recherche de grande nécessité pour comprendre scientifiquement les supposés de notre « monde » latino- américain11.

10. Leopoldo ZEA. América en la historia. México : Fondo de Cultura Económica, 1957. En français : Leopoldo ZEA. L’Amérique latine face à l’histoire. Paris : Lierre & Coudrier, 1991

Les cultures sémites et indo-européenne (grecque) constituent, avec la culture chrétienne, ce que Dussel appelle dans les mots de Karl Jaspers, la « proto-histoire » de l’Amérique latine. Ces trois grandes visions du monde sont au centre du projet anthropologique et herméneutique de Dussel dans cette première période12. Par ailleurs, Dussel considère que pour être maître de

son futur, un peuple doit avoir conscience de son passé. Dussel distingue le futur pleinement humain, c’est-à-dire autoconscient, et le futur qui advient comme quelque chose de « donné » à un peuple qui n’a pas de conscience de son passé, c’est-à-dire le futur qui advient à une conscience expectante (et non autoconsciente)13.

Ainsi, le premier grand projet de Dussel est celui d’une étude sur l’« histoire du monde latino-américain et de la perspective radicale de ce monde [...]. Cela correspond dans notre terminologie personnelle au « noyau éthico-mythique » de la civilisation et de la culture latino- américaines14 ». Dussel reprend dans les travaux de cette période l’expression ricœurienne de

« noyau éthico-mythique », apparue en 1961 dans l’article « Civilisation universelle et cultures nationales » et reprise ultérieurement dans Histoire et vérité15. Dans ce dernier, Ricœur affirme que :

Le phénomène d’uniformisation planétaire constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j’appellerai provisoirement, avant de m’en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j’appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l’humanité16.

Dans cette première étape de sa pensée, pour Dussel, tout latino-américain est né dans un monde quotidien et historique, dans un système intentionnel et un ensemble de perspectives constitutives dont l’origine se trouve dans un processus d’hybridation, conséquence du choc culturel qui a été la Conquête de l’Amérique. Celle-ci a été, en effet, une colonisation du monde

semitas. Buenos Aires : Eudeba, 1969, pp. XI-XII.

12. Les trois oeuvres principales de cette période sont Enrique DUSSEL. El humanismo helénico. Buenos Aires : Editorial Universitaria de Buenos Aires, 1976 ; idem, El humanismo semita : estructuras intencionales radicales

del pueblo de Israel y otros semitas ; Enrique DUSSEL. El dualismo en la Antropología de la cristiandad : Desde

el origen del cristianismo hasta antes de la conquista de América. Buenos Aires : Guadalupe, 1974

13. Enrique DUSSEL, « ¿El ser de Latinoamérica tiene pasado y futuro ? », écrit en 1964, publié dans Enrique DUSSEL. América Latina, Dependencia y liberación : [ensayos]. Buenos Aires : Fernando Cambeiro, 1973, p. 34 14. Enrique DUSSEL, « ¿El ser de Latinoamérica tiene pasado y futuro ? », écrit en 1964, publié dans ibid., p. 26 15. Paul RICOEUR. « Civilisation universelle et cultures nationales ». Dans : Esprit. P. Ricoeur. Histoire et vérité 29/10 (1961). Travail repris dans la seconde édition d’Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964.

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de la vie amérindien : avec la Conquête, un ensemble d’institutions symboliques s’est imposé et a transformé radicalement le sens du monde amérindien. Pour accéder à ces structures de sens, pour comprendre une civilisation, Dussel considère avec Ricœur qu’il faut aller au plus profond de celle-ci, à ce que d’une certaine manière, est caché par d’autres manifestations : le noyau éthico-mythique.

L’influence de Leopoldo Zea est également de grande importance dans cette première pé- riode de la pensée dusselienne. En effet grâce à Zea, Dussel a pris conscience que l’Amérique latine était en marge de l’histoire et qu’il fallait la situer dans son cadre continental et planétaire pour, à partir de sa pauvreté, lui trouver une place dans l’Histoire Mondiale. Autrement dit : découvrir son être caché et reconstruire l’histoire d’une manière autre.

L’œuvre de Zea L’Amérique comme conscience a eu un tel impact [sur ma pensée] que depuis [ma lecture de cette œuvre] jusqu’à aujourd’hui, tous mes efforts se dirigent juste- ment à rendre possible « l’entrée » de l’Amérique latine dans l’histoire mondiale. Je dois remercier Zea de m’avoir appris que l’Amérique latine était en marge de l’histoire17.

L’objectif de cette première etape était de mettre en question la vision de l’histoire uni- verselle qui interprète le devenir historique à partir du concept de « développement » et selon laquelle, l’histoire est une succession linéaire d’étapes qui, au fond, sont une simple projection de l’histoire interne de l’Europe qui obtient de ce fait, le statut d’universelle. L’Amérique latine est selon cette vision, en dehors de l’histoire et de la Modernité18.

La découverte de la misère de mon peuple – perçue dès mon enfance dans la campagne désertique [de Mendoza, en Argentine] – m’a amené de l’Europe à Israël. Je découvrais, comme Leopoldo Zea l’avait indiqué dans son œuvre L’Amérique latine face à l’histoire, que « l’Amérique latine était en dehors de l’histoire ». Il était donc nécessaire, à partir de sa pauvreté, de lui trouver un lieu dans l’Histoire Mondiale, de découvrir son être caché19.

17. Enrique DUSSEL. « El proyecto de una filosofía de la historia latinoamericana de Leopoldo Zea ». Dans :

Cuadernos Americanos 35 (1992). [Publicado también en : Raúl Fornet-Betancourt, Für Leopoldo Zea/Para

Leopoldo Zea, Augustinus Buchhandlung, Aachen, 1992, pp. 24-37 ; VVAA, América Latina. Historia y destino. Homenaje a Leopoldo Zea, Vol. III, UAEM, México, 1993, pp. 215-223. En anglais : « Leopoldo Zea’s Project of a Philosophy of Latin American History » in Amaryll Chanady, Latin American Identity and Constructions of Difference, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, pp. 26-42.], p. 30, n. 11.

18. Cf. E. DUSSEL, « L’eurocentrisme » dans Enrique DUSSEL. 1492. El encubrimiento del otro hacia el

origen del mito de la modernidad. En français : E. Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, Paris, Les Éditions

Ouvrières, 1992. La Paz : Plural-CID, 1994 (1aedición : 1992), pp. 21-34. Cette posture défendue par Dussel

depuis les années 1960, a été approfondie de nos jours par les penseurs et scientistes sociaux réunis autour du groupe de recherche Modernité/Colonialité. Cf. W. Mignolo, « La razón postcolonial : herencias coloniales y teorías postcoloniales » dans Alfonso del TORO, éd. Postmodernidad y postcolonialidad. Breves reflexiones sobre

Latinoamérica. Madrid/Frankfurt : Iberoamericana/Vervuert, 1997, p. 61

Avec ces propos, Dussel publie en 1965 « L’Amérique ibérique dans l’Histoire Univer- selle20 », travail qui sera approfondi une année plus tard, en 1966, dans une étude sur les hypothèses fondamentales qui permettent d’interpréter le lieu qu’occupe l’Amérique latine dans l’Histoire Universelle21. Dans ce travail Dussel développe une vision herméneutique de l’Amé-

rique indienne (Amerindia) afin de découvrir son lieu dans l’Histoire Universelle et finalement, « découvrir le fil d’Ariane qui nous mène à la découverte de nous-mêmes comme un groupe culturel historique ». Il s’agit finalement, d’une « conscientisation » ou « intériorisation » du passé de l’Amérique latine22. « L’être de l’Amérique latine a-t-il un passé et un futur ?23 » et

« Scatologie latino-américaine I, II24» ont été écrits avec cette même intention :

L’être de l’Amérique, son monde, manque d’une compréhension suffisante de son passé et donc, de son présent et de son futur. Dépourvu d’une espérance de futur, il manque d’enthousiasme pour chercher son passé. Mais tant qu’il ne prend pas conscience plénière de la totalité de son être historique, c’est-à-dire de son passé millénaire, présent critique et futur universel, il se débattra dans la nuit que nous a laissé leXIXesiècle25.

Dussel décrit comment la « civilisation » universelle (dans les mots de Ricœur) avait impacté les cultures pré-hispaniques et comment s’est finalement constitué le « noyau éthico-mythique » de la culture latino-américaine comme un tout à partir duquel les histoires culturelles « natio- nales » se sont configurées. Mais il précise à la fin du texte que l’« étude évolutive et universelle des noyaux mythico-ontologiques, leurs ethos et leurs systèmes de valeurs, ne nous lancent pas vers un relativisme historiciste anti-métaphysique26».

Quelques années plus tard Dussel critique sa position antérieure à 1969 dans une rétractation intitulée « Au-delà du culturalisme27 ». Il critique une certaine cécité face aux « asymétries » des sujets (une culture domine à une autre, une classe à une autre, un pays à un autre, un sexe à un autre, etc.). Selon Dussel, sa position en quelque sorte « culturaliste » de la période

20. Idem, « Punto de partida : Iberoamérica en la historia universal ».

21. Enrique DUSSEL. « Hipótesis para el estudio de Latinoamérica en la Historia Universal ». Dans : Resistencia (2003 (1966)).

22. Idem, « Punto de partida : Iberoamérica en la historia universal », pp. 87-88.

23. Enrique DUSSEL, « ¿El ser de Latinoamerica tiene pasado y futuro ? », écrit en 1964, publié dans idem,

América Latina, Dependencia y liberación : [ensayos], pp. 24-36

24. Enrique DUSSEL, « Escatología latinoamericana I, II », écrit en 1964, publié dans ibid., pp. 37-55

25. Enrique DUSSEL, « ¿El ser de Latinoamerica tiene pasado y futuro ? », écrit en 1964, publié dans ibid., p. 34 26. Enrique Dussel, Hipótesis para el estudio de Latinoamérica en la Historia Universal, Resistencia (Argentina), Universidad del Nordeste, 2003, p. 44.

27. Enrique DUSSEL, « Más allá del culturalismo », dans Enrique DUSSEL. Historia general de la Iglesia en

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d’avant 1969 permettait une vision ingénue, conservatrice et apologétique de la culture latino- américaine considérée comme un tout28.

[...] La plus grande limitation du culturalisme a été sa cécité partielle pour découvrir l’im- portance de l’économique et ses contradictions. L’économique n’est ni civilisation, ni ethos, ni les valeurs ou le style de vie. L’économique ne pouvait pas être situé car il manquait « l’autre » au niveau pratique. Comme l’économique est la relation indirecte entre deux personnes grâce à la médiation du produit du travail, il y avait culture comme structure sans sujets, sans relations, sans échange ou distribution, sans domination. La domination n’existait qu’entre deux cultures mais pas à l’intérieur de celles-ci. Dans son fondement, le manque de la découverte de l’économique comme l’opposition de deux sujets par la médiation des produits de leur travail (échange, vol, donation, etc.) empêchait de situer clairement dans la structure totale de la société, la question des classes sociales.

En effet, le sujet impersonnel et omni-compréhensif des outils d’une civilisation, le même sujet impersonnel d’un ethos face aux outils (et non face aux autres hommes), les valeurs absolus comme a priori surgit de rien [...] ne laissait pas de place pour les sujets historiques, contradictoires, opposés, en lutte. Le culturalisme était un produit idéologique du populisme (qui pour essayer un projet de capitalisme national, avait besoin de l’alliance de classes entre la bourgeoisie et les classes ouvrières). En conséquence, l’opposition entre les classes n’était pas possible.

Les classes, ensembles d’humains déterminés par divers types de travail, de production matérielle et idéologique, dans des situations pratiques de domination ou de dominés, peuvent surgir comme un concept d’interprétation quand on admet qu’il y a plus qu’un seul sujet social. Pour le culturalisme, toute la société est un seul sujet : le sujet de la culture comme totalité. En revanche, pour une position plus réaliste, historique et complexe, les relations des hommes dans une totalité sociale à travers du produit de leur travail (l’économie) exigent d’une diversité de sujets de travaux différents et donc, de différentes classes sociales comme sujets historiques du processus humain29.

Avec la découverte de l’« autre » au niveau pratique et la prise de conscience des asymétries et de l’importance de l’économie et donc de l’opposition de deux sujets par la médiation des produits de leur travail, Dussel considère comme finie son étape, encore ontologique, des années 1960.

28. Enrique DUSSEL. « Autopercepción intelectual de un proceso histórico. En búsqueda del sentido (origen y desarrollo de una Filosofía de la Liberación ». Dans : Antrhopos n180 (1981), p. 21.

29. Enrique DUSSEL, « Más allá del culturalismo », dans idem, Historia general de la Iglesia en América Latina, t. I, pp. 34-35