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Durant les premières années de la philosophie de la libération (1970-1974), l’apport de Marx pour Dussel se situe dans l’introduction de la notion de réalité. Selon Dussel, dans la

52. L. FEUERBACH, « L’Essence du christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété. Nécessité d’une réforme de la philosophie. Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie », in Manifestes philosophiques,

textes choisis (2e édition). Paris, PUF, 2001, p. 131.

53. Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques, textes choisis (1839-1845) par Louis Althusser, Paris, Presses universitaires de France, 1973, p. 96.

détermination de la réalité du réel, Marx dépasse la notion feuerbachienne de sensibilité et l’empirisme statique et contemplatif de la simple vérification dans le processus de réalisation54. Précédemment, Hegel avait identifié le réel et le rationnel. Face à cela, Schelling a proposé un au-delà de l’ontologie de l’identité de l’être et de la pensée, et Feuerbach a introduit le niveau corporel et anthropologique, la sensibilité ainsi que la relation je-tu : homme-homme. Maintenant, Marx va au-delà de Feuerbach (tant de la sensibilité que de la relation je-tu) et découvre le réel comme ce qui est produit, travaillé. La relation je-tu, homme-homme, est précisée dans les relations maître/esclave, seigneur/paysan, propriétaire du capital/exploité ou vendeur spolié de son propre travail.

La méthode qu’utilise Karl Marx n’est pas formellement différente de celle de Hegel. En effet, dans les deux cas, il s’agit de la dialectique. Cependant, Marx prend une position radicale- ment opposée par rapport à son maître. Sa méthode dialectique est non seulement fondamenta- lement distincte de la méthode de Hegel, mais elle est, en tout et partout, l’antithèse de celle-ci. Pour Hegel, le processus de la pensée, qu’il transforme sous le nom d’idée, en sujet autonome, est le démiurge (créateur) de la réalité, cette dernière n’étant que sa manifestation extérieure. Pour Marx, au contraire, l’idée n’est autre chose que le monde matériel traduit et transformé par le cerveau humain55. Autrement dit, si pour Hegel le réel était le résultat de la pensée, pour

Marx la pensée est le résultat de la réalité. Au contraire de la tradition philosophique allemande, les idées ne viennent pas d’en haut pour se traduire dans la vie matérielle : elles proviennent de la réalité matérielle elle-même. Il s’agit ainsi de dépasser non seulement la notion de réalité mais aussi, en conséquence, l’interprétation théorique elle-même : la philosophie n’est pas une interprétation ingénue et intuitive des donnés mais principalement et essentiellement, une interprétation et une exposition qui prennent en compte les conditionnements réels du penser lui-même ainsi que de la production, également réelle, du sujet pensé : le réel concret historique. Il s’agit en conséquence, de faire redescendre la philosophie du ciel sur la terre.

Par ailleurs, une connaissance adéquate de la réalité requiert que le sujet, la société, soit toujours présent dans l’interprétation comme prémisse. Autrement dit, toute connaissance, et donc, toute méthode suppose (sub-ponere : placer dessous) des conditionnements qui ont né-

54. DUSSEL, op. cit., p. 139.

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cessairement une incidence sur le mode même du connaître. Ces conditionnements sont dans la réalité. Marx avait posé cette question déjà en 1845 quand dans L’idéologie allemande il a écrit à propos de ses contemporains : « toute la critique philosophique allemande, de Strauss à Stirner, se limite à la critique des représentations religieuses. [...] Aucun de ces philosophes ne s’est avisé de s’interroger sur le lien de la philosophie allemande avec la réalité allemande, le lien de leur critique avec leur propre milieu matériel56 ». Cette vision claire des condition- nements matériels est pour Dussel, l’une des contributions majeures et irréversibles de Marx. Selon Dussel, « les philosophies sont inévitablement les expressions conditionnées de leurs mondes57». Cette indication marxienne de l’historicité réelle du penser était déjà présente chez Dussel dans Pour une de-struction de l’histoire de l’éthique quand l’auteur affirmait que les éthiques philosophiques naissent et s’épuisent dans leur ethos historique, dans leur monde. Elle a également eu un impact définitif dans les philosophies latino-américaines de la libération et de manière explicite, dans la Méthode pour une philosophie de la libération de Dussel que nous analysons dans cette section et où l’auteur écrit que :

Le conditionnement, la prémisse ou le présupposé économique du penser philosophique est, à partir de ce moment [de cette découverte de Marx], un fait que la philosophie ne pourra plus éviter. En conséquence, la philosophie peut être soit une idéologie complice de l’injustice soit, au contraire, une critique du système au moyen de la découverte explicite et justifié de ses liens et ses conditionnements58.

Cette interprétation est non seulement vraie mais elle peut également proférer que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer59». Dans sa conception de la réalité comme quelque chose qui est transformable, Marx dépasse pour Dussel, la conception feuerbachienne du sensible et l’empirisme statique contemplatif. La transformation du réel au moyen du travail vise une conception dynamique de la dialectique dans un sens totalement nouveau, jamais pensé par Hegel. Cependant, Marx n’a pas pu exprimer de manière adéquate le facteur liberté car selon Dussel, sa dialectique manque de catégorie d’altérité. Grâce à cette catégorie, la méthode dialectique se transforme chez Dussel en une analectique (ou ana-dia-lectique). En conséquence, selon Dussel, Marx ne parvient pas à

56. K. MARX, L’idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1968, pp. 43 et ss. 57. DUSSEL, op. cit., p. 143.

58. Ibid., p. 144.

dépasser la totalité ontologique : le travail comme l’horizon de compréhension de l’économique est une réalité même. Être est travailler. D’après Dussel :

Le dépassement de la totalité bourgeoise a dans son intériorité comme un de ses moments niés en absolu, le prolétariat. C’est-à-dire, la potentialité intérieure au tout du système bourgeois est déjà, le futur de l’histoire. Ce futur dialectique, déploiement du même et à partir du même, est en apparence, une nouveauté : à la fin, il sera un moment apparu à partir de l’Europe capitaliste et comme le dépassement du capitalisme [. . . ]. [Chez Marx] l’ontologie dialectique régit toujours et le processus dialectique est formellement, comme pour Hegel, le déploiement croissant, avec un saut qualitatif (car quantitatif) de l’être, maintenant comme travail [. . . ]. Chez Marx l’être est le travail. Avec cela, il a dépassé la religiosité éthérée de Schelling mais il a perdu l’extériorité de l’être : la liberté d’Autrui qui peut travailler à partir d’un au-delà de la totalité bourgeoise, par exemple, en Amérique latine, Afrique, Chine, Asie. Marx a fait un immense pas en avant qui permet d’implémenter au processus concret croissant des peuples mais il ne réussit pas à dépasser la totalité comme catégorie ultime ni le pays ou la nation comme horizon de son analyse (de fait, et même si dans ses dernières années il entrevît la réalité du tiers monde)60.

En conséquence, Marx ne parvient pas, selon Dussel, à dépasser la catégorie de totalité en tant que telle. La possibilité d’un système qui surgit à partir de l’extériorité du capitalisme est donc, impossible. Marx a effectivement parlé d’une « division internationale du travail » mais n’a pas réussit à penser dialectiquement la totalité comme un marché mondial et en conséquence, n’a pas pu conclure également la plus-value du niveau colonial. Pouvoir compter avec un moment extérieur au système capitaliste exige la modification de la méthode elle-même. Il s’agit de la reconnaissance de l’extériorité historique des colonies considérées maintenant non pas comme des colonies (déploiement du même à partir du même) mais comme des cultures

dis-tinctes à la culture européenne et donc, comme une nouvelle totalité analogique. Il s’agit du

passage de la totalité ontologique à la métaphysique de l’altérité, de La dialectique hégélienne à la Méthode pour une philosophie de la libération. Deux types de motivations se trouvent à la base de ce passage : des motivations objectives et subjectives. Parmi les premières, il y a la réception de la théorie de la dépendance et de la théologie de la libération ainsi que l’impact des mouvements nationaux de libération et des mouvements d’étudiants de 1968. Nous avons étudié ces motivations dans la première partie de ce travail. Parmi les motivations subjectives, Emmanuel Levinas a une importance fondamentale.

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