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Traits sémantiques

A. La naissance de l’enseignement moderne

2. L’anglais prend la place du français dans l’enseignement

L’invasion italienne en 1935 signa la fin des espérances pour beaucoup : les écoles gouvernementales furent fermées ou réservées aux enfants italiens, de nombreux étudiants furent exécutés, les fascistes voulurent mettre en place une politique éducative raciale et décidèrent que les langues internationales seraient réservées aux enfants italiens. Les six régions qu’ils avaient identifiées auraient une langue d’enseignement différente : le tigrinia en Erythrée, l’amharique en région amhara, l’amharique et l’oromo à Addis-Abeba, le harari et l’oromo à Harar, l’oromo et le kafficho dans le Sidamo, le somali en région somalie256. Il fallait diviser pour mieux régner. Les Italiens n’eurent pas le temps de mettre en place leur politique (sauf peut-être en Erythrée). Bien que leurs choix soient différents de ceux du gouvernement actuel qui prône un plurilinguisme pour tous, on ne peut s’empêcher de voir ici la toute première tentative de reconnaissance officielle de l’existence de plusieurs langues en Ethiopie, parlées dans différentes zones géographiques, reconnaissance que les Ethiopiens attendront encore longtemps.

La défaite des Italiens (1941) fut le signe d’un renouveau que les Anglais permirent en aidant l’Ethiopie à lutter contre l’envahisseur. L’italien disparut alors des curricula, et

on cultures which are far from their own experience. Often they are not exposed to the language of instruction outside the classroom, and yet they have to compete with children born in the culture the school represents. Often they are not prepared for the Ethiopian School Leaving Examination, which determines their eligibility for higher education in the Ethiopian National University. It would be of interest to investigate the psychological impact of this situation as well as the depth and breadth of education Ethiopian students get from these schools. It is possible that children educated in such foreign schools will be alienated from their own culture and possibly tend to be indifferent to the aspiration of their people? 256

puisqu’on reprochait à la France de ne pas s’être engagée dans cette lutte, ce fut l’anglais – et l’amharique – qui devinrent les langues d’enseignement. Dans son autobiographie, Mengistu Lemma cite les paroles de son père : « Nous devions apprendre leur langue parce qu’eux nous avaient aidé à expulser les Italiens »257, auxquelles Jacques Bureau semble répondre en arguant du fait que les Français n’ont pas tous cautionné cette démission de la France (qui avait même interdit le port de Djibouti à l’armée éthiopienne en 1935) : « Il est tout à fait remarquable que, dès octobre 1935, une partie de la société française se divisa quant à l’affaire d’Ethiopie et que la résistance éthiopienne reçut, plus tard, l’aide des Français »258. Au-delà des regards portés sur l’Histoire, il est frappant de constater – à nouveau – combien les langues sont chargées de représentations pour les hommes. Français ou anglais, finalement peu importe la langue, mais les valeurs qui y sont associées sont les fondements de choix qui peuvent engager des millions de personnes. Et que l’on soit éthiopien ou français, on préfère une langue liée à des valeurs peut-être universelles : la solidarité dans l’épreuve et la liberté. Toujours est-il que cela porta un coup aux représentations du français en Ethiopie. Ainsi, les lois qui étaient promulguées en amharique et français dans le journal Berhane Salam jusqu’en 1942, le furent en amharique et anglais à partir de cette date259. Selon Aleme Eshete260, quatre raisons principales ont provoqué le déclin de l’enseignement du français en Ethiopie après la guerre : les Italiens ont supprimé son enseignement, et le Négus – déçu par l’immobilisme de la France pendant l’invasion – ne lui permit pas de reprendre sa politique de coopération en Ethiopie, alors qu’il donna carte blanche aux anglophones. Cela se traduisit par la nomination d’un anglophone à la tête de l’administration catholique (Monseigneur Jarosseau était mort depuis 1940). Sur le plan international, le prestige de l’anglais était bien plus important.

Haïlé Sélassié, francophile malgré tout, accepte que l’école de l’Alliance Française rouvre ses portes dès 1942, et le Lycée Guebre Mariam franco-éthiopien naît en 1947. Nous reviendrons plus avant sur les statuts de cet établissement par la suite. Mais dans un contexte d’après-guerre, il semble que la volonté de l’empereur soit liée au fait qu’il

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Mengistu Lemma, 1996, Autobiographie, Addis-Abeba, Mega Publishing (texte en amharique), cité dans Heugh K. et alii, 2007, Final Report Study of Medium of Instruction in Primary Schools in Ethiopia, Unesco, p. 52: We had to learn their language because they were the ones who helped us expel the Italians.

258

Bureau J., op. cit., p. 14, l’auteur fait référence ici à un manifeste d’intellectuels français s’opposant à la politique de non intervention de l’Etat français lors de l’invasion de l’Ethiopie.

259 Chauvin M., 1980, « Politique linguistique du gouvernement impérial éthiopien », dans Tubiana J.(éd.),

Modern Ethiopia, Rotterdam, pp. 425-446, ici p. 425. 260

connaissait un établissement similaire en Egypte et qu’il en admirait le concept. Le principe ressemblait fort semble-t-il à ce qu’il avait voulu mettre en place dans les deux écoles qu’il avait créées quelque vingt ans plus tôt : apprendre dans une langue internationale et permettre à un grand nombre d’Ethiopiens d’accéder à une éducation de qualité (presque) gratuitement.

Cette école d’élite reste cependant marginale. Il faut consolider l’unité nationale (par l’amharique). En 1944, le Journal Officiel (Negarit Gazeta) stipule que les écoles gouvernementales doivent dorénavant enseigner en amharique. Seuls les missionnaires peuvent utiliser d’autres langues « locales » dans des régions où l’on ne connaît pas l’amharique « jusqu’à ce que les missionnaires et leurs élèves aient une connaissance de l’amharique courant »261. L’anglais reste la première langue enseignée dès l’école primaire et devient langue d’enseignement au secondaire. L’amharique est la langue d’enseignement au primaire. La Constitution éthiopienne de 1955 donne le statut de « seule langue officielle » à l’amharique. L’Ethiopie n’est pas un pays anglophone, loin de là, et nombre d’enquêtes dénoncent l’utilisation d’une langue aliénante pour les élèves, ce qui va dans le sens des recommandations de l’Unesco qui, dès 1955, prône l’enseignement en langues maternelles. En 1961, lors de la conférence qui a lieu à Addis-Abeba, elle est dénoncée pour son très fort taux d’analphabétisme. Pour les amharophones, le problème est centré sur l’anglais, langue qui n’a aucune fonction identitaire, et qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment pour que cela soit une langue d’enseignement efficace ; on dénonce même le fait que les jeunes ont honte de ne savoir parler aucune langue262. Pour les non-amharophones, la même question se pose mais dès les premières années d’école : l’amharique leur est parfois totalement étranger.

L’amharique, langue nationale, devient rapidement la langue des gens instruits et urbanisés. Mais il est totalement inconnu d’une grande majorité de la population rurale qui parle sa langue ethnique ou la langue prédominante dans leur région263.

261 Negarit Gazeta, 1944, article 14, cité par McNab C., 1987, « From Traditional practice to current policy: the changing pattern of language use in Ethiopia education » dans Tadesse Beyene (éd.) Proceedings of the

eighth International Conference of Ethiopian Studies, vol.1, Addis-Abeba, Institute of Ethiopian Studies, pp.

715-727, ici p. 718.

262 Tekeste Negash, 1990, The Crisis of Ethiopian Education : Some Implication for Nation Building. Uppsala Reports on Education, n°29, Sweden, Upsala University, p. 54.

263 Ethiopian Central Statistical Office, 1965, A Population Count in Wollamo Awraja, Addis-Abeba, cité dans McNab, op. cit., p719: Amharic, the national language, is fast becoming the language of the educated

and the urbaniséd. However is totally unknown to a great many of the rural people how speak either their ethnic language or who use a language of trade which is predominant in the area they live.

Ces questions se posent aujourd’hui avec la même acuité, encore aggravées par le fait que si les enseignants étaient à l’époque le plus souvent des étrangers choisis pour leurs compétences professionnelles (Indiens puis volontaires des Peace Corps), ils sont aujourd’hui très peu formés, et parfois même bien peu anglophones.

Le destin de l’anglais et du français sont dorénavant bien différents : tandis que l’anglais devient la première langue étrangère enseignée, et la langue d’accès au savoir par l’école, le français reste la langue d’une élite marginale, même si la coopération française est active dans le domaine de l’enseignement supérieur et technique. D’aucuns déplorent son recul au profit de l’anglais dans cette « guerre des langues » :

De nombreux projets, comme par exemple (…) la contribution française à l’Université Haïlé Sélassié Ier… n’ont pas encore vu le jour. Certaines écoles privées, prétextant le petit nombre de leurs élèves, ont même abandonné le français, qui était traditionnellement leur langue d’enseignement. (…) Cependant que le français végète en Ethiopie, l’anglais progresse remarquablement, favorisé par les élites de formation anglosaxonne264.

En réaction à cette situation que l’on retrouve un peu partout dans le monde, les accords de 1966 ouvrent une ère de coopération ciblée sur l’enseignement secondaire : l’apprentissage du français est obligatoire. Un grand nombre de coopérants français interviennent, mais il reste aujourd’hui peu de traces de cet effort de diffusion. Les statuts officiels du Lycée sont signés, on crée une école supérieure technique, une école normale pour les enseignants, on continue à soutenir l’enseignement en français des cheminots éthiopiens… Près d’une centaine de coopérants français sont envoyés chaque année pour enseigner… En 1974, Marcel Chauvin constate cependant que l’usage du français est circonscrit aux cercles aristocratiques, ce que confirment nos observations aujourd’hui : si certains se souviennent avoir appris le français « il y a bien longtemps », bien peu le parlent :

Seule la vieille aristocratie amhara est bi ou trilingue ; le français est sa langue de culture. Les aristocrates, qui ont le culte de la France, de sa langue et de sa civilisation, parlent à leurs enfants en français dès leur plus jeune âge. (…) L’anglais ne jouit pas du même prestige dans cette classe sociale ; mais de façon générale, le français perd du terrain au profit de l’anglais265.

264 Pénisson J., 1963, « Le Lycée franco-éthiopien Guebre Mariam, héritier d’une longue tradition d’enseignement français en Ethiopie » dans Molinier T. et Kling J-F. (éds.), Mélanges pour le centenaire du

Lycée Guebre Mariam, Mission Laïque française, United Printers, Addis-Abeba, pp. 81-90, ici p. 88. 265

Encore une fois l’Histoire va changer les choses puisque le Derg (1975-1991) développe l’usage de l’amharique dans l’éducation formelle et les langues locales dans l’éducation informelle. L’anglais est plutôt vu comme la langue de l’impérialisme, qui est sans doute nécessaire à une élite, mais son apprentissage doit être fait beaucoup plus tard. Quant au français… quelques essais de coopération ont perduré les premières années puis se sont arrêtées. La France chercha à répondre à des besoins de coopération technique exprimés par le gouvernement, mais elle se retira assez vite. Le Lycée est cependant resté ouvert. Nous ne reviendrons pas sur cette époque que nous avons longuement évoquée à propos de la diffusion de l’amharique, sinon pour redire que les violences traumatisèrent les Ethiopiens, qui préfèrent encore aujourd’hui se taire plutôt que de risquer l’expression d’un désaccord peut-être fatal.