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L’Ethiopie se distingue de la France par ses caractéristiques socio-économiques car c’est un pays très pauvre, peu scolarisé et très peuplé, essentiellement rural, dans lequel la capitale, Addis-Abeba, située au cœur du pays, est le lieu de vie d’une population généralement plus aisée. C’est aussi et surtout un Etat fédéral organisé selon des critères ethniques, ethnies parlant plus de 80 langues différentes sur l’ensemble du territoire. Toutes ces langues sont inégalement maîtrisées par l’ensemble des locuteurs, et les plus communément représentées sont aussi les langues officiellement choisies par chaque Etat pour développer une politique éducative fondée sur l’apprentissage en langues maternelles selon un principe d’ethnicité qui se confond avec une politique de territorialité : plusieurs groupes ethniques peuvent vivre sur un même territoire mais une seule langue d’enseignement est généralement choisie par chaque Etat. Le slogan national, « Unité dans la diversité », résume bien cet effort de reconnaissance. La politique ethnolinguistique rend difficile son aménagement : difficultés à gérer une diglossie parfois harmonieuse mais souvent conflictuelle in vivo aux yeux des citoyens éthiopiens. Le fait que ce pays soit très officiellement fondé sur des bases ethno-fédérales soulève en effet la question des liens identitaires entre langues et cultures et de la reconnaissance de chacun en tant que membre d’un groupe et en tant que membre de l’Ethiopie. Les perceptions de cette situation sont complexes : on s’accorde à penser que l’unité nationale passe par la maîtrise d’une langue d’appartenance et de l’amharique, mais cela est le plus souvent considéré comme utopique, voire même freiné par le gouvernement actuel.

Les deux langues les plus parlées en Ethiopie aujourd’hui sont l’oromo (34,5 % pour 15 % à Addis-Abeba) mais surtout l’amharique (42,3 % pour 97 % à Addis-Abeba). La

nouvelle Constitution prévoit des aménagements linguistiques qui visent à une reconnaissance égale de toutes les ethnies du territoire et de leurs langues et au développement de l’amharique. Mais le bilan est discutable et discuté. Aujourd’hui, l’Ethiopie est un pays multilingue, mais une majorité de ses habitants sont monolingues, le plus souvent dans les zones rurales. Aucune langue n’est communément partagée par tous. Les villes sont les lieux privilégiés des contacts de langues.

Le statut de capitale fédérale d’Addis-Abeba, son organisation macrocéphale et le fait que ses habitants soient issus de groupes ethniques très différents font que de nombreuses langues y sont parlées mais que, dans le même temps, c’est l’amharique qui est la langue véhiculaire et vernaculaire de la plupart des Additiens. C’est aussi la langue des premiers apprentissages scolaires. La langue étrangère la plus présente est l’anglais, même si peu d’Ethiopiens la parlent, et essentiellement dans les milieux lettrés. La plupart des Additiens vivent donc dans une ville plurilingue dans laquelle les langues éthiopiennes se déclinent selon une configuration diglossique qui donne un statut de fort prestige à l’amharique sans masquer cependant les tensions ethnolinguistiques. L’anglais est la première langue étrangère et le français n’est pas connu.

Le français a eu son heure de gloire au début du XXe siècle, car après avoir été la langue de la diplomatie extérieure, elle a été la langue des premières écoles formelles implantées par le gouvernement éthiopien à Addis-Abeba. Cela a fait naître une génération d’Ethiopiens francophones, qui ont eu accès à de hauts postes politiques avant de se voir oubliés dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale et de l’invasion italienne. Dans les années 50, c’est donc l’anglais qui a été enseigné comme première langue étrangère dans les écoles éthiopiennes.

Le Lycée franco-éthiopien Guebre Mariam naît en 1947 des efforts conjugués des gouvernements français et éthiopiens : on souhaite scolariser une future élite éthiopienne en français. Les premiers élèves sont au nombre de 176, les programmes et les enseignants seront français. Les statuts de l’établissement stipulent en 1966 que 70 % des élèves seront éthiopiens, et que l’amharique et d’autres matières du cursus public éthiopien seront aussi enseignées par des enseignants qualifiés. Les enfants éthiopiens d’une élite francophone et francophile font donc leurs études en français au Lycée Guebre Mariam. En 1963, ils représentaient 72 % des 1500 élèves, parmi 31 nationalités représentées. Ces chiffres sont globalement encore vrais aujourd’hui. En ville, le français reste une langue très marginale, et seule l’Alliance française développe une action culturelle qui se veut ouverte à tous : même si ce centre culturel reste peu connu, les cours ont un certains succès. Quelques

autres écoles permettent aux adultes qui le souhaitent d’apprendre le français. Le LGM fait donc figure d’exception dans cet environnement urbain peu ouvert sur l’étranger tout en étant fortement marqué par la mixité sociale, ethnique et linguistique.

L’AEFE, créée en 1990, gère un réseau de 74 établissements scolaires dans le monde, avec le double objectif de permettre « aux élèves du pays d’accueil de s’approprier notre culture tout en restant enracinés dans celle de leur propre pays et aux élèves français de tirer le meilleur parti de leur insertion dans un milieu étranger »389. Lorsque les programmes scolaires sont français et qu’ils sont donc conçus pour une société unilingue et monoculturelle, leur application dans un établissement scolaire implanté dans un contexte plurilingue tel que l’Ethiopie pose des difficultés qui peuvent, à terme, empêcher la réussite scolaire des élèves. Sont considérées comme sources de difficultés potentielles l’insertion des élèves non français ainsi que leur niveau de langue. Les pistes pédagogiques proposées par l’AEFE pour la maîtrise du français concernent essentiellement l’enseignement d’un « français langue de scolarisation », compris comme un enseignement des programmes de FLM adapté aux élèves qui ne sont pas de familles francophones. Le français serait donc associé à une réussite scolaire indépendante de référents culturels qui fondent cependant les programmes officiels. On insiste surtout sur l’importance de la réussite scolaire des élèves (réussite reconnue dans ces établissements) mais leur plurilinguisme et leurs appartenances culturelles plurielles ne sont pas envisagées comme des compétences valorisables pour la scolarisation. Lorsqu’ils sont connus des acteurs de l’action éducative sur le terrain, ces textes très généraux ne peuvent que révéler, en creux, l’importance des particularités contextuelles de chaque établissement.

Cet éclairage du cadre sociolinguistique dans lequel vivent les élèves sous-entend que leurs pratiques langagières en sont marquées de façon significative, qu’elles influent donc aussi sur leurs apprentissages en français. Or, un élève est avant tout un jeune en devenir : le langage revêt donc des fonctions plurielles, marquées par le macro-contexte mais aussi par les valeurs attribuées aux langues utilisées entre pairs. C’est la raison pour laquelle nous nous intéresserons maintenant à la communauté linguistique des élèves du LGM, à ses pratiques et représentations langagières.

389 AEFE, 2007, « Charte de l’Enseignement français à l’Etranger », p. 5, document consultable sur le site