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Chapitre 2 : Les récits des géographes

6. Vers une géographie de l’alimentation renouvelée

6.1 L’alimentation et la spatialité

L’alimentation a été définie par les sociologues comme un « fait social total » (Mauss, 1950;

Poulain, 2002b), car il concentre toutes les dimensions de l’humain (économique, juridique, religieuse, esthétique ou biologique). Ce concept fait donc aussi appel à la géographie dans la mesure où s’établit un lien du social au spatial (Lussault, 2007; Fumey, 2010). En effet, manger s’inscrit dans un espace physique et signifie incorporer un territoire (Bruhnes, 1942, cité par Fumey, 2007) :

On doit retrouver presque en toute nourriture humaine une parcelle de revêtement végétal de la terre. Les repas d’un être humain représentent donc, d’une manière directe ou indirecte, la ‘tonte’ d’une étendue plus ou moins restreinte du tapis végétal, naturel ou cultivé (p. 37).

En retour, ce qu’un groupe humain mange et les techniques qu’il met en œuvre pour produire ses aliments contribuent à façonner leurs territoires (Brunhes, 1942, cité par Poulain, 2002b) :

Toutes les fois que les hommes se désaltèrent ou s’alimentent, ils profitent donc de fait de surfaces qu’ils modifient ; et, par la répétition ininterrompue de leur repas, ils entraînent des modifications géographiques ininterrompues (p. 225).

Il est toutefois frappant de constater une utilisation non systématique des ressources mises à disposition par le biotope (Fumey, 2007). Certes, il existe bien des contraintes écologiques liées à la culture de certains produits comme la vigne ou le blé. Mais l’intérêt pour ces produits va permettre une diffusion sur des espaces infiniment plus larges que leurs espaces d’origine, jusqu’à l’extrême limite de leurs conditions de production (voir supra, figure 6).54

54 Sur ce point également, les travaux des sociologues et anthropologues sont éclairants. Sahlins (1980) a par exemple montré, avec l’exemple des États-Unis, comment la consommation de viande ne dépend ni de sa disponibilité ni des techniques mais de raisons culturelles. Beaucoup plus tôt, c’était Lévy-Strauss, puis Condominas qui ont développé l’idée que les régimes alimentaires ne sont pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux (Poulain, 2002b).

Pour préciser la dimension spatiale de l’alimentation, Fumey (2010) s’appuie sur les travaux de Lussault (2007)55. La séparation et la distance sont les deux opérateurs qui permettent de le faire en agissant de deux manières :

(…) d’une part, par la construction des paysages qui sont repérables par leurs caractères changeants d’une aire géographique qui prend alors un caractère ‘spécialisé’ ; et, d’autre part, par le sens symbolique que donnent les mangeurs à ce qu’ils identifient de géographique dans leur alimentation (p. 19).

Ces espaces géographiques spécifiques deviennent des « marqueurs sociaux » qui produisent de la distinction entre les êtres humains. Le mangeur construit ainsi son identité sur la base de choix alimentaires (voir infra, la sous-section 6.2). Mais, par son inscription territoriale, l’alimentation permet surtout la construction d’un rapport au monde :

[L’alimentation] est, du fait du principe d’incorporation [Fischler, 1990], le lien le plus intime entre tout être humain et le monde, qui devient alors un monde approprié symboliquement (Fumey, 2010, p. 20).

Pour maîtriser la distance, deux outils sont mobilisés : la « désignation » permet de reconnaître des produits, de les nommer et de leur affecter des qualités qui vont les caractériser. La « délimitation » permet de « reconnaître des produits dans des espaces en extension », dont les limites « peuvent être soit fermées par des interdits alimentaires ou des politiques sanitaires, soit ouvertes dans les zones de contact comme les métropoles internationales, les régions touristiques » (Fumey, 2010, pp. 20-21).

Par ailleurs, le caractère géographique de l’alimentation s’obtient très souvent par des images qui sont les « doubles analogiques » de l’objet56. Cela revient donc à dépasser l’idée que la carte n’est pas le territoire en postulant que l’image représente ce qu’elle invente :

Elle [la carte] ne montre pas un ordre préexistant stable, elle expose ce qui n’existe pas sans elle. Elle fait exister le monde spatial dans une mise en ordre qui constitue un de ses ordonnancements possibles, socialement acceptables (Lussault, 2007, p. 73).

Les principaux attributs de l’espace géographique alimentaire sont identiques à tout espace géographique :

- La « taille » qui permet de définir les caractères d’un objet alimentaire et détermine une échelle. Un aliment industriel, par exemple, n’a pas la même échelle de consommation qu’un produit du terroir ;

55 Dans le texte qui suit, il est fait constamment référence aux deux auteurs.

56 Cette définition de l’image renvoie ainsi à l’énoncé iconique et à la distinction établie par Pierce : l’icône est un signe en rapport de similarité avec un objet référent ; le symbole se situe dans un rapport arbitraire et l’indice dans un rapport physique avec l’objet (Lussault, 2007).

- La « métrique », qui consiste à mesurer la distance. L’accessibilité à un bien alimentaire peut varier en fonction du lieu d’habitation, mais aussi en fonction de l’offre du marché, du revenu du mangeur ou des interdits (Fumey, 2010) ;

- La « substance », « c’est-à-dire, pour l’alimentation, les goûts, les manières de table, les types de consommation, etc. qui s’expriment dans l’espace des faits de société » (p. 21) ;

- La « configuration », « c’est-à-dire l’agencement, le champ des relations entre les mangeurs, d’un côté, et les produits et cuisines, de l’autre » (p. 22).

Fumey ne précise pas que les liens entre ces quatre attributs de l’espace et l’action sont permanents, ce que fait Lussault à plusieurs reprises. À titre d’exemple, regardons ce qu’il dit à propos de la métrique :

Les acteurs définissent les métriques qu’il utilisent selon les contextes d’action dans lesquels ils vivent – soit en empruntant des métriques conventionnelles, des normes socialement acceptées, soit en en définissant de spécifiques, ad hoc à l’usage. La mesure de la distance est inscrite dans l’acte spatial qui induit toujours des jeux avec celle-ci. Agir, c’est jouer avec les métriques (Lussault, 2007, p. 86).

Prenons l’exemple d’un père de famille qui fait ses courses. Il peut, par exemple, déterminer ses lieux d’achats en fonction de son temps disponible57. Dès lors, son choix ne sera pas nécessairement identique s’il dispose d’une heure ou d’une demi-journée. Et pour prendre sa décision, il va estimer la distance et le temps de déplacement nécessaire (il choisit une échelle et une métrique), il choisit sur cette base le commerce qui lui convient (une substance), définissant ainsi une configuration particulière, celle du père de famille qui fait ses courses.

Les espaces des sociétés apparaissent ainsi comme des construits sociaux, des

« arrangements » (Raffestin, 1986, cité par Lussault, 2007) ou des « agencements formalisés de matière et d’idées, dotés d’attributs » (Lussault, 2007, p. 89). Trois types d’agencement peuvent être distingués : le lieu, l’aire et le réseau. Ces agencements définissent l’ « identité spatiale alimentaire » des acteurs (Fumey, 2010)58

57 Bien d’autres logiques pourraient être adoptées, si l’on pense, par exemple, aux différentes formes de rationalité évoquées au chapitre 1.

58 Il est à noter que Fumey n’évoque pas le troisième type d’agencement qui est le réseau. En revanche, il mentionne le paysage, qui, selon Lussault (2007), ne renvoie pas au même type de réalité spatiale que le lieu, le territoire ou le réseau. En effet, il s’avère plus en rapport avec le développement consacré au visuel.