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Chapitre 5 : Apprendre à l’aide de multiples systèmes sémiotiques

5. Des stratégies langagières pour argumenter

Il convient maintenant de définir plus précisément la nature des stratégies langagières qu’élèves et enseignants sont amenés à développer dans le cadre des interactions de classe.

Nous examinerons ces stratégies langagières sous l’angle de l’argumentation, du développement des compétences sociales, et, plus globalement, sous l’angle de l’acculturation aux disciplines scientifiques (Albe, 2009a). En effet, nous avons vu que cette orientation constitue un enjeu fondamental de la géographie scolaire recomposée et, plus généralement, de la formation du citoyen (voir supra, le chapitre 3). Cette réflexion s’impose d’autant plus que, comme le rappelle Salazar Orvig (2003), la dimension argumentative est présente dans tout discours129.

5.1 Une définition large de l’argumentation

Comme le signale Nonnon (1997), il serait réducteur d’assimiler l’argumentation à « un ensemble d’habiletés destinées, dans un contexte d’opposition de thèses, à défendre ou faire triompher une opinion ou à affaiblir celle d’autrui, le point de vue de chacun étant considéré comme a priori constitué, stable et homogène » (p. 13). En effet, selon la linguiste, il s’agit, à l’École, d’exploiter les dimensions « exploratoire, heuristique et constructive » de l’argumentation, de manière à construire des notions, des raisonnements en intégrant des perspectives nombreuses et diversifiées. Elle propose ainsi de privilégier le modèle du dialogue dialectique dont parlait Aristote et qu’ont privilégié des philosophes comme Habermas, Jacques ou Gadamer. Par opposition au modèle éristique, où il s’agit à tout prix de l’emporter sur l’adversaire, ce modèle privilégie les multiples points de vue considérés comme « vrais » (ibid.).

Une telle conception a pour avantage d’exploiter les « genres proprement scolaires déjà pratiqués » (ibid., p. 15). Elle implique toutefois de définir ce qui relève d’une discussion

« riche ». En effet, il faut se « donner des indicateurs qui permettent de repérer le travail discursif à l’œuvre dans les interactions verbales et […] aider les enseignants à intervenir de façon plus consciente et ajustée pour étayer cette dynamique » (p. 16).

Selon Nonnon, une première étape consiste à examiner la manière dont ce dont on parle, les

« classes-objets » et les « schématisations », pour reprendre les termes de Grize (1997), se

129 Pris dans son acception la plus large, le terme « discours » désigne moins un champ d’investigation délimité qu’un certain mode d’appréhension du langage : ce dernier n’y est pas considéré comme une structure arbitraire mais comme l’activité de sujets inscrits dans des contextes déterminés (Maingueneau, 1996).

développent, se complexifient et se réorganisent. Les activités énonciatives et le travail de

« mise en mots » (François, 1980) deviennent centrales. L’enjeu consiste donc à identifier les

« reformulations, les déplacements dans la thématisation, les changements d’éclairage, de modalité ou de catégorisation » (Nonnon, 1997, p. 17)130.

La deuxième étape consiste à se doter d’outils permettant de décrire les diverses temporalités du discours. Nonnon propose de ne pas se limiter, comme le fait l’analyse conversationnelle, aux « cycles locaux du dialogue » (par exemple, l’échange du type question-réponse). Elle suggère de prendre en compte l’interaction dans sa globalité, mais également une unité d’analyse intermédiaire, la « saynète », terme qu’elle emprunte à François (1990) et qu’elle définit comme « des unités thématiques mettant en jeu des positions de locuteurs, des genres et des ‘mondes’ de discours (vécu, possible, irréel, ludique) » (Nonnon, 1997, p. 19)131. L’argumentation peut aussi être vue comme « un espace de variation » qui permet de rendre compatible des logiques généralement séparées dans des sphères différentes (Chateauraynaud, 2007) :

[] ainsi, on pourra distinguer les conflits de doctrines qui voient s’opposer des principes de jugement ou d’évaluation, des justifications qui prennent appui sur des traditions ou des précédents tirés de l’histoire passée, des formes de raisonnement faisant appel à des systèmes d’inférences logiques, des modalités d’expertises et d’ancrage sur des expériences dans le monde sensible, des procédés de création d’objets ou d’annonce de changement (p. 135).

Les propos tenus renvoient donc à une multitude de mondes, alors que la « portée » des arguments dépend étroitement du cadre dans lequel ceux-ci sont énoncés. Ainsi, un même énoncé pourrait être considéré comme un bon argument dans l’espace scolaire mais pas dans l’espace public (ibid.). Selon Chateauraynaud, trois plans se dégagent de cet « espace de variation », définissant ainsi des « contraintes argumentatives », celles du « milieu », du

« dispositif » et de la « représentation politique » :

- Le premier plan traduit la manière dont les acteurs engagent spontanément une discussion. Dans ce cas, ils ne recourent pas à des formes instituées, ce d’autant moins que la relation entre les protagonistes est généralement « symétrique » ;

130 Grize (1997) parle aussi de « dénivellation » pour indiquer un changement de niveau.

131 Ce souci de définir des échelles d’analyse temporelles pertinentes se retrouve aussi dans le champ de la didactique comparée. Ainsi, Tiberghien, Malkoun, Buty, Souassy & Mortimer (2007) définissent trois échelles : macroscopique (année académique), mésoscopique (thème) et microsopique (énoncé ou geste).

- Le deuxième plan traduit des formes codifiées, comme le débat public. Les arguments sont donc « indexés sur des contraintes procédurales » (p. 141) ;

- Le troisième plan est celui de l’espace politique. Celui-ci se caractérise par une

« asymétrie » entre acteurs, par un « conflit des codes » et par des « contraintes globales » (ibid.).

Compte tenu de ces trois plans, nous pourrions nous interroger sur le projet scolaire : s’agit-il de construire des « procédés interprétatifs ordinaires », des « arguments calés sur des dispositifs » ou s’agit-il de développer une « puissance d’expression » ? Comme le souligne Chateauraynaud, l’enjeu consiste principalement à caractériser « les conditions de passage d’une forme à l’autre » et les « configurations globales qu’impliquent pour les protagonistes le fait d’être dans telle ou telle forme d’argumentation » (ibid., p. 145).

5.2 Quelques stratégies langagières

Compte tenu des éléments abordés jusqu’ici, il nous paraît utile de donner quelques exemples de stratégies langagières qui permettent d’argumenter. Nous en retiendrons quatre qui nous paraissent centrales pour nos analyses : mettre à distance des formules préconstruites, s’appuyer sur une métonymie ou une métaphore, exemplifier et modaliser.

5.2.1 Mettre à distance des formules préconstruites

Comme nous l’avons vu dans le chapitre quatre, les formules préconstruites, voire les

« nexus », relèvent d’un « formalisme spontané » et facilitent donc la communication (Guimelli, 1999). Pour les linguistes, une formule préconstruite – ou un « préconstruit » (Grize, 1997) – est une trace de l’interdiscours dans l’intradiscours (Maingeneau, 1996).

L’identification et la mise à distance de ces formules sont donc des étapes essentielles pour celui qui souhaite argumenter. Cette mise à distance peut se faire par un déplacement de l’objet de discours initial ou par une reformulation qui situe le propos dans une autre sphère d’activité.

5.2.2 S’appuyer sur une métonymie ou une métaphore

La métonymie est un « trope par correspondance, qui suppose une contiguïté des objets dénommés » (Herschberg Pierrot, 1993). La métonymie peut s’appuyer sur un glissement entre le contenant et le contenu: ainsi, on peut évoquer la Suisse pour les Suisses ou Lausanne pour les Lausannois. Cette stratégie langagière a souvent pour effet de masquer les acteurs et leurs intérêts et, ainsi, de faire croire que tous les Suisses sont pareils. Certaines métonymies

permettent de glisser du tout à la partie : « ne pas manger des fraises en hiver » revient à dire qu’il ne faut pas manger de fruits et légumes hors saison.

La métaphore est un « trope par ressemblance », soit « une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit » (Dumarsais, 1988, cité par Herschberg Pierrot, 1993, p. 193).

Selon Bonnet & Gardes-Tamine (1992), la métaphore fait rarement l’objet d’un enseignement spécifique. Or, elle peut s’avérer utile pour analyser une situation sociale, car elle permet de déplacer le point de vue ou encore d’argumenter (Breton, 1996). Son usage s’avère en outre particulièrement utile pour le chercheur, car elle mettrait évidence un système de signes structuré (François, 1980).

5.2.3 Exemplifier son discours

Comme le rappelle Nonnon (1993), la réflexion sur l’exemple relève de deux traditions :

[] celle de la rhétorique et de l’analyse de discours, qui étudient son rôle et son fonctionnement en tant que figure textuelle utilisée par le locuteur à certaines fins communicatives, et celle de la logique et de l’épistémologie, qui portent la réflexion sur les conditions de validité d’une utilisation des cas particuliers dans les démarches scientifiques, dans la démonstration par exemple (p. 208).

Les deux dimensions nous intéressent dans la mesure où un des enjeux de l’enseignement des sciences sociales consiste à construire des points de vue sur le monde à partir de cas particuliers. Ainsi, un enseignant peut s’appuyer sur un exemple pour illustrer son point de vue ou pour argumenter. Mais, il peut aussi utiliser un exemple pour construire un concept.

Dans ce cas l’exemple est donc au cœur des relations entre le particulier et le général. Or, comme le signale Nonnon (1993), le « double principe d’équivalence et de réversibilité » est souvent problématique pour des élèves lorsque les liens entre l’exemple et le concept ne sont pas explicités.

5.2.4 Modaliser son discours

Selon Salazar Orvig (2003), la modalisation exprime « l’expression du regard que le locuteur porte sur son propre discours » (p. 285). Les marques présentes dans le discours concernent

« la vérité ou l’exactitude de l’expérience codée, […] l’expression de la position cognitive ou épistémique du locuteur ou encore [des] commentaires sur sa propre énonciation » (ibid.). Les modalisations s’expriment par des adverbes (certainement, sûrement, peut-être), des auxiliaires modaux (pouvoir, devoir), des verbes cognitifs (je crois, je pense, je suis sûr, je ne

sais pas), des prédicats adjectivaux (il est possible, il est probable) ou des marques métadiscursives (je veux dire, disons).

Ces marqueurs traduisent souvent des déplacements de points de vue, et sont donc un signe d’apprentissage. En effet, entrer dans une démarche scientifique consiste à relativiser ce qui peut paraître certain, et donc passer d’une assertion générale à une hypothèse. Dès lors, un enseignant qui nuance, déplace le point de vue en apportant d’autres éclairages, s’inscrit véritablement dans un enseignement qui cherche à penser la complexité.

Nous pourrions citer d’autres formes langagières qui expriment le positionnement du locuteur : les modalités de phrase (tout énoncé est nécessairement déclaratif, interrogatif, exclamatif ou injonctif), l’opposition entre l’affirmation et la négation, les modalités

« déontiques » (afin de mettre en évidence le caractère obligatoire ou permis de l’expérience envisagée) ou encore les modalités « appréciatives » (qui traduisent la relation entre le locuteur et l’expérience codée) (ibid.).

5.3 L’étayage de l’enseignant

Dans le cadre des interactions, l’enseignant remplit une fonction d’étayage (Bruner, 1983/1996) lorsqu’il « rend l’enfant ou le novice capable de résoudre un problème, de mener à bien une tâche ou d’atteindre un but qui aurait été, sans cette assistance, au-delà de ses possibilités » (p. 263). En s’appuyant sur Bruner, mais aussi sur Grize & Borel (1983), Nonnon (1997) définit trois fonctions de l’étayage favorisant la construction de savoirs :

- La fonction de « finalisation », qui oriente les énoncés par rapport à une visée ;

- La fonction de « développement », qui appelle à poursuivre l’expansion d’un développement thématique ;

- La fonction d’ « intégration et de séquentialisation », qui délimite les frontières des unités thématiques (p. 36).

À cette liste pourraient s’ajouter les fonctions de rappel, d’induction ou de régulation (Audigier et al., 2011b).

De manière plus générale, les travaux portant sur l’argumentation montrent que le rôle de l’enseignant est central. Celui-ci doit en effet développer de nombreuses compétences et, de surcroît, il doit disposer d’une bonne vue d’ensemble de la discipline enseignée, de ses finalités et de ses démarches (Nonnon, 1997; Douaire, 2004; Badia & Le Bourgeois, 2008).

5.4 Quatre grandes familles d’arguments

Comme le souligne Breton (1996), savoir argumenter n’est pas un luxe, mais une

« nécessité » qui a pour but de réduire les inégalités sociales. Il convient toutefois que l’exercice d’une « argumentation citoyenne » est largement biaisée par les diverses possibilités de manipulation de la parole et des consciences :

Le pouvoir des médias, les subtiles techniques de désinformation, le recours massif à la publicité rendent chaque jour plus nécessaire une réflexion sur les conditions d’une parole argumentative à l’opposé de la rhétorique et de la manipulation (p. 13).

Pour comprendre la « mécanique argumentative », Breton propose dès lors de distinguer quatre grandes « familles » : les arguments qui s’appuient sur une « autorité », ceux qui font appel à des présupposés communs, à une « communauté », ceux qui consistent à présenter, à

« cadrer » le réel d’une certaine façon et, enfin, ceux qui convoquent une « analogie ». Nous présentons brièvement cette typologie, car elle nous permettra d’affiner nos analyses.

5.4.1 Les arguments d’autorité

La famille des arguments d’ « autorité » recouvre « tous les procédés qui consistent à mobiliser une autorité, positive ou négative, acceptée par l’auditoire et qui défend l’opinion que l’on propose ou que l’on critique » (p. 42). Dans le domaine de l’alimentation, cela peut consister à relayer les propos d’un expert, d’une organisation internationale comme la FAO, mais aussi ceux d’un agriculteur concerné au plus haut point par la libéralisation des marchés.

5.4.2 Les arguments de communauté

La famille des arguments de « communauté » s’appuie sur « des croyances ou […] des valeurs partagées par l’auditoire, qui contiennent déjà, en quelque sorte, l’opinion qui est l’objet de l’entreprise de conviction (pp. 42-43). Ainsi, l’adage « penser global et agir localement » favorise les actions locales et évacue les actions possibles à d’autres échelles intermédiaires.

5.4.3 Les arguments de cadrage

Les arguments de « cadrage » consistent à « présenter le réel d’un certain point de vue, en amplifiant par exemple certains aspects et en minorant d’autres, afin de faire ressortir la légitimité d’une opinion » (p. 43). On pourrait dès lors privilégier la préoccupation environnementale et s’opposer à toute recherche portant sur les OGM. Cela serait toutefois priver les paysans des régions les plus vulnérables sur le plan climatique d’un réel atout permettant de renforcer leurs capacités productives (Brunel, 2009).

5.4.4 Les arguments d’analogie

Les arguments d’ « analogie », enfin, « mettent en œuvre des figures classiques, comme l’exemple, l’analogie à quatre termes ou la métaphore, en les dotant d’une portée argumentative » (Breton, 1996, p. 43). Ainsi, l’Union européenne peut être considérée comme une « forteresse », dès lors qu’elle taxe trop fortement les produits importés, et notamment ceux en provenance des pays les moins avancés132.

Synthèse : argumenter dans le cadre des interactions et prendre de la distance lors du passage à l’écrit

Ce chapitre nous a permis de mettre en évidence le rôle central du langage dans l’expression et le développement de la pensée sociale. En confrontant l’approche historique et culturelle initiée par Vygotski et l’approche dialogique développée par Bakhtine, nous disposons d’un cadre théorique qui nous permet d’éclairer notre problématique sous un autre angle, notamment en mettant en évidence, sans les opposer, le rôle central des interactions et de l’écrit comme moyens de construire des genres, des mondes et du savoir. La prise en compte de la dimension argumentative du discours nous permet par ailleurs d’insister sur le fait que les mots et les formes langagières ne sont pas transparents : ils renvoient à des valeurs et des préconstruits en usage dans la société. Cette dimension argumentative prend une place de plus en plus importante dans une géographie scolaire recomposée qui doit fournir des outils pour penser des questions vives ainsi que l’action.

Il reste à examiner la compatibilité entre les références présentées dans ce chapitre et celles présentées au chapitre 4. En effet, même si nous avons pu percevoir quelques points de convergence entre les travaux de Moscovici, Vygotski et Bakhtine, il faut tout de même admettre, avec Cariou (2004), qu’elles relèvent, en tout cas pour les deux premières, d’épistémologies fort éloignées. La démarche présentée ici ne vise toutefois pas à faire la synthèse de ces théories pour les faire entrer de force dans un cadre interprétatif unique. Nous considérons plutôt ces références comme des éclairages pointés sur notre objet selon des angles divers, afin d’atteindre une connaissance plus large de l’expression et du développement de la pensée sociale des futurs enseignants et des élèves qui font l’objet de cette recherche.

132 Voir, supra, le chapitre 2.