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2. SCIENCE, FICTION ET POLITIQUE

4.4 La Déroute

4.4.2 L’Aliénation

 Comment est construite la menace ?

L’autre risque auquel sont généralement confrontés les êtres humains par rapport au progrès technologique dans les films de science-fiction est celui de l’aliénation. Ce type de film appartient souvent à la catégorie précédemment nommée « dystopies » et relatent la façon dont le progrès a mené à des situations terrifiantes dans lesquelles l’homme s’est en un sens exproprié de son humanité. On parle d’avancée sur les manipulations ADN dans Gattaca (1997), sur le clonage dans The Island (2005), ou encore de la robotique dans Surrogates (2009). Dans ces films, la

61 https://www.wired.com/story/the-zuckerberg-hearings-were-silicon-valleys-ultimate-debut/

62 https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/apr/11/mark-zuckerberg-facebook-congress-senate ; https://nypost.com/2018/05/22/zuckerberg-dodges-questions-at-european-parliament-hearing/

technologie mène les sociétés à l’excès, aussi bien dans leur organisation par un système législatif montré comme dangereux que dans les comportements sociaux. Dans Surrogates (2009), c’est le rapport au virtuel qui est interrogé. La robotique a évolué de façon à ce que les humains puissent avoir des « enveloppes », un androïde leur ressemblant (de façon magnifiée) et les incarnant dans la sphère publique. Ils s’y connectent depuis leur domicile et n’ont ainsi pas besoin de s’engager dans le monde réel et personne ne se connait alors vraiment. La menace est au début du film un groupe cherchant à détruire ces enveloppes, mais on se rend compte au fur et à mesure que bien que leurs méthodes soient extrêmes, leurs objectifs peuvent être louables tant cette société est aliénée. Le film The Island (2005), imagine un futur dans lequel une corporation propose à ses clients de créer des clones d’eux mêmes afin que ceux-ci puissent bénéficier d’une réserve d’organe en cas de problème médical. Ces clones évoluent dans un monde aseptisé où leurs comportements sont contrôlés en permanence. Ceux-ci se révèlent doués d’une conscience et lorsque l’un d’eux découvre la vérité et qu’il souhaite la révéler au monde en surface, il se rend compte que les gens préfèrent mettre leurs questionnements moraux de côté et perpétuer ce système plutôt que d’en abandonner les bénéfices, à savoir la vie éternelle. La menace est la corporation et ses actes immoraux et illégaux mais également la société qui détourne le regard. Dans Gattaca (1997), c’est également la volonté sociétale de conserver le statu quo dans une situation pourtant problématique (un monde où l’eugénisme est généralisé) qui est montré comme la menace.

Récemment, les films issus de la littérature jeune adulte se sont emparé du thème de l’expérimentation scientifique en imaginant un monde où des jeunes se retrouvent à leur insu au cœur d’expériences sociales ou médicales. Dans la saga Divergent (2015, 2016), l’héroïne découvre que tout ce qu’elle a connu n’était qu’un design expérimental mené par un groupe international secret cherchant à tester différentes configurations sociétales après que la Terre ait été décimée par un accident lié à des manipulations génétiques. Dans la sage The Maze Runner (2014, 2015), le héros découvre qu’il est manipulé par un groupe de chercheurs essayant de développer un antidote à un virus ayant affecté l’humanité. Dans The Hunger Games (2012, 2013, 2014, 2015), l’héroïne Katniss

devient malgré elle icône d’un soulèvement populaire lorsqu’elle décide de saboter les Hunger Games, jeux sacrificiels organisés une fois par an par le pouvoir politique afin d’apaiser l’opinion publique. Dans ces films, les jeunes sont utilisés, manipulés, évoluent dans un univers où les alliances changent et où ils ne peuvent faire confiance à personne. Un autre de leurs points communs est la figure de l’antagoniste, des femmes aux caractéristiques similaires. Toutes catégories confondues, une antagoniste de sexe féminin est assez rare dans la science-fiction. On a pu voir Sils dans Species (1995), qui était infantile et sexualisée à outrance ou les « reines-mères » extraterrestres. Toutes adoptaient des comportements instinctifs, plus proche de l’animal et ne parlaient que peu. Depuis 2010, il y a une tendance à un nouveau type de personnages féminins antagoniste. Il s’agit de femmes dans des positions de pouvoir, non-maternelles, froides, déterminées, avides de pouvoir et qui se démarquent par leur intelligence. Leurs points communs s’étendent à leur physique : ces personnages ont toutes le même âge (entre 40 et 65 ans), la même corpulence mince, et des cheveux lisses blancs ou blonds. On parle des personnages joués par Diane Kruger dans The Host (2013), par Meryl Streep dans The Giver (2014), par Patricia Clarkson dans The Maze Runner (2014, 2015), Julianne Moore dans The Hunger Games III et IV (2014, 2015), Kate Winslet et Naomi Watts dans Divergent (2014, 2015). Ces deux derniers films ont la particularité de faire apparaitre ces antagonistes comme des leaders rebelles dans la première partie de l’histoire, qui sont ensuite corrompues par le pouvoir et finissent par commettre des actes tout aussi atroces. Dans Divergent, Jeanine, érudite ayant pris le pouvoir suite à un coup d’Etat, laisse ainsi la place à la mère d’un des personnages principaux, qui se révèle tout aussi extrême dans ses décisions. Dans les Hunger Games, le grand antagoniste est le Président Snow, et, si l’on se méfie de Alma Moore, cheffe de la rébellion depuis le début, on ne se rend compte de son extrémisme qu’à la fin de la saga, lorsqu’elle décide de continuer la tradition cruelle des Hungers Games qui ont provoqué la rébellion à l’origine. Cela est quasiment systématique dans les films issus de la littérature jeune adulte avec, mais cela ne se limite pas à ce sous-genre. On a vu récemment Elysium

(2013) de Neil Blomkamp, avec la Secrétaire Delacourt, qui répond aux mêmes caractéristiques et inspirée, selon le réalisateur, par la directrice du FMI, Christine Lagarde.

De gauche à droite, en partant de la ligne du haut : Secrétaire Delacourt (Elysium, 2013) ; The Seeker (The Host, 2013) ; the Chief Elder (The Giver, 2014) ; Ava Paige (The Maze Runner, 2014, 2015) ; Alma Coin (The Hunger Games, 2014, 2015) ; Janine

(Divergent, 2014, 2015)

Haas et al. (2015) postulaient que les films contribuent à l’apprentissage social et politique.

Selon eux, le manque de personnages politiques féminins à l’écran peut soutenir la résistance du public à voter pour de telles candidates. On est ici dans une dimension diamétralement différente dont les effets peuvent être les mêmes : elles sont représentées, mais d’une manière très spécifique et négative (indignes de confiance, froides, manipulatrices et inquiétantes). On a pu voir précédemment que le cadrage de la menace dans la science-fiction nous apprenait ce qu’il fallait craindre. Cette récurrence parait ainsi préoccupante : on nous dit qu’une femme intelligente, sans enfant, d’âge moyen et ambitieuse, c’est effrayant. Alors même que certains pourraient y voir du féminisme, la construction de ces nouveaux personnages féminins dans la science-fiction participe d’un discours réactionnaire.

 Quelles sont les solutions ?

Dans les films où l’aliénation est construite comme menace, les solutions s’articulent autour d’une rupture du statu quo : la révolte ou la disruption. A la fin du film The Island (2005), les clones s’échappent de leur habitat sous-terrain et rejoignent le monde réel. Surrogates (2009) raconte une histoire différente, mais termine de la même manière : le personnage principal désactive toutes les

« enveloppes », forçant ainsi les citoyens à sortir de chez eux et rencontrer le monde réel. La rébellion est au cœur de l’intrigue dans les films issus de la littérature pour « jeunes adultes ». La chute de l’entité oppressive est l’objectif principal des personnages. Ceux-ci évoluent dans différents groupes sociopolitiques : leurs amis, des alliés « adultes », et d’autres groupes rebelles.

Un des élément clé de ces narrations est la difficulté qu’ont les héros à savoir à qui se fier. Souvent, ils se rendent compte qu’ils sont les seuls à même de rompre le statu quo et se désolidarisent des structures préexistantes. On observe cela dans les films The Hunger Games, Divergent, The Maze Runner, The Host, et The 5th Wave. Cet élément est intéressant à mettre en perspective avec l’actualité de la lutte contre les armes à feu aux Etats-Unis qui a vu la jeune survivante Emma Gonzalez érigée en icône activiste63, le prix Nobel attribué à la jeune Malala Yousafzai rescapée d’une attaque terroriste contre une école au Pakistan, ou encore l’engouement militant pour Ahed Tamimi64, une adolescente devenue figure de la cause palestinienne.

63 https://www.theguardian.com/us-news/video/2018/mar/24/emma-gonzalezs-powerful-march-for-our-lives-speech-in-full-video

64 https://www.lemonde.fr/proche-orient/video/2017/12/20/qui-est-ahed-tamimi-l-adolescente-devenue-une-icone-de-la-cause-palestinienne_5232540_3218.html

 Quel est le rôle de la sphère politique ?

Les sphères du pouvoir sont souvent mises en scène comme étant à l’origine de la menace.

On retrouve en effet dans ce type de narratif des figures scientifiques, économiques et politiques à l’origine de grandes machinations et manipulations, créant des situations où l’être humain est oppressé et la société dans son ensemble aliénée. Au-delà de ces sphères politiques qui sont clairement identifiées comme antagonistes, c’est également la perpétuation de ces systèmes de domination qui est montrée du doigt. Celle-ci peut provenir des élites économiques (dans Surrogates, Gattaca, et The Island) mais également par la nature corruptrice du pouvoir, semble nous dire les films « jeunes adultes » dans lesquels les leaders adultes de la rébellion retombent fatalement dans les schémas qu’eux même cherchaient à détruire.

Dans la section précédente sur la perte de contrôle, la sphère politique était dépassée et impuissante.

Ici, la dynamique est inverse : elle est surpuissante et manipule les évènements. Le détenteur ou la détentrice du pouvoir, sous couvert ou non d’œuvrer pour le bien public, poursuit des intérêts privés. Les systèmes politiques en place ne semblent pas jouer le rôle de garde-fou : ils ne sont pas montrés comme étant capables de mettre des barrières à ce type d’abus de pouvoir. Et ce même lorsqu’on transite de la tyrannie vers la démocratie, comme dans la saga Hunger Games dans laquelle la cheffe d’une rébellion à vocation démocratique prend le pouvoir avec aisance et réintroduit les mesures tyranniques de son prédécesseur. La solution qui s’impose est l’assassinat de la cheffe de la rébellion par l’héroïne. C’est une solution partagée par une majorité des films de cette catégorie : la disruption du pouvoir, comme si tout système politique était corrompu par essence.

Si l’on pense à l’effet de cadrage que ces films populaires peuvent avoir et que l’on pousse la réflexion, on pourrait réfléchir à la façon dont ces films envisagent la participation politique des jeunes. L’univers politique est représenté comme un petit cercle fermé, difficilement accessible.

Lorsque les jeunes parviennent à s’y insérer, ils y sont manipulés et découvrent qu’ils ne peuvent faire valoir leurs idées dans ce schéma. Ce type de narratif entre en résonance avec un discours d’oligarchisation du pouvoir, que l’on retrouve dès la fin du 19ème siècle dans les milieux académiques, et qui est aujourd’hui largement relayé par la presse dans un contexte de crise institutionnelle que l’on voit progresser aux Etats-Unis et en Europe. Cette science-fiction participe de ce discours repoussoir de la politique comme « cercle fermé » et qui n’apporte pas de vision nuancée des complexités du pouvoir.