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PARTIE I: Le dispositif agroforestier français, Mise en contexte et présentation de

2. L’agroforesterie à la croisée des champs sociaux

2.1. L’agroforesterie dans le champ social agricole

Le champ social et l’habitus sont des concepts développés par Pierre Bourdieu (1992 ; 1980) permettant d’identifier les relations sociales essentielles à la pratique de l’agriculture et les changements potentiels qui pourraient se réaliser pour développer l’agroforesterie (Raedeke et al., 2003).

Le champ social agricole est constitué par l’ensemble des relations sociales qui rendent l’agriculture possible (Glenna, 1996). Les agriculteurs n’agissent pas de manière isolée. Ils appartiennent à un vaste réseau d’acteurs qui occupent différentes positions connectées entre elles. Ce faisceau de relations constitue le champ social agricole. Au sein de ce champ, les relations économiques et les relations familiales jouent un rôle important sur les décisions que prennent les individus dans leur pratique de l’agriculture, de même que, dans de nombreux cas, les relations de fermage (Raedeke et al., 2003.)

Dans les relations économiques, l’influence des banques et des marchés joue un rôle de premier ordre dans les décisions prises sur l’exploitation (Ibid.). Ainsi, les incitations des marchés, coût de la main d’œuvre, prix des produits agricoles et forestiers, influencent l’adoption de l’agroforesterie (Patanayak, 2003).

Les relations familiales interviennent dans le capital culturel des exploitants, associées à ce qui représente les « bonnes » manières de produire en agriculture. Si les parents ou grands-parents ont supprimé des arbres, en replanter peut constituer un affront. En effet, si la famille a fait l’effort de « nettoyer » les terres pendant plusieurs générations, la plantation d’arbres par le fils qui reprend l’exploitation peut être vécue par ses aïeux comme un sacrilège, un acte de rébellion (Raedeke et al., 2003) et « le

grand-père s’en retournerait dans sa tombe » (Neumann et al., 2007).

Dans les relations avec les propriétaires, la nécessité d’être perçu comme un « bon fermier » pour pouvoir bénéficier de plus de terres à l’avenir joue également un rôle important (Raedeke et al., 2003). Ainsi, l’agriculteur peut s’interdire des folies – comme la plantation d’arbres – qui seraient mal vues par la communauté locale. Par ailleurs, le fermage intervient aussi comme variable du point de vue du risque et de l’incertitude.

Les fermiers sont en effet moins enclins à planter des arbres que les propriétaires compte tenu du fait que les arbres ne leur appartiennent pas (Patanayak, 2003).

La communauté agricole locale influence également les décisions d’implanter des systèmes agroforestiers : « La pression exercée par le groupe constitue en effet, et encore

aujourd’hui, le principal obstacle à ce processus [de plantation] car chacun par crainte d’être marginalisé - en replantant ainsi autour des champs - préférait s’en tenir au discours ambiant retenant de l’arbre : la charge de travail, la baisse des rendements céréaliers, l’obstacle aux manœuvres, etc. » (Périchon, 2003 : 57).

Le champ social agricole, tout comme le champ social forestier, est un microcosme au sein du champ social global que constitue la société prise dans son entièreté. Celle-ci est composée d’une foule de champs sociaux spécifiques : littéraire, artistique, politique, religieux… mais aussi agricole, forestier, économique et environnementaux pour ce qui nous concerne. En référence à Pierre Bourdieu qui a théorisé la notion de champ social (Bourdieu, 1992 ; 2000), chaque champ est relativement autonome. Des règles spécifiques à chaque champ organisent la vie sociale et les rapports sociaux au sein des

champs.

Les règles propres à chaque champ définissent notamment ce qui est inclus dans le

champ et, de fait, ce qui en est exclu. En référence au champ artistique, Bourdieu précise

que « le « nomos » principe de vision légitime et de division légitime [permet] de faire le

départ entre l’art et le non-art, entre les « vrais » artistes, dignes d’être publiquement exposés, et les autres, renvoyés au néant par le refus du jury » (Bourdieu, 1992 : 320). Par

analogie, des règles précisent qui entre dans le champ agricole en qualité d’exploitant agricole et qui en est exclu. C’est le cas par exemple de la Mutualité Sociale Agricole (MSA) qui détermine qui peut être assujetti au régime social agricole, en fonction d’une surface minimum d’installation (fixée dans chaque département) ou du nombre d’heures travaillées par an ou des revenus dégagés chaque année par l’activité agricole. Concernant non plus les personnes mais les surfaces, une distinction est faite entre les surfaces éligibles aux aides directes de la PAC et celles qui ne le sont pas. En effet, les haies d’une largeur inférieure à 10 mètres sont admissibles aux aides PAC. On peut alors les considérer comme surfaces « agricoles ». La forêt, quant à elle, est définie, par le

Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural (FEADER)13, comme « une

étendue de plus de 0,5 ha caractérisée par un peuplement d'arbres d'une hauteur supérieure à 5 mètres et des frondaisons couvrant plus de 10 % de sa surface, ou par un peuplement d'arbres pouvant atteindre ces seuils in situ, à l'exclusion des terres dédiées principalement à un usage agricole ou urbain ». Cette définition entre dans les conditions

d’octroi d’aides forestières. Ainsi les surfaces forestières sont différenciées des surfaces agricoles.

Ces trois exemples nous donnent un aperçu très restreint de ce qui délimite, sur le plan réglementaire ou, plus généralement formel, les champs sociaux agricole et forestier. Quantité innombrable d’autres facteurs interviennent, y compris de façon informelle, concernant les manières d’être en société qui, d’une société à l’autre, peuvent varier considérablement. Elles déterminent qui fait partie du microcosme social, agricole ou forestier, et qui en sera exclu. Cette problématique du champ social se manifeste notamment à l’arrivée d’un néo-rural souhaitant devenir exploitant agricole ou forestier au sein d’une commune dont il n’est pas natif. Ne connaissant rien des us et coutumes locales en lien avec son nouveau métier, il éprouvera probablement des difficultés à pénétrer son nouveau champ professionnel, d’autant plus s’il n’est pas introduit par une personne déjà implantée localement dans le champ. Des codes sont à connaître, un certain « sens pratique » est à acquérir, ce que Pierre Bourdieu compare au sens du jeu dans la pratique du tennis par exemple. Ce sens particulier fait que le pratiquant régulier sait précisément où se placer pour renvoyer la balle avec le geste qu’il faut. Au niveau social, ce sens pratique s’acquiert par la socialisation. Au contact de ses semblables, l’individu apprend à se tenir, le bon ton, les bons mots, la bonne attitude, le bon geste, etc. C’est pourquoi le métier d’exploitant agricole ou forestier s’apprend non pas uniquement à l’école mais en situation pour acquérir ce sens pratique. Ce dernier compte alors dans le capital culturel spécifique à un champ que l’individu accumule pour se faire une place dans ce champ, au même titre que les capitaux économiques et sociaux spécifiques à ce champ.

13 Notons que la définition retenue dans le règlement européen reprend la définition conventionnelle internationale reconnue par la FAO et adoptée par l’IGN depuis 2005. La définition internationale exclut les terres à dominante agricole, et précise également que sont exclus les boisements d’une largeur inférieure à 20 mètres.

Ce sens pratique se retrouve dans le concept d’habitus développé par Pierre Bourdieu. L’habitus correspond à une forme de comportement prédéterminé par l’ensemble des champs sociaux dans lesquels l’individu évolue. « L’habitus (…) tend à

engendrer toutes les conduites ”raisonnables”, de ”sens commun”, (…) qui ont toutes les chances d’être positivement sanctionnées parce qu’elles sont objectivement ajustées à la logique caractéristique d’un champ déterminé. (…) Il tend du même coup à exclure, sans violence (…) sans argument, toutes les ”folies” (”ce n’est pas pour nous“), c’est-à-dire toutes les conduites vouées à être négativement sanctionnées » (Bourdieu, 1980 : 93). Pour

autant, l’habitus ne prive pas l’individu de sa liberté. Il est libre de choisir le comportement à adopter dans une situation donnée parmi l’étendue des comportements possibles que son expérience sociale lui a inculqués et qu’il a incorporés. Bourdieu précise en effet que « la liberté conditionnée et conditionnelle [que

l’habitus] assure est aussi éloignée d’une création d’imprévisible nouveauté que d’une reproduction mécanique des conditionnements initiaux » (Ibid. : 92) L’individu est

d’ailleurs tout à fait libre de se comporter d’une manière contradictoire aux bonnes mœurs. Son comportement n’en est pas moins prédéterminé par le champ social dans la mesure où, dans ce cas, l’individu réagit en opposition à celui-ci, donc par rapport à celui-ci.

L’habitus permet d’explorer les logiques considérées comme allant de soi. L’analyse du langage utilisé pour évoquer l’agriculture et la manière dont il diffère de celui qui est employé pour évoquer la forêt fournit des indications sur l’habitus agricole (Raedeke et al., 2003). Alors que le « travail de la terre » en agriculture est considéré comme une pratique « active », la gestion des arbres est perçue comme « passive » et non comme un « travail de la terre ». Les arbres ne sont pas considérés comme une culture dans la mesure où ils n’ont pas de valeur économique sur le court terme (Ibid.). Selon Bourdieu, l’organisation spatiale des activités agricoles est le produit de processus sociaux et dès lors les relations sociales sont structurées par les arrangements spatiaux. Planter des arbres dans l’espace agricole est contraire à l’habitus agricole « moderne » qui opère une distinction nette entre l’espace agricole productif et les espaces délaissés et marginaux où peuvent être localisés des arbres (Périchon, 2003 ; Javelle, 2007 ; Raedeke et al., 2003).

Dans la mesure où l’habitus c’est de l’ « histoire incorporée » et qu’il correspond à « ce

passé qui survit dans l’actuel et qui tend à se perpétuer dans l’avenir » (Bourdieu, 1980 :

91), il permet, à travers et par les individus, la reproduction des logiques sociales propres à un champ et leur perpétuation dans le temps. Les individus incorporent dans leur habitus les logiques sociales propres aux champs dans lesquels ils évoluent. Celles-ci s’incarnent en eux, jusqu’à influencer leur comportement. De cette façon, les individus sont les vecteurs de la reproduction sociale, tout autant que des évolutions et des changements qui peuvent se réaliser. Les frontières entre les champs sont constamment renégociées, les habitus perpétuellement en construction. Toutefois, les « redressements » et « ajustements » que les individus peuvent réaliser pour faire évoluer les logiques inhérentes à un champ ne peuvent s’opérer que dans la mesure où les évolutions ne diffèrent pas radicalement des logiques à l’œuvre, sous peine d’être sanctionnées négativement dans le champ social.

« La subjectivation chez Foucault occupe le même emplacement dans la société que chez

Bourdieu la notion d’habitus, ce couple de conversion entre le social et l’individuel »

(Veyne, 2008). Ainsi, dans la mesure où un dispositif a pour objectif l’évolution des comportements en agissant sur les processus de subjectivation, il cible l’habitus des individus et il ne peut fonctionner si l’évolution des comportements qu’il envisage diffère trop radicalement des logiques inhérentes au champ social qu’il entend modifier.

Or, nous l’avons vu, l’agroforesterie n’entre pas dans le champ agricole, ni dans l’habitus agricole, notamment en ce qui concerne les agriculteurs « conventionnels ».

Dans le champ agricole, si l’agroforesterie a de la valeur, c’est essentiellement pour des raisons environnementales et, dans ce cas, les arbres sont plus favorablement implantés à la marge des espaces cultivés. Le rapport de forces à l’œuvre dans la réunion des quatre champs souhaités par l’agroforesterie serait alors davantage un rapport de force entre le champ environnemental qui voudrait imposer l’agroforesterie au champ économique qui n’en veut pas. Cela correspond à la genèse de la problématique de l’arbre en agriculture qui, initialement, trouve sa justification, sous sa forme moderne en Europe, non pas pour des raisons économiques, comme ce pouvait être le cas par le

passé, mais pour des raisons environnementales (lutte contre l’érosion, qualité de l’eau, biodiversité, paysage…)14.

Si l’agroforesterie peine à s’insérer dans le champ social agricole autrement que pour sa valeur environnementale et, plutôt à la marge des espaces cultivés, qu’en est-il de sa place dans le champ forestier ?