Partie 1 : Cadre de référence
4. Chapitre 4 : Un changement de paradigme : considérer le parent agissant
4.2. L’agir : une dimension éthique sous-jacente
L’accompagnement est une manière particulière de concevoir un positionnement professionnel
respectueux de l’autonomie des parents. Il traduit une volonté de cheminement. C’est ce chemin
auquel nous souhaitons nous intéresser, en explorant les différentes directions qu’il peut
prendre. Postulant que les individus n’ont pas tous le même nombre de chemins possibles, nous
proposons d’explorer l’agir dans ses dimensions motrices mais aussi inégalitaires. L’éthique
entendue comme « la manière attentive et respectueuse de se rapporter à autrui » (Prairat, 2017,
p. 6), permet une réflexion sur les fondements d’une approche centrée sur l’agir.
4.2.1. Le lien entre être, bien-être et agir
L’agir est lié à l’être et au bien-être. Etre, c’est avoir le sentiment d’exister, se concevoir dans
un rapport au monde. L’agir procure ce sentiment d’exister puisque l’individu laisse son
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empreinte sur le monde. Aussi, l’identité se développe dans le rapport aux autres par les
interactions et « dans la vie quotidienne, durant des transactions concrètes » (E. Kunnen & A.
Bosma, 2006, p. 16). L’individu capable s’affirme par le "pouvoir dire", le "pouvoir faire", le
"pouvoir raconter et se raconter" et l’"imputabilité"
27(Ricœur, 2009). Dans un autre ouvrage
Ricœur (2015) souligne que l’action représente la « médiation sur le chemin de retour vers
soi-même » (p.199) et que « c’est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-soi-même
comme en étant l’auteur » (p.208). La capacité d’agir est selon lui constitutive de l’intégrité.
Ainsi, « avoir la possibilité d’agir sur ce qui est important pour soi est très important et
constitutif de ce que nous sommes, de notre identité mais aussi de notre bien-être » (Jouffray,
2015, p. 4).
Le bien-être est le « sentiment général d'agrément, d'épanouissement que procure la pleine
satisfaction des besoins du corps et/ou de l'esprit
28». Il touche à la fois au domaine de la santé
et au domaine de la philosophie. Les différentes dimensions qu’il englobe font référence à la
définition de la santé proposée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), en 1946. La
santé est un ensemble qui inclut les sphères physique, mentale et sociale. Santé et bien-être
concernent des ressentis, c’est en cela qu’ils sont subjectifs et individuels. Le bien-être provient
de la sensation (Klein, 2012). Chaque individu est alors capable d’évaluer son bien-être et donc
de potentiellement identifier les facteurs qui y concourent ou au contraire, s’y opposent. C’est
dans cette lignée que Winnicott évoquait le care, "prendre soin", en opposition à to cure,
"guérir", pour signifier le changement de posture qui devait avoir lieu : la personne n’est pas
qu’un objet et le soin commence par sa reconnaissance comme être singulier (Roux-Lafay,
2016). Le care se définit comme :
« l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation » (Gagnon, 2016).
L’éthique du care est alors la « capacité à prendre soin d’autrui, […] souci prioritaire des
rapports avec autrui » (Gilligan Dans Zielinski, 2010, p. 632). Elle se fonde sur ces deux
dimensions fondamentales : l’attention aux autres et le prendre soin. L’éthique du care
27 Point développé dans la section 2.1.3. de ce travail.
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questionne le rôle de l’Etat dans l’assistance publique et promeut la responsabilité de chacun
de prendre soin des personnes vulnérables. C’est ainsi qu’en 2010, M. Aubry déclare
29dans
une visée de renouvèlement du lien social : « il faut passer d’une société individualiste à une
société du care, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par “le soin mutuel” ».
L’attention à l’autre et la bienveillance sont une affaire de société et c’est en cela que peut se
justifier l’existence même du travail social.
4.2.2. Le droit au développement et la poursuite d’une « vie bonne »
Les années 70 dévoilent un intérêt grandissant pour le bien-être, la qualité de vie, le
développement, avec en arrière-plan la question de la justice.
La déclaration des Nations Unies de 1986 énonce le droit au développement comme un droit
inaliénable. Elle considère l’être humain comme « le sujet central du processus de
développement », à la fois comme participant et bénéficiant du développement. Mais le
développement peut prendre plusieurs tournures selon le sens qui lui est accordé. Le programme
des Nations Unies pour le développement propose un indice de développement humain (IDH)
qui se compose de trois dimensions : la santé, l’éducation et le niveau de vie. En 2010, l’indice
de développement humain ajusté aux inégalités (IDHI) apparaît pour tenir compte des
inégalités. Alors que le développement essaye de s’imposer comme un concept objectivable et
mesurable, l’OMS propose en 1993 une définition de la qualité de vie qui replace la subjectivité
individuelle au centre du bien-être :
« la perception qu’un individu a de sa place dans la vie, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. C’est un concept très large qui peut être influencé de manière complexe par la santé physique du sujet, son état psychologique et son niveau d’indépendance, ses relations sociales et sa relation aux éléments essentiels de son environnement ».
Dans le domaine de la philosophie, Ricœur (2015) parle de « vie bonne ». Il pense que le
fondement éthique de l’action se situe dans le fait de « viser à la vie bonne, avec et pour l’autre,
dans des institutions justes » (p.202). Sans donner une définition équivoque de la vie bonne, il
invite chacun à réfléchir sur le sens que cela peut revêtir. La vie bonne est constituée du souci
et de l’estime de soi, de l’autre et de l’institution. Elle résulte d’un équilibre entre ipséité et
altérité où l’individu développe son estime de soi sur fond de sollicitude. Les institutions se
rapportent aux structures du vivre-ensemble, à ce qui constitue la communauté. Dans une visée
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éthique, elles doivent rechercher la justice afin d’instaurer un contexte d’égalité qui permettrait
alors de penser la sollicitude envers chacun.
Ce sont justement ces aspects qui sont au fondement de l’approche par les capabilités. Il y a
plusieurs manières de concevoir une société juste. Pour Sen (2012), plus les citoyens ont la
liberté réelle de mener une vie qu’ils ont des raisons de valoriser, plus le pays sera développé.
En cela, Nussbaum (2012) pense que « tous les pays sont des pays en développement, parce
qu’ils connaissent des problèmes de développement humain et luttent pour une qualité de vie
et une justice minimale véritablement acceptables » (p.33). Elle a conscience que la "vie bonne"
peut difficilement faire l’objet d’un consensus général mais qu’il est important d’en discuter
plutôt que de refuser catégoriquement ce terme. D’ailleurs, il ne s’agirait pas que l’Etat impose
une définition unique de la "vie bonne" mais de respecter la liberté individuelle où la
conception de chacun prévaudrait. Améliorer la qualité de vie consisterait en l’augmentation de
l’ensemble des capabilités individuelles.
4.2.3. Les capabilités
4.2.3.1. Les capabilités, une approche économique de la justice sociale
L’économiste Sen (2012) considère que le libéralisme dominant, tel qu’il fonctionne, ne permet
pas aux individus d’exercer une vie bonne et juste. Ainsi, en se basant sur certains principes
développés par Rawls, il propose de se centrer sur une justice pragmatique pour que chacun ait
la possibilité effective d’exercer ses droits. Son approche se fonde sur la liberté individuelle,
par le concept de capabilité. Sen (ibid.) part du principe que l’existence est composée d’un
ensemble de fonctionnements qui se traduisent par la « capabilité de fonctionner », c’est-à-dire
les choix qui s’offrent à l’individu pour diriger librement son existence. Pour lui, l’approche
par les capabilités est « une base informationnelle » qui peut orienter l’analyse et les décisions
politiques, économiques et sociales (ibid., p.286). L’approche par les capabilités amène à
regarder les individus sous trois angles (Bonvin & Laruffa, 2018) :
Le receiver : les individus sont des « récepteurs passifs », vulnérables et ayant besoin
d’accompagnement.
Le doer : les individus sont des « acteurs » disposant de capacités.
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Les capabilités se composent de capacités qui représentent l’action possible (caractéristiques
personnelles et opportunités sociales) et des potentialités qui se traduisent par les moyens de
réaliser ces actions (dotation en capital des individus) (Rousseau, 2003) (cf. figure 20).
Figure 20 : Les composantes des capabilités Rousseau (2003)
Les capabilités sont la conjugaison des ressources et des caractéristiques personnelles dans un
environnement donné. Selon Rousseau (2003), elles sont liées aux concepts de vulnérabilité et
de risque : on lutte contre la vulnérabilité en augmentant les capabilités à long terme donc les
capacités et les potentialités.
4.2.3.2. Les capabilités du point de vue philosophique de Nussbaum
La philosophe Nussbaum (2012) fait évoluer le concept de Sen en l’inscrivant dans une
dimension politique empreinte du courant libéral. Elle émet le postulat selon lequel les droits
fondamentaux en eux-mêmes ne suffisent pas pour que les citoyens soient égaux. Ainsi, les
droits des individus doivent être pensés au travers de leurs conditions d’application. A ce titre,
l’approche par les capabilités est envisagée comme « un ensemble de possibilités, ou de libertés
substantielles, que les individus peuvent décider d’exercer ou non » et se rapporte à la question
fondamentale : « qu’est-ce que chaque personne est capable de faire et d’être ? » (Nussbaum,
2012, p. 37). Les capabilités s’intéressent au bien-être collectif au travers les possibilités
individuelles. Elles sont en accord avec le principe libéral selon lequel l’individu est décideur
de sa vie mais qu’il doit y avoir une considération politique vis-à-vis du sujet et de son mode
Capabilités Potentialités "being" Capital financier Capital physique Capital humain Capital social Capacités "doing" Caractéristiques personnelles Opportunités sociales
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de vie. Dans la lignée du doing et du being proposés par Sen
30, Nussbaum propose de distinguer
les "capabilités combinées" et les "capabilités internes". Cela permet aux Etats de réfléchir sur
ces deux aspects : il se peut que des efforts soient faits dans l’un mais pas dans l’autre. Les
capabilités combinées sont « la totalité des possibilités dont [on] dispose pour choisir et agir
dans sa situation politique sociale et économique particulière » (ibid., p.40). Les capabilités
internes représentent les caractéristiques et les états de la personne, à envisager de manière
dynamique.
Nussbaum introduit une hiérarchie là où Sen entendait maintenir la plus grande ouverture
possible. Elle propose une liste des capabilités centrales qui permettent de mener une "vie
bonne" :
« 1. La vie. Etre capable de mener sa vie jusqu’au terme d’une vie humaine d’une longueur normale ; ne pas mourir prématurément, ou avant que sa vie soit tellement réduite qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue.
2. La santé du corps. Etre capable d’être en bonne santé (santé reproductive y compris) ; être convenablement nourri ; avoir un abri décent.
3. L’intégrité du corps. Etre capable de se déplacer librement de lieu en lieu ; d’être protégé contre une attaque violente, agression sexuelle et violence domestique comprises ; avoir des possibilités de satisfaction sexuelle et de choix en matière de reproduction.
4. Les sens, l’imagination et la pensée. Etre capable d’utiliser ses sens, d’imaginer, de penser, de raisonner, et de faire tout cela d’une manière "vraiment humaine", une manière informée et cultivée par une éducation adéquate. Etre capable d’utiliser l’imagination et de penser en lien avec l’expérience et la production d’œuvres et d’évènements de son propre choix, religieux, littéraire, musicaux, etc. Etre capable d’utiliser son esprit en étant protégé par les garanties de la liberté d’expression, tant pour le discours politique et artistique que pour la liberté de culte. Etre capable d’avoir des expériences qui procurent du plaisir et d’éviter les peines inutiles.
5. Emotions. Etre capable de s’attacher à des choses et des gens autour de nous ; d’aimer ceux qui nous aiment et qui s’occupent de nous, de regretter leur absence ; de manière générale, être capable d’aimer, de regretter, d’expérimenter la nostalgie, la gratitude, la colère légitime. Ne pas voir son développement émotionnel contraint par la peur et l’angoisse.
6. La raison pratique. Etre capable de se former une conception du bien et de participer à une réflexion critique sur l’organisation de sa propre vie ;
7. L’affiliation. (A) Etre capable de vivre avec et pour les autres, de reconnaitre et d’être attentif à d’autres êtres humains, de prendre part à différents types d’interactions sociales ; être capable d’imaginer la situation d’autrui. (B) Avoir les bases sociales du respect de soi et de la non-humiliation ; être capable d’être traité avec dignité et dont la valeur est égale à celle des autres.
8. Les autres espèces. Etre capable de développer une attention pour et de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel.
9. Le jeu. Etre capable de rire, de jouer, de jouir de loisirs.
10. Le contrôle sur son environnement. (A) Politique. Etre capable de participer efficacement au choix politique qui gouverne sa vie ; avoir le droit de participation politique, la protection du libre discours et de la libre association. (B) Matériel. Etre capable
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de posséder (terres et biens meubles), et jouir de droits de propriété sur une base égalitaire avec les autres ; avoir le droit de chercher un emploi sur une base égale avec les autres ; être protégé contre les perquisitions et les arrestations arbitraires. Dans son travail, être capable de travailler comme un être humain, d’exercer ses raisons pratiques et d’entrer dans une relation sensée de reconnaissance mutuelle avec les autres travailleurs » (Nussbaum,
2012, p. 55‑57).
Ce sont vers ces dix capabilités que devraient tendre les gouvernements pour être plus justes
envers leurs citoyens. Cependant cette liste est à relativiser puisqu’elle vient en quelque sorte
rompre avec la contextualisation nécessaire et prônée par l’approche : fonctionne-t-elle dans
tous les contextes ? D‘autre part, si la liste des capabilités permet de s’ancrer davantage dans le
concret, les capabilités ne sont pas pour autant toutes opérantes, en témoigne par exemple le
terme "éducation adéquate".
Que les capabilités soient formalisées ou non, il est important de rappeler que la liberté de
choisir tient une place à part entière dans cette approche. Tous ces éléments concourent à la
dignité.
4.2.3.3. Capabilités et espaces de possibles
Nussbaum (2012) souligne que l’éducation peut avoir un « rôle fertile » dans les possibilités
qu’elle génère (p.70). Dans une perspective écologiste, Prost et Fernagu-Oudet (2016)
interrogent la notion d’apprenance au regard des capabilités.
En tant qu’ « attitude d’ouverture, de réceptivité, mais aussi de recherche et de création des occasions d’apprendre, l’apprenance recouvre à la fois la posture mentale, la capacité et le désir de tirer de ses environnements les ressources nécessaires au développement de connaissances, habiletés, comportements nouveaux ou à la modification des anciens » (Carré, 2005, p. 109).
Pour développer l’apprenance, il faut entre autres s’intéresser aux facteurs environnementaux
qui vont pousser l’individu à rentrer dans une dynamique d’apprentissage. Autrement dit, c’est
étudier l’« écologie de l’apprenance » (Carré, 2005, p. 165). Apprendre est l’alliance entre les
capacités de l’individu, ses attitudes vis-à-vis de l’acte d’apprendre et les conditions
d’apprentissages. Penser l’apprenance en termes de capabilités c’est aussi s’interroger sur la
liberté de choix et donc sur la place qui est accordée à son auto-détermination. Le préalable à
la mise en acte de capabilités suppose que « les ressources ont été converties et traduites dans
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des conduites choisies » (ibid., n.d.). L’individu n’est donc pas le seul responsable de sa capacité
d’agir puisque des facteurs externes interagissent avec les facteurs internes (cf. figure 21).
Figure 21 : La capacité d'agir et ses déterminants
Les déterminants internes représentent les caractéristiques individuelles et les déterminants
externes, les opportunités ou contraintes induites par l’environnement et les moyens à
disposition de l’individu.
Les capabilités traduisent des espaces de possibles mais elles ne signifient pas forcément que
la personne va les mettre à profit en situation. L’intérêt se porte alors sur l’acte de conversion
qui représente la manière dont vont s’articuler ressources internes et ressources externes pour
former les capabilités (cf. figure 22).
Les facteurs de conversion sont donc des éléments
facilitateurs qui permettent à l’individu de
convertir ses ressources en pouvoir d’agir effectif.
Le contexte actuel recherche en permanence la productivité et la rentabilité où la stabilité et les
repères sont relégués au second plan au profit de connaissance et de « maximisation de soi ».
C’est dans ce cadre que Prost et Fernagu-Oudet (2016) évoquent l’« impermanence des
compétences » et promeuvent le développement des capabilités qui s’adaptent à cette
mouvance.
4.2.4. Dépasser l’asservissement par la conscientisation
Réfléchir sur l’agir, c’est replacer l’action au cœur du développement humain et du sens de la
vie. Mais, l’agir alors même qu’il soit un élément constitutif de ce que nous sommes peut nous
être substitué. L’asservissement est un état de servitude où l’individu se soumet de manière plus
Capabilités Ressources internes Ressources externes Facteurs de conversion
Figure 22 : Capabilités, ressources et conversion Déterminants internes Déterminants externes