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2. Oeil organique / œil mécanique

2.3 L'œil porteur de vérité ou trompe-l'œil ?

Cette partie s'intéresse à la question du trompe-l'œil qu'il soit organique ou mécanique. Nous essaierons d'y déceler une part de vérité.

2.3.1 Le trompe-l'œil : mascarade oculaire

Le premier Manifeste du surréalisme porte une certaine aversion pour les images qui fonctionnent comme des trompes-l'œil car elles nous dupent216. L'œil, fenêtre de l'âme, n'est qu'une

vedutte, une illusion renforçant la perspective et l'effet de profondeur. Mais au final, qu'est-ce que

la profondeur dans la vision ? N'est-ce pas l'ultime tromperie ? Quoiqu'il en soit, nous pouvons dire qu'Aveux non avenus œuvre comme un immense trompe-l'œil car l'œil du lecteur est sans cesse pris à parti par l'organisation paginale. Photomontages, travail typographique et écriture sclérosée partagent les yeux du spectateur entre discontinuités visuelles et textuelles. Les photomontages fonctionnent comme autant de fenêtres à explorer, autant d'abîmes à visiter par des collages sur fond noir. La photographie elle-même nous trompe car elle nous fait croire que l'être est à portée de main, tellement que l'on peut même le tenir dans nos mains. Mais la déception est encore plus grande car le papier reste du papier. Les cadres des photomontages à fond noir sont des scènes théâtrales qui nous font croire que les apparitions vont se poursuivre, que l'on pourrait y plonger.

216 Op. Cit., Manifeste du surréalisme, p. 31-32 à propos de l'histoire de l'homme coupé en deux par une fenêtre :

« Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d'ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l'impression d'une gratuité telle que l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songerai plus qu'à mettre fin à l'interminable querelle qui a lieu en moi ».

L'œil cahunien est ce miroir déformant tendu au lecteur217. Les miroirs agrandissent,

grossissent, décomposent l'être et en reviennent à se poser la question : suis-je déformé dans le reflet altérant du miroir ? Ou est-ce mon corps-même qui est surface défigurante ? Les distorsions corporelles renvoient à l'autoportrait anamorphique de C. Cahun publié dans le Bifur d'avril 1930 où sa tête est très allongée218. Déformations que l'on retrouve dans la série Distorsions (réalisée en 1933) d'André Kertész. L'artiste prend en photographie des corps face à de multiples miroirs jouant entre la forme et l'informe, remettant en cause l'illusion de la stabilité du monde. Le corps peut s'appréhender par la formation du miroir, qu'il soit déformant ou pas car au final, se voir dans le miroir est un simulacre. Le reflet est un trompe-l'œil, car en croyant se saisir, Narcisse n'y plonge que ses deux bras frustrés par l'impossibilité de s'attraper. Les phénomènes de réfraction de la lumière se souviennent de l'expérience du crayon plongé dans un verre d'eau qui semble brisé219. La duperie visuelle est engendrée par la déviation du rayon qui passe successivement dans le verre, puis dans l'eau et enfin ressort à l'air libre. La déformation du crayon, comme la déformation du corps reflété, prouve que rien ne peut être stable. Milieu aqueux et flèche oculaire nous trompent : alors comment croire en tout ce qui nous entoure ? Un spectacle d'illusions d'optiques danse devant les yeux du spectateur. La mascarade est partie intégrante du travail de C. Cahun qui n'en finit pas de soulever tous ses masques220. L'œil, porteur de vérité, est : « L'iris que je ne puis farder »221. L'iris est la partie caractéristique, singularisante de l'individu. Et la mort est l'élément qui brise

la mascarade : « Mais pourquoi nous hâter vers d'éternelles conclusions ? C'est à la mort, non au sommeil (encore un trompe-

217 Op. Cit., ANA, p. 37 : « Que m'importe, Passant, de te tendre un miroir où tu te reconnaisses, fût-ce un miroir

déformant et signé de ma main ? »

218 Annexes, figure n°13.

219 En référence aux lois de Snell-Descartes qui explique le comportement de la lumière à l'interface de deux milieux.

Descartes publie d'ailleurs La Dioptrique en 1637 en annexe du Discours de la méthode et s'arrête sur ce phénomène.

220 Annexes, figure n°14. Planche n°X d'ANA : « Sous ce masque un autre masque. Je n'en finirai pas de soulever tous

ces visages » qui renvoie à l'influence nietzschéenne de la mascarade.

l'œil), qu'il appartient de conclure »222. Le sommeil est trompeur. Il fait croire à l'être qu'il atteint

un au-delà, un monde parallèle. Mais quand le sommeil est prêt, il s'abat fatalement223.

2.3.2 L'expérience cathartique

La catharsis, sorte de purgation des passions, s'applique à travers l'oeil d'Aveux non

avenus :

« Un regard ? – On voudrait. Non, des yeux seulement, des yeux froids, se multipliant parce qu'ils me font souffrir. Immenses : jamais je ne traverserai ce désert. Glace, que je sens d'autant plus cruelle que je brûle, et qui refuse jusqu'à l'adoucissement pour moi de mon reflet. Rouge qui jamais ne déborde cette bouche dont jamais les muscles ne défaillent. Mais chacun de ses mouvements infiniment variés ne m'est-il pas, ne me sera-t-il pas un toujours nouveau, toujours semblable refus ? (De quoi tu parlais ?... J'ai fort bien écouté. – L'océan ? Moi, de même. – L'océan c'est toi, toi qui m'engloutis.) »224

Le regard s'efface au profit des yeux dont l'adjectif post-posé : « froids » en accentue la dimension inquiétante. Cette disparition du regard déshumanise les yeux qui deviennent des entités autonomes menaçantes. Les yeux représentent l'allégorie de la souffrance et leur démultiplication augmente l'effet d'inquiétante étrangeté225. Les yeux envahissent l'espace et deviennent espace. Les deux points induisent une rupture syntaxique traduisant le désarroi le plus profond de l'être face à ces (ou ses) yeux. L'impact des passions est symbolisé par les rapports oxymoriques : « glace / brûle », « froids / rouge » jouant entre perceptions sensorielles et visuelles. Nous retrouvons l'analogie à l'océan personnifié par le pronom personnel toi créant un effet de dialogue avec le trou noir des pupilles qui absorbe l'être. La liquidité renvoie à la souffrance des yeux qui peuvent pleurer. Rappelons que l'action de voir est violence même. Les yeux, vérité ou trahison, conduisent l'être dans cette nuit noire. Selon J. Starobinski226, il ne tient

222 Op. Cit., ANA, p. 223.

223 Ibid., p. 28 : histoire de l'enfant qui ne croit plus en rien ni en lui ni même au sommeil mais : « ce fut le sommeil

qui se vengea pour tous : Il vint traîtreusement, mince et nu, sa peau crépusculaire à peine éclairée par des cheveux couleur de lune. […] Mais le rire lui ferma les yeux. Le sommeil frappa net, sans méchanceté – comme par farce ».

224 Ibid., ANA, p. 160. 225F

REUD Sigmund, L'Inquiétante étrangeté, Gallimard, Paris, 1985 [1919], p. 213. 226 Op. Cit., L'Oeil vivant.

qu'à l'individu de surmonter l'illusion et l'aveuglement afin d'atteindre une vérité mortelle. Toute forme d'écriture est expiatoire. F. Lerperlier explique qu'il y a deux niveaux : une première lecture de C. Cahun faite de souffrance, à portée cathartique et une seconde lecture qui outrepasse les blessures de l'être, de la page et des mots : « Ce que l'auteur abandonne, livre dans l'écriture, il faut encore que le lecteur s'en défasse. Que la catharsis soit menée réciproquement et jusqu'au bout »227. La catharsis ne fonctionne que par une relation à double sens incluant auteur et lecteur. Réciproquement, l'écrivain est son propre lecteur ; et le lecteur, par l'acte de lire, continue d'écrire l'histoire d'un livre, continue d'en faire perdurer l'existence. L'écriture est tout autant manuelle que visuelle. En effet, la mise à distance avec la purgation des passions n'opère qu'avec un dédoublement certain de l'écrivain et du lectorat. Cette schizophrénie oculaire se dévoile nettement à la fin de l'oeuvre :

« Ce que je vois là-dedans : cet abominable trou qui saigne, vient du temps, de moi, de l'intérieur. […] L'oeil droit dédaigné, rageur, jette son encre sympathique – et l'oeil gauche renonçant à soi- même, à la pourpre, aux prodiges, n'ose enfin se regarder »228 Pendant que l'œil transpercé répand son encre noire, l'œil gauche s'extrait de lui-même par le verbe : « renoncer » qui implique un acte d'abandon.

L'oeil – pris entre les diverses mascarades, les duperies incessantes et la quête de Vérité Absolue – dévoile, dissimule et condamne les aveux. Il endosse le rôle du grand juge : Dieu ? Toute une poétique du regard se met en marche et offre un face à face, masqué, avec Dieu. Poétique qui amène l'individu à une transcendance des regards.