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Réminiscences baroques d'Aveux non avenus.

2. Poétique des contraires

2.2 Convocation de l'inattendu

L'absurde et le nonsense se rapprochent du goût du bizarre déjà évoqué dans l'écriture

687 Op. Cit., ANA, p. 238 (postface réalisée par François Leperlier). 688 Op. Cit., Claude Cahun l'Exotisme intérieur, p. 184.

baroque. Pour cela, nous verrons un exemple de l'absurde avec une nouvelle qui associe le rire et la mort.

2.2.1 L'absurde, le nonsense ou le goût du bizarre

L'absurde et le nonsense inspirés de Lewis Carroll participent à favoriser les effets de retournement : « Ne va pas te pencher sur autrui, prends garde à l'appel du gouffre... Je risque de tomber en écrasant quelqu'un »689. Ici, Claude Cahun imite le système d'inversion puisque l'individu écrase d'abord quelqu'un puis tombe tandis que normalement c'est en tombant qu'il devrait écraser la personne. L'absurde tend à créer une tension entre l'attente et l'expérience faite du monde. L'étymologie même du mot absurde est issue du latin absurdus qui signifie « dissonant ». Il est quand même important de rappeler que la notion d'absurde en littérature n'apparaît qu'après la seconde guerre mondiale avec des romans célèbres comme L'Étranger de Camus (1942) ou avec le théâtre absurde d'Eugène Ionesco dans les années 1950690. Mais ce

courant est tout de même amorcé en amont, dès l'entre-deux guerre. Les Aveux sont parsemés de nombreuses phrases qui se terminent de manière inattendues et participent à l'élaboration de l'absurde : « Un puissant chien de garde aux sept gueules de flammes, si bien appris qu'il mordra jusqu'à la mort plutôt que d'aboyer. N'éveillez pas le chat du voisin ! »691, « Vérifier l'addition. / Saint Thomas veut que Jésus recommence le miracle, car il est de ceux qui ne sont jamais assez sûrs d'avoir fermé le robinet du gaz »692, « Vous me refusez de la soupe, je me priverai de dessert

»693. Le goût du bizarre se retrouve dans des phrases décalées qui mettent en résonance des éléments au magnétisme contraire : « À force de retenir mes passions, j'ai contracté une dilatation du cœur. Je réclame des urinoirs sur la voie publique »694. On retrouve des éléments

689 Op. Cit., ANA, p. 221.

690 Notamment avec La Cantatrice chauve en 1950. 691 Op. Cit., ANA, p. 99.

692 Ibid., p. 182. 693 Ibid., p. 163. 694 Ibid., p. 124.

700 Op. Cit., ANA, p. 42.

contraires séparés par la ponctuation : « Je sais mentir, nom de Dieu ! et ne sais pas dissimuler »695 où l'être, au revers d'un point d'exclamation, se contredit. Les deux points participent aussi à ce retournement de situation qui empreigne déjà l'existence désabusée de l'homme : « Les enfants d'aujourd'hui n'ont qu'une peur : qu'on réalise leurs rêves »696. Les exemples sont multiples : « Lui

: Tu me payeras ça. / L'autre : Je suis insolvable »697 où ici un jeu s'instaure entre la dette mentale et l'argent. Cependant, ces échos anachroniques à l'absurde ne semblent pas portés par la quête profonde de l'existence et de la condition humaine mais plutôt par l'aspect, ludique, automatique, imprévisible des changements de sens que peut opérer l'écriture spéculaire. Aveux non avenus se rapproche plutôt du nonsense : « il s'agit de présenter des personnages ou des situations incongrues avec gaieté. […] Dans le nonsense, le monde à l'envers n'est jamais remis à l'endroit »698 même si

: « le nonsense peut-être rapproché de l'absurde : en effet le nonsense présente des situations absurdes ou incongrues, qui semblent défier les lois de la logique »699. Claude Cahun possède cette : « Tendance à tout pousser à l'absolu, donc : à l'absurde »700 nous conduisant à étudier un petit conte qui remet tout en question : l'existence, le monde, la vie et la mort.

2.2.2 Rire à en mourir

La nouvelle fait intervenir l'absurdité de la fatalité. C'est l'histoire d'un enfant qui doute de tout, de la vie, de la mort, de lui-même. L'association du rire et la mort est un topos baroque :

« C'était un enfant révolté qui ne croyait plus au sommeil. D'abord il avait douté de Dieu, de la liberté humaine ; puis du monde matériel et de sa propre existence. Dieu s'était embrumé, avait disparu de son ciel ; sa volonté débilitée laissant le champ libre au hasard de l'instinct ; les objets n'avaient plus qu'une forme, une couleur et un

695 Op. Cit., ANA, p. 90. 696 Ibid., p. 185. 697 Ibid., p. 212. 698 C

REMONA Nicolas, « Le nonsense », article en ligne : http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense. Consulté le

06/04/2017.

699 C

REMONA Nicolas, « Le nonsense », article en ligne : http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense. Consulté le

701 Op. Cit., ANA, p. 28.

toucher de rêve ; ils avaient perdu leur empire ; ils n'étaient plus stables, solides ni réels. Et l'enfant commença de se confondre parmi leur trouble et de s'indéfinir. Il avait douté de l'amour, et l'amour avait pris d'autres cœurs pour cibles, des cœurs plus fervents. Il en vint à douter du rêve même, éveillé ou endormi ; du sommeil bariolé de souvenirs, blanc de fantômes, ou noir de néant ; du sommeil peuplé, du sommeil désert ; tantôt imitation de la vie, et tantôt de la mort. Il doutait déjà de la vie, il douta de la mort même. Et ce fut le sommeil qui se vengea pour tous : Il vint traîtreusement, mince et nu, sa peau crépusculaire à peine éclairée par des cheveux couleur de lune. De sa droite crispée saillait l'éclair d'un court poignard. L'enfant révolté, sous l'averse des coups dont pas un ne l'atteignait, secoua son torse et rit, la gorge offerte. Sans se l'avouer il s'était instinctivement dérobé jusqu'alors, évitant la fascination d'une lame funeste. Mais le rire lui ferma les yeux. Le sommeil frappa net, sans méchanceté – comme par farce. Et la mort vint attirée par l'odeur des pavots. Elle toucha le corps sans précaution, et sans l'éveiller elle en fit un cadavre »701.

Ce petit conte renvoie à la notion d'instabilité. Tout devient fantomatique, évanescent dans la sensation de contre-existence de tout l'en-dedans et l'en-dehors du personnage : « Et l'enfant commença de se confondre parmi leur trouble et de s'indéfinir ». Le préfixe in dans « s'indéfinir » marque ce contre-mouvement. Le personnage est sur le point de basculer dans un ailleurs, dans une zone dématérialisée. Les objets : « avaient perdu leur empire » car ils n'existent que parce qu'ils sont visibles, que l'on peut les toucher, les prendre. Ils règnent dans le monde du concret grâce à la vue et au sens du toucher. Au fur et à mesure que l'enfant doute des choses : tout commence à vaciller. Le monde est réalité que parce que nous y croyons, parce que nous le regardons comme telle mais si l'on n'en décide le contraire, l'imperceptible émerge. L'abîme s'élargit car l'enfant ne se contente pas de douter du perceptible mais aussi de l'imperceptible : le rêve, la vie, la mort. Les accumulations excessives d'asyndètes traduisent les doutes qui se multiplient. De plus, le verbe douter est répété à cinq reprises ce qui martèle fortement le sens. Cette poésie de l'antithèse est fortement contrastée dans l'extrait : l'éveillé/l'endormi, le blanc/le noir, le peuplé/le désert/, la vie/la mort. La rupture entre la vie et la mort est amorcée stylistiquement par les deux points : « Et ce fut le sommeil qui se vengea pour tous : Il vint traîtreusement ». La torsion de l'individu donne des indications sur le corps

mort : « secoua son torse » qui quelque part rend la scène très violente, la mort douloureuse. Le rire peut souvent être lié au dernier souffle de vie. La tête sur tige (1947) de Giacometti montre cette oscillation, ce doute permanent entre la bouche ouverte qui semble rire, mais aussi hurler, souffrir, sur le point de mourir. La bouffonnerie de la mort instaure une tension entre le rire clownesque et le rire de la mort. Si l'on pense à tous les masques de la commedia dell'arte, l'on constate que l'orifice buccal semble rire et hurler simultanément. Ces personnages qui rient sont proche de la mort puisque le masque renvoie au masque mortuaire, à la dernière faciès. Enfin, le dernier retournement de situation est caractérisé par la conjonction de coordination mais : « mais le rire lui ferma les yeux ». La ponctuation de la phrase suivante traduit le dernier souffle de l'enfant : « Le sommeil frappa net, sans méchanceté – comme par farce ». Ainsi, ce petit conte ou plutôt cette fable semble donner, non pas une leçon de morale, mais une leçon d'existence, de méditation. Le choix d'un personnage enfant est peut-être une métaphore car : est-ce vraiment un enfant ? L'enfant est souvent celui qui pose les premières questions existentielles : ceci existe-t- il ? Ces questions apparaissent dans la volonté de comprendre sa place dans le monde qui nous entoure. L'enfant, offert à ses propres abîmes internes, est victime de ses propres doutes, de ses propres évanescences.