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Chapitre 1. Revue de la littérature

1.2 L’autorat scientifique

1.2.1 L’évolution des pratiques d’autorat

Bien qu’elle soit aujourd’hui indissociable de la publication d’un travail savant, la signature de l’auteur n’a pas toujours été considérée comme un élément essentiel de la communication scientifique. Au Moyen Âge, c’était au noble, plutôt qu’à celui qui avait écrit le texte, d’apposer sa signature sur une publication qu’il avait commanditée afin d’attester de la véracité des faits rapportés et de légitimer la publication. De nos jours, l’affiliation institutionnelle remplace le rang social dans le rôle d’attestation de l’honnêteté intellectuelle d’un chercheur (Shapin, 1989). Les fonctions et les pratiques de l’autorat ont ainsi évolué au fil de l’histoire scientifique, de l’alchimie des premières heures pratiquée par des amateurs à l’institutionnalisation et la professionnalisation de la science au XVIIe siècle et la croissance de la collaboration (Merton,

1973) jusqu’à l’émergence de l’hyperautorat après la Seconde Guerre mondiale (Cronin, 2001). Jusqu’au XVIIe siècle, le mode dominant de communication savante est le courrier. À

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scientifiques à une communauté restreinte. Les lettres sont souvent rédigées sous forme codée, en plus d’être datées et signées afin de garantir la priorité des découvertes. À la fin du XVIIe

siècle, les réunions de la Royal Society of London constituent le premier lieu de diffusion des résultats d’expérimentations scientifiques. C’est précisément de ces réunions que naîtra l’une des premières revues scientifiques3 en mars 1665, les Philosophical Transactions of the Royal

Society of London (Pontille, 2004). La notion d’auteur scientifique apparaît donc dans ce contexte de diffusion publique des connaissances scientifiques au sein des premières sociétés et revues savantes. Ainsi, l’auteur scientifique signe ses publications afin de revendiquer l’originalité et la priorité de ses travaux. L’autorat permet en retour au chercheur de recevoir une forme de rétribution symbolique, la reconnaissance de ses pairs. En revanche, l’autorat scientifique n’est traditionnellement pas lié à une rétribution monétaire. L’autorat scientifique précède en effet l’émergence de la notion de droits d’auteurs qui, élaborée plus tard au XVIIIe

siècle, constituera le fondement de la définition de l’auteur littéraire (Chartier, 2003; Pontille, 2004).

Le modèle traditionnel de l’autorat – où un seul auteur reçoit l’ensemble du crédit pour le texte qu’il signe – sera dominant en science pendant plusieurs siècles (Greene, 2007; Price, 1963; Wuchty, Jones et Uzzi, 2007). Le processus de professionnalisation de la science au XIXe

siècle s’accompagne de nouvelles pratiques en matière de signature scientifique : l’autorat multiple (co-autorat). Ce n’est toutefois qu’au XXe siècle que le co-autorat devient une pratique

fréquente (Beaver et Rosen, 1978, 1979a). En effet, après la Seconde Guerre mondiale, la science moderne connaît un développement exponentiel; on assiste à une transition de la little science à la big science4 (Price, 1963). Les gouvernements se mettent alors à financer

massivement les projets scientifiques à grande échelle (Cronin, 2005). Dans plusieurs domaines,

3 Les Philosophical Transactions sont souvent considérées comme la première revue savante bien qu’en janvier

1665, trois mois avant la parution du premier numéro de la publication londonienne, le Journal des Scavans de l’Académie royale des sciences est lancé. Cette revue se consacre toutefois à la publication de comptes rendus de livres et moins à la publication d’expérimentations scientifiques (Pontille, 2004).

4 Terme utilisé en histoire des sciences pour désigner les changements scientifiques de l’après-guerre, caractérisé

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le travail scientifique devient synonyme de collaboration (Galison, 2003). La spécialisation et la complexification technologique de nombreux objets de recherche nécessitent désormais le recours à des équipes formées d’un grand nombre de chercheurs d’origines disciplinaires diverses. Cette interdépendance structurelle a pour résultat une réorganisation du travail scientifique qui aura un impact important sur la notion et les pratiques d’autorat. L’autorat scientifique passe alors d’un modèle traditionnel, où l’auteur unique est la norme, à un fractionnement de l’autorat dans le modèle actuel où le co-autorat domine dans la majorité des disciplines (Beaver et Rosen, 1979b; Wuchty, Jones et Uzzi, 2007).

L’importante augmentation du nombre moyen d’auteurs par article depuis les années 1950 témoigne, en partie, de cette transformation de l’organisation scientifique en entreprise majoritairement collaborative (Cronin, 2001). On parle aujourd’hui de « l’impératif de collaboration » (Bozeman et Boardman, 2014) qui fait désormais office de norme dans un nombre croissant de disciplines scientifiques. Un facteur supplémentaire ne peut cependant être écarté lorsque vient le temps d’expliquer l’augmentation du nombre d’auteurs par article : un assouplissement des critères d’autorat. En effet, bien que la complexification et la spécialisation du travail scientifique ne soient plus à prouver, il demeure aujourd’hui difficile de départager la part de l’augmentation du nombre d’auteurs par publication qui est due à une augmentation réelle du nombre de collaborations de celle qui serait due aux transformations des pratiques d’autorat et d’un assouplissement des critères en matière de signature scientifique. Les phénomènes d’auteur honorifique ou invité (nommer un individu comme auteur alors qu’il n’a pas contribué à la recherche) et d’auteur fantôme (ne pas nommer un individu comme auteur alors qu’il a contribué à la recherche) constituent des exemples concrets de cet assouplissement des critères d’autorat qui peuvent être considérés comme des pratiques d’autorat problématiques ou peu éthiques (Flanagin et al., 1998; Sismondo, 2009; Teixeira da Silva et Dobránszki, 2015; Wislar et al., 2011).

À la fin des années 1990, la notion d’autorat fait l’objet d’un important débat dans le domaine biomédical. La forme traditionnelle de l’auteur unique apparaît comme étant de plus en plus désuète. En effet, le modèle traditionnel s’avère inadapté à mesure que le nombre moyen d’auteurs par article augmente, puisque le crédit et la responsabilité associés à l’autorat s’en

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trouvent à la fois obscurcis et dilués. Un modèle plus conforme à la nouvelle réalité devrait plutôt prendre en compte les divers types de contributions qui forment l’entreprise scientifique moderne, où la collaboration est plus souvent la norme que l’exception. Dans ce contexte, Rennie, Yank et Emanuel (1997) proposent un changement conceptuel radical : remplacer la notion d’auteur par celle de contributeur. Le modèle des contributeurs suppose de décrire de façon explicite la contribution de tous les individus ayant pris part à un projet de recherche permettant ainsi d’éliminer la distinction artificielle qui sépare les auteurs des contributeurs non- auteurs qui sont mentionnés dans les remerciements. Selon Rennie, Yank et Emmanuel (1997), l’abandon du concept d’auteur pour celui de contributeur reflète une conception beaucoup plus actuelle et représentative de la science moderne. Sans parler de contributeur, Resnik (1997) propose au même moment un nouveau système d’attribution du crédit scientifique afin de mieux définir la contribution et les responsabilités de chacun des membres d’une équipe de recherche. À la manière des crédits qui défilent dans un générique de film, la proposition de Resnik suggère l’ajout de la description détaillée du rôle de chaque individu impliqué dans la production d’une publication scientifique.

Dans les années suivantes, plusieurs revues importantes du domaine biomédical (p. ex. JAMA, Lancet, Annals of Internal Medicine, British Medical Journal, American Journal of Public Health, et plus récemment PLOS One) ont adopté le concept du contributeur. Ce modèle n’a toutefois pas réussi à supplanter le modèle traditionnel. On le comprend à la lumière des fonctions de l’autorat et de la reconnaissance qui lui est accordée dans le champ scientifique. Les notions d’auteur, de contributeur ainsi que de remercié se côtoient donc aujourd’hui dans le système de la communication savante.