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PARTIE 1. DYNAMIQUE DES CLIENTS, DYNAMIQUE DES SAVOIRS ET CRISE DES

3.3. L’étude des rationalisations d’une ESP confrontée aux limites de l’artisanat intellectuel

Confrontées aux transformations de leurs activités, de nombreuses ESP ont engagé

des processus de rationalisation dans la mesure où l’artisanat intellectuel obérait les capacités de réalisation de l’activité. Cependant aucun modèle d’action collective

clairement identifié ne se dégage encore aujourd’hui dans la littérature. L’objet de notre travail consiste, à partir du cas du cabinet X, à rechercher des voies de rationalisation possibles pour répondre aux nouveaux enjeux de gestion des dynamiques des savoirs et des dynamiques de prestation (3.3.1). Pour ce faire, nous nous appuyons sur une recherche intervention de trois ans menée dans un cabinet d’expertise et de conseil, et exposée dans la seconde partie de cette thèse (3.3.2).

3.3.1. Dépasser les limites de l’artisanat intellectuel :

quelles voies de rationalisation ?

Avant d’aller plus loin sur l’explicitation de notre problématique, il nous semble important de bien préciser le sens dans lequel nous entendons le terme de « rationalisation ».

Qu’entend-on par rationalisation ?

Historiquement, ce terme a souvent été connoté négativement car rapporté uniquement à l’introduction du taylorisme dans les entreprises industrielles. Pour notre part, nous l’entendons dans une perspective plus large d’évolution et de

transformation des formes d’action collective. Cette orientation s’appuie sur une

conception du projet scientifique des sciences de gestion qui prend pour objet

l’analyse et la conception des formes d’action collective et de leurs transformations

(David, Hatchuel, & Laufer, 2000; Hatchuel, 2000).

Afin de reconnaître la variété des formes d’action collective et leurs logiques de révision et d’évolution, il est nécessaire de se doter d’un cadre théorique posé comme fondement commun d’analyse et de conception de l’action collective. Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’axiomatique de l’action collective développée par Armand Hatchuel (Hatchuel, 2000, pp30-34). Celle-ci repose sur deux opérateurs indissociables de conception de l’action collective :

– « Savoir » : cet opérateur possède deux propriétés principales. * Il est l’objet de réflexivité, c’est-à-dire de révision.

* Le jugement de A n’est pas vrai ou faux par rapport à un critère d’objectivité externe, mais n’a de sens que par rapport à des « relations » d’action collective. – « Relation » : il s’agit de « tout lien que A ou B peut établir entre le savoir de A et

celui de B61 » (Hatchuel, 2000, p32).

L’inséparabilité de ces deux opérateurs est le « principe fondamental » de cette théorie axiomatique de l’action collective. Elle permet ainsi de comprendre et de

rendre intelligible les crises de l’action collective et les transformations qui en découlent.

Si nous revenons à notre objet de recherche - les rationalisations des ESP devant faire face aux limites du modèle de l’artisan intellectuel -, nous avons déjà exposé la stabilité du modèle initial. Or les nouvelles exigences des activités déstabilisent ce fonctionnement organisationnel et nécessitent de concevoir de nouvelles formes d’action collective à même d’y répondre. Il n’est cependant pas suffisant d’élaborer un outil de gestion, par exemple un outil de knowledge management, sans appréhender les présupposés sur les relations entre acteurs qu’il contient. L’enjeu se situe donc bien à un niveau plus global d’organisation, ce qui a pu être exprimé en d’autres termes, par exemple : « Partners are more interdependant than when each served his own

stable of clients: now, coordination of a number of specialists is a requirement, bringing with it a demand for leadership » (Maister, 2003 [1993], p292). On peut alors explorer différentes possibilités d’évolution de l’action collective afin de permettre une certaine stabilisation du fonctionnement organisationnel : qu’est-ce qu’un leader dans cet univers ? quels sont les modes de coordination ? un outil de KM est-il un mode de coordination qui se suffit à lui-même ? comment reconnaît-on un spécialiste ? qu’attend-on de lui ? etc.

A la suite d’A. Hatchuel, on entendra donc par rationalisation les processus

finalisés par lesquels l’action collective est révisée et qui conduisent à redéfinir à la fois les objets de la coopération, les savoirs et les relations constitutifs de l’action collective (Hatchuel, 1997, 1999, 2000; Segrestin, 2003, p22). Le point de

départ de ce type de révision est souvent une « crise de l’action collective », c’est-à- dire une contestation ou une difficulté que rencontre un collectif donné.

Si nombre d’ESP sont confrontées aux limites de l’artisanat intellectuel, ces dernières apparaissent surtout d’une part lorsque les champs d’expertise à mobiliser pour fournir une prestation à un client se multiplient et d’autre part lorsque les types et les contenus des prestations doivent se renouveler à un rythme accéléré.

Les problèmes d’action collective et d’organisation deviennent prégnants dès lors que les professionnels sont plus interdépendants (Quinn, 1994; Lazega, 2005). De nouvelles problématiques de gestion émergent, au niveau de la gouvernance (stratégie collective) et de la gestion des « opérations » (coopération entre professionnels, capitalisation des connaissances…).

Pour répondre à ces enjeux, les voies de rationalisation les plus décrites présentent

elles-mêmes certaines limites et ne constituent dans tous les cas pas un modèle d’action collective complet. Rechercher des voies de rationalisation pour dépasser

les limites de l’artisanat intellectuel soulève des questions de recherche au deux niveaux de structuration d’une ESP.

Au niveau de la gouvernance, indépendamment des cabinets multinationaux du

type Big Four qui ont été les principales sources d’observation et de théorisation,

quelles dynamiques d’évolution de la collégialité peut-on concevoir pour répondre aux besoins explicites d’orientations collectives ? Va-t-on vers une

formalisation plus forte d’un sommet stratégique en charge de l’orientation de l’ESP et de sa régulation ? Si oui, avec quelles prérogatives et modalités opératoires ?

Au niveau des opérations, poser les limites de l’artisanat intellectuel conduit à

reconsidérer un modèle d’activité fondé uniquement sur de la conception en front

office. Des back offices se sont développés dans de nombreuses ESP avec des logiques de capitalisation des savoirs (méthodologiques, de bases de données…). Cependant,

leur articulation à l’organisation du travail reste souvent floue : quelles seront les

personnes en charge de ces nouvelles activités ? Qui va les financer ? Comment dégager du temps ? Avec quelles missions précises ? Quelles sont les conditions et les facteurs de réussite de telles initiatives ?

Dans certains cas, les professionnels préfèrent d’ailleurs mobiliser leurs relations à l’intérieur de l’ESP plutôt que de passer par des outils de knowledge management (Hansen et al., 1999; Anderson-Gough, Grey, & Robson, 2006). Néanmoins, il est important de s’intéresser au possible couplage des deux formes de capitalisation- transmission des savoirs, « formalisation » et « personnalisation » comme réponse organisationnelle plus complète (Werr et al., 2003; Roos, 2006). Ceci impose de ne pas découpler la nature des savoirs de l’analyse des modes de réalisation de l’activité, des coopérations et coordinations à l’œuvre ainsi que des modalités de capitalisation- transmission à privilégier.

Quant aux modalités de coopération et de coordination entre différents

professionnels « spécialistes », elles demeurent une difficulté majeure pour les ESP.

Il n’est en effet pas du tout évident qu’une simple agrégation de professionnels débouche sur des synergies et une évolution positive des prestations offertes (Empson, 2001; Maister, 2003 [1993]).

Enfin, la question d’un éventuel couplage entre des évolutions au niveau

gouvernance et au niveau « opérations » reste à instruire. Nous avons montré dans

le chapitre 2 que les différents régimes de collégialité reposaient sur un couplage très cohérent entre des modes de gouvernance et de réalisation des « opérations ». Or, si notre analyse initiale est juste, la déstabilisation contemporaine des ESP devrait créer le besoin d’un nouvel équilibre entre ces deux niveaux.

Les enjeux contemporains des ESP nécessitent donc de trouver des voies de rationalisation permettant de mettre en œuvre des fonctionnements collectifs renouvelés puisque les autonomies individuelles sont insuffisantes pour gérer à ce seul niveau l’évolution des prestations et les dynamiques des savoirs associées. Pour conclure cette première partie, nous présentons notre démarche, la méthodologie et l’intérêt du cas d’ESP que nous traitons.

3.3.2. Démarche, méthodologie et intérêt du cas traité

3.3.2.1. Les services professionnels, des activités de

conception

Nous aborderons notre problématique en considérant les activités de services professionnels comme des activités de conception, types d’activité qui ont déjà été étudiées dans des univers industriels. Le Centre de Gestion Scientifique (CGS) de l’Ecole des Mines de Paris a travaillé sur les activités de conception industrielle depuis une quinzaine d’années. Ces travaux ont porté à la fois sur les

raisonnements de conception et sur les organisations en univers de conception.

Concernant les raisonnements de conception, dans L’expert et le système (Hatchuel et al., 1992), les auteurs ont mis en évidence les limites des rationalisations des savoirs liées à la mise en place de systèmes-experts informatiques. Pour cela, ils ont été amenés à distinguer différentes formes de savoirs et de raisonnement, que sont l’ « artisan », le « réparateur » et le « stratège » (Hatchuel et al., 1992, chap 2). Ils montrent ainsi que l’hypothèse fondamentale en intelligence artificielle de séparation entre la représentation des connaissances et celle des raisonnements n’est pas tenable dans le cas du stratège. Ce travail fut à l’origine d’un champ de recherche sur les raisonnements de conception qui a notamment conduit au développement d’un formalisme du raisonnement de conception appelé théorie C-K62 (voir notamment

Hatchuel & Weil, 2003; Hatchuel, Le Masson, & Weil, 2004; Le Masson et al., 2006)63.

Or, nous avons posé comme hypothèse de travail qu’il y avait des restrictions à l’artisanat intellectuel et qu’elles sont liées à la dynamique des savoirs d’une activité. Nous serons donc amenés à utiliser le formalisme de manière schématique pour décrire les limites de l’artisanat intellectuel face à l’expansion des champs d’expertise dans le cabinet X. Car le travail d’un professionnel, qu’il soit un artisan intellectuel ou qu’il évolue dans un collectif plus structuré, nécessite toujours un travail de

conception, qui va de la problématique du client aux raisonnements menés pour proposer des solutions ou émettre un avis.

Cependant, étant donné l’orientation organisationnelle de nos travaux, nous mobiliserons de manière plus approfondie des travaux réalisés sur l’organisation des activités de conception. Ils portent sur les rationalisations des métiers de conception

industrielle (par ex Sardas, 2000; Lefebvre, Roos, & Sardas, 2003; Roos, 2006). Ces

travaux ont conduit notamment à proposer la notion de « dynamique de métier » comme cadre d’analyse et d’action sur les métiers de conception industrielle. Nous aurons largement recours à ces travaux utilisés lors de notre intervention dans le cabinet X64.

Il convient cependant de préciser qu’il ne s’agit pas d’appliquer selon une logique déductive, des cadres théoriques, des analyses et des organisations importées

62 C pour Concept et K pour Knowledge

63 Nous présentons plus en détail le formalisme dans le chapitre 4.

64 Jean-Claude Sardas et Philippe Lefebvre, qui ont développé ces travaux autour des rationalisations

des métiers de conception, étaient les deux autres membres de l’équipe de chercheurs intervenants dans le cabinet X.

d’autres univers mais plutôt d’entrer dans une démarche d’exploration où les

théories, les questions de recherche et les problématiques de terrain s’interrogent et se construisent mutuellement (David, 2000b).

3.3.2.2. Une exploration par la recherche-intervention

En effet, notre itinéraire de recherche n’a pas suivi une trajectoire rectiligne. La formulation de notre problématique s’est construite par allers et retours entre le terrain sur lequel nous intervenions, les questions qui émergeaient et les cadres théoriques que nous mobilisions ou construisions.

La recherche intervention est une méthodologie dont le point de départ est un malaise, un problème qu’une entreprise peine à cerner et à comprendre. C’est cette « énigme » (Moisdon, 2006) qui justifie le recours à des chercheurs pour dans un premier temps (re)qualifier le phénomène organisationnel et le rendre intelligible

pour les acteurs de l’organisation et les chercheurs (Moisdon, 1984; Hatchuel,

1994c). Mais ces derniers ne se contentent pas de décrire le phénomène en interaction avec les acteurs, un second temps d’intervention consiste à accompagner l’évolution

de l’organisation, par exemple par la conception et l’introduction d’outils ou de

dispositifs de gestion que les chercheurs élaborent ou co-élaborent avec les acteurs de l’organisation au regard d’objectifs clarifiés. Dans le modèle idéal-typique de la recherche intervention, cette phase se conclut par une expérimentation et une évaluation qui permettent de créer des connaissances utiles sur deux plans :

– pour l’organisation, les connaissances et apprentissages développés au cours de l’intervention doivent favoriser le processus de changement.

– pour les chercheurs, les connaissances produites dans le cadre de l’intervention ont une portée scientifique qui leur permet d’élaborer des « théories intermédiaires », valables a priori uniquement dans leur contexte d’élaboration (David, 2000b).

La recherche intervention ne vise donc pas uniquement la description d’un phénomène d’un point de vue externe mais cherche à agir sur ce phénomène, tout en considérant que l’interaction avec les acteurs et l’organisation sur un mode longitudinal est une méthode efficace de production de connaissances sur les phénomènes étudiés (David, 2000a). En cela, les chercheurs-intervenants tentent de « dénaturaliser » les phénomènes et de prendre de la distance avec les discours (Acquier, 2007). Par ailleurs, le fait d’intervenir au moment de la « crise », et non après, évite les effets de rationalisation a posteriori (Segrestin, 2003, p28).

D’un point de vue scientifique, la question de la validité des théories intermédiaires élaborées dans d’autres contextes émerge ensuite. Notre travail, reposant sur une longue recherche intervention auprès d’une seule ESP, ne saurait prétendre à une généralisation « statistique » au sens où l’on aurait validé par déduction les théories intermédiaires produites sur d’autres cas comparables (David, 2004). Notre objectif

de production de connaissances, et ce qui justifie l’intérêt d’une méthodologie de recherche intervention, sera plutôt la recherche de production de connaissances nouvelles sur les rationalisations des ESP confrontées aux limites de l’artisanat intellectuel.

L’approche de la problématique à travers une recherche intervention nous permet donc d’appréhender le phénomène au moment où il se produit dans le cabinet X, de l’accompagner sur une période de trois ans et de surtout rentrer dans une connaissance intime de l’organisation et du phénomène à différents niveaux de problématisation. Nous présentons plus en détails des éléments de méthodologie tout au long de la deuxième partie monographique, donnant à voir à chaque fois la place des chercheurs qui est allée d’une posture analytique et interprétative à une position de co-conception d’outils et de dispositifs de gestion.

3.3.2.3. Intérêt du cas du cabinet X

L’approche de notre problématique se fait donc par l’intermédiaire d’un cas dont les particularités et de l’activité et des choix d’organisation présentent l’intérêt de se décentrer par rapport aux cas les plus fréquemment étudiés.

Le cabinet X est original en ce qu’il s’agit d’une ESP fondée sur une volonté autogestionnaire qui repose sur un rejet de la hiérarchie, à laquelle s’ajoute l’adoption d’un modèle d’artisanat intellectuel relativement pur jusqu’à la fin des années 1990..

Le fait de raisonner sur un cas d’organisation démocratique revêt un intérêt certain dans des univers de travailleurs intellectuels où la hiérarchie n’est pas nécessairement un mode de coordination pertinent. On peut d’ailleurs interroger

par ce biais le retour récent de la question du démocratique dans les recherches sur les knowledge workers (Rousseau et al., 2003b; Harrison et al., 2004; Kerr, 2004; Rousseau & Shperling, 2004). En effet, ces travaux sont partis des limites des modes de coordination hiérarchiques et non d’enjeux de justice sociale. Ne peut-on y voir un symptôme supplémentaire de « crise » des modes d’organisation existants ?

Partie 2. Crise de l’artisanat intellectuel et