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Chapitre 1 – État des connaissances

1.3. L’étude des politiques d’exemption des paiements directs

Les politiques d’exemption des paiements directs ont fait l’objet de tant d’études qu’un chercheur a récemment pointé du doigt « le point de saturation des données », au moins concernant l’étude des processus de formulation et de mise en œuvre (Meessen, 2013b). Malgré les recensions d’écrits sur le sujet, il est toutefois malaisé de mesurer l’ampleur de cette production scientifique. Une synthèse exploratoire (scoping study) recense 21 études publiées dans des revues scientifiques et évaluées par les pairs, jusqu’à juillet 2008 (Ridde & Morestin, 2011). Une recension du même ordre, qui se limite aux expériences de cinq pays (Burkina Faso, Ghana, Mali, Niger, Sénégal), dénombre 33 documents jusqu’à fin 2009 (Robert, Kafando, Queuille, & Ridde, 2011), les critères de sélection permettant l’inclusion de rapports et autres documents constituant « la littérature grise », ainsi que les expériences de « gratuité » des organisations non gouvernementales. Récemment, une revue systématique, qui se centre sur les mesures quantitatives des effets des politiques d’exemption en santé maternelle, inclut onze études (Dzakpasu, Powell-Jackson, & Campbell, 2014).

De manière générale, les études portant sur les PEP abordent deux thématiques principales : leurs effets d’une part, et leur mise en œuvre d’autre part. En ce qui concerne les effets, Ridde et Morestin (2011) en comptent 17 sur 20 dans leur synthèse exploratoire. Ces études traitent majoritairement de l’utilisation des services de santé touchés par les mesures d’exemption (Asante, Chikwama, Daniels, & Armar-Klemesu, 2007; Bhayat & Cleaton-Jones, 2003; Lagarde, Barroy, & Palmer, 2012; Penfold, Harrison, Bell, & Fitzmaurice, 2007; Wilkinson, Gouws, Sach, & Karim, 2001), ainsi que des coûts (Ben Ameur, Ridde, Bado, Ingabire, & Queuille, 2012; Deininger & Mpuga, 2005; Goudge, Gilson, Russell, Gumede, & Mills, 2009; Manzi et al., 2005; Ridde, Kouanda, Bado, Bado, & Haddad, 2012; Xu et al., 2006), et de l’équité (El-Khoury, Hatt, & Gandaho, 2012; Gilson, 1997; Mills et al., 2012). Ces études utilisent des devis quantitatifs, quasi expérimentaux ou non, et font appel à l’épidémiologie et aux méthodes des sciences économiques. Elles dominent nettement le champ de l’étude des PEP.

En ce qui concerne la mise en œuvre, les études s’intéressent généralement à l’expérience des « implementers » (soignants ou cadres) (Belaid & Ridde, 2012; Carasso, Lagarde, Cheelo, Chansa, & Palmer, 2012; Netshandama, Nemathaga, & Shai-Mahoko, 2005; Witter & Diadhiou, 2008), ou mettent en lumière les difficultés de mise en œuvre des PEP (Diarra, 2012; Ousseini, 2011; Ridde, Diarra, & Moha, 2011; Witter & Adjei, 2007). De nature qualitative, elles empruntent généralement à l’étude de cas (Yin, 2014), le plus souvent de manière implicite. Ces études ont des fondements conceptuels et théoriques faibles et sont donc fréquemment descriptives. Quelques auteurs se démarquent et proposent une analyse des jeux d’acteurs pour expliquer les variations dans la mise en œuvre des PEP, tels que Belaid et Ridde (2014) au Burkina Faso et Maluka (2013) en Tanzanie. Plus rares sont les chercheurs qui adoptent une approche de science politique; à notre connaissance, seuls Kajula, Kintu, Barugahare, et Neema (2004) et Moat et Abelson (2011) ont mené de tels travaux, uniquement sur le cas des PEP en Ouganda.

Parallèlement, il existe plusieurs études utilisant des devis de recherche mixte. Leurs objectifs de recherche sont variables : par exemple, comprendre les différences de coûts des soins pour les ménages (Goudge, Russell, et al., 2009; Ridde et al., 2013), documenter le vécu des « implementers » (Walker & Gilson, 2004), tenter de faire le lien entre mise en œuvre et effets (Nimpagaritse & Bertone, 2011), évaluer la qualité des services (Nabyonga-Orem et al., 2008) et l’adhésion des formations sanitaires à la gratuité (Chuma, Musimbi, Okungu, Goodman, & Molyneux, 2009). Si ces études ont une démarche plus ou moins proche de la recherche mixte, d’autres s’apparentent davantage à des études multiméthodes, avec une perspective largement descriptive et sans intégration des données (Agyepong & Nagai, 2010; Witter et al., 2010; Witter, Khalid Mousa, Abdel-Rahman, Hussein Al-Amin, & Saed, 2013). Nous opérons cette distinction entre méthodes mixtes et multiméthodes en nous appuyant sur la définition proposée par la revue spécialisée Journal of Mixed Methods Research, sachant qu’il n’existe pas de consensus apparent quant à la définition d’une étude multiméthode :

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« Mixed methods research is defined as research in which the investigator collects and analyzes data, integrates the findings, and draws inferences using both qualitative and quantitative approaches or methods in a single study or program of inquiry. » (Journal of Mixed Methods Research, 2000-2014)

Au-delà de ces études qui forment un panorama relativement hétéroclite des connaissances sur les PEP dans bon nombre de pays différents, quelques programmes de recherche ont permis de produire des portraits plus holistiques des enjeux soulevés par les PEP. Certains se sont attachés à une ou plusieurs politiques d’exemption dans un même pays. Au Sénégal et au Ghana, une équipe s’est intéressée aux politiques d’exemption des soins de santé maternelle, dans le cadre de l’initiative IMMPACT (Initiative for Maternal Mortality Programme Assessment), financée par la coopération britannique. Leurs travaux ont donné lieu à un article dans lequel les auteurs comparent, quoique de manière relativement descriptive et sans fondement conceptuel, les expériences des deux pays (Witter, Armar- Klemesu, & Dieng, 2008). De même, en Zambie, un programme de recherche, mené par un consortium incluant le ministère zambien de la Santé, l’Université de Zambie, la London School of Hygiene and Tropical Medicine, et l’Université de Cape Town, s’est penché sur la gratuité des soins dans les centres de santé. Les composantes de la recherche sont de qualité variable, et généralement faible, tant par la méthode que par les fondements conceptuels, à l’exception des études d’impact (Lagarde, 2010; Lagarde & Palmer, 2010). Les connaissances produites ont fait l’objet d’un résumé qui se limite à présenter les résultats par type d’études, sans offrir de réflexion transversale (Carasso, 2010).

D’autres programmes s’intéressent aux expériences d’exemption dans plusieurs pays. Un seul d’entre eux, le programme FEMHealth (Fee exemption for maternal health care), également dans le cadre de l’initiative IMMPACT, concerne un seul type de politiques d’exemption : celles visant les soins maternels. Ce programme, qui touche quatre pays (Bénin, Mali, Maroc, Burkina Faso), propose une démarche de recherche solide, fondée sur un cadre d’analyse explicite se basant sur les notions de complexité et d’évaluation fondée sur les théories (Marchal, van Belle, De Brouwere, & Witter, 2013), ainsi que sur l’approche réaliste (Marchal, van der Veker, et al., 2013). À ce jour, seuls les rapports par pays ont été publiés, et non les évaluations réalistes. Certains résultats de ces évaluations ont cependant été présentés

lors de conférences (Essolbi, 2012, novembre; van Belle, Marchal, & Mayhew, 2014, octobre). Une analyse transversale des études est disponible (Witter & FEMHealth team, 2014); néanmoins, elle présente uniquement les résultats des recherches portant sur les coûts et l’impact des interventions.

Trois autres programmes touchent plusieurs types de PEP dans plusieurs pays. Le premier d’entre eux est une consultation multipays financée par l’UNICEF en 2008, dont l’objectif était d’expliciter les processus et stratégies qui avaient permis la mise en œuvre de ces interventions au Burundi, Ghana, Liberia, Ouganda, Sénégal et Burkina Faso (Meessen et al., 2009). Bien que fondés sur un cadre d’analyse (Hercot, Meessen, Ridde, & Gilson, 2011) s’inspirant notamment des travaux de Walt et Gilson (1994), les résultats de cette consultation sont descriptifs, comme le précisent à juste titre les chercheurs (Meessen et al., 2009; Meessen, Hercot, et al., 2011).

En 2010, un projet de capitalisation d’expériences de gratuité des soins, organisé par un consortium réunissant le Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, l’organisation non gouvernementale HELP et ECHO, la branche humanitaire de la Commission Européenne, a concerné différentes PEP dans cinq pays d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal, Togo) (Ridde, Queuille, & Kafando, 2012). Ce projet, qui fait la part belle aux connaissances tacites des « implementers », n’avait pas nécessairement pour ambition de produire des données scientifiquement robustes :

« Rappelons que l’objectif de ces activités démarrées en 2010 était, non seulement de produire de nouvelles connaissances sur les politiques, mais aussi, de faire en sorte que les participants à cet exercice de capitalisation puissent s’interroger sur leur politique et, in fine, s’engager dans leur amélioration. » (Ridde & Queuille, 2012, p. 290)

Toutefois, et bien que la qualité des connaissances produites soit relativement faible, les études de cas menées par les équipes pays étaient fondées sur un cadre d’analyse explicite. Une analyse transversale a par ailleurs été menée (Ridde, Queuille, Kafando, & Robert, 2012) et met en évidence les difficultés de la mise en œuvre des PEP dans ces pays.

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Enfin, un programme de recherche, intitulé L’abolition du paiement des services de santé en Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Niger) (Olivier de Sardan & Ridde, 2014b), a été mené conjointement par le Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal et le Laboratoire d'études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, le LASDEL. La spécificité de ce programme est double, puisqu’il visait à la fois à « insérer les politiques d’exemption dans le cadre plus vaste du fonctionnement quotidien des systèmes de santé », et à « développer une expérience de combinaison entre approches ethnographiques et épidémiologiques, qualitatives et quantitatives » (Olivier de Sardan & Ridde, 2014a, p. 7). Explicitement ancré dans les méthodes mixtes, ce programme a produit des connaissances généralement robustes, à quelques exceptions près, et la conclusion apporte une réflexion intéressante sur la contribution des méthodes mixtes à l’étude des politiques publiques (Ridde & Olivier de Sardan, 2014). Les analyses portent cependant généralement sur le niveau microscopique des jeux d’acteurs, des processus de mise en œuvre et des effets, négligeant les niveaux mésoscopique et macroscopique.

De ce tour d’horizon de l’étude des PEP, on peut d’abord conclure que le champ est dominé par les études utilisant des méthodes quantitatives, particulièrement les études des effets. Celles-ci présentent néanmoins des faiblesses méthodologiques, du fait notamment du contexte « réel » dans lesquels s’opèrent ces politiques et qui limite l’utilisation des devis les plus robustes (Ridde & Haddad, 2013). On peut également noter que, malgré la diversité des méthodes et des objectifs de recherche, et l’émergence des méthodes mixtes, la majorité des études est monodisciplinaire. Une des raisons est sans doute à trouver dans les contraintes de publication qui obligent parfois à morceler les résultats d’une étude (Ridde & Morestin, 2011). En outre, sauf exception, ces études ont rarement des fondements conceptuels, ce qui a également été noté par Marchal, van Belle, et al. (2013). Enfin, rares sont celles qui se penchent sur les niveaux mésoscopique et macroscopique des PEP. Cela étant, il faut reconnaître que les tentatives d’interdisciplinarité sont réelles et ont apporté de l’eau au moulin des connaissances des PEP. Ainsi, ce sujet de recherche est une illustration intéressante de la posture adoptée dans la recherche sur les politiques et systèmes de santé.

Si cette production de données probantes répond à la demande des décideurs politiques qui souhaitent en savoir davantage sur ces politiques, elle ne permet pas de les guider dans leur choix de politiques, en fonction de leurs objectifs, des populations visées et des contextes locaux. En effet, dans cet ensemble hétérogène, et malgré une littérature scientifique croissante, il est difficile d’appréhender ce qui fonctionne, pour quels bénéficiaires, et dans quels contextes. Face à ce défi, l’approche basée sur les théories permettrait d’élargir les connaissances des différents contextes dans lesquels une intervention fonctionne (Pawson, 2003; Pawson & Sridharan, 2010), et d’atteindre un niveau d’abstraction utile pour généraliser les résultats de recherche (Chen, 1990). Ainsi, la validité externe des évaluations serait garantie et la transférabilité des résultats en serait facilitée. En donnant un éclairage sur la manière dont les programmes fonctionnent et peuvent être mis en œuvre dans les contextes qui sont les leurs, ce type d’évaluation serait mieux à même de répondre aux attentes des décideurs (Chen, 1994).

S’inspirant de ce raisonnement, l’approche réaliste (Pawson, 2002b; Pawson & Tilley, 1997) permet de se départir de la traditionnelle question de l’efficacité des interventions, et de s’interroger plutôt sur la manière dont elles fonctionnent. Le sous-chapitre suivant présente les principes de cette approche pour l’évaluation des interventions sociales complexes, telles que les politiques d’exemption des paiements directs des soins.

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1.4. L’approche réaliste pour l’évaluation des interventions