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L’épuisement de la participation instituée face à de nouveaux

rendez-vous ?

Malgré le renforcement de son rôle, encore confirmée par les ordonnances du 3 août 2016, la sixième configuration, encore en cours, a été ouverte par la mise en place d’une CNDP fortement renouvelée au printemps 2013. Elle apparaît être celle où l’existence de la CNDP et son statut d’autorité administrative indépendante sont fortement contestés.

Depuis 2012, divers rapports parlemen-taires ont émis des hypothèses d’inté-gration du dispositif de la CNDP dans un ensemble plus large (le Défenseur des Droits… ou une Agence du dévelop-pement durable14) ou contredit l’utilité de son indépendance, dans le rapport d’une commission d’enquête sénato-riale en 201515, Cela montre ainsi que l’idée d’une administration délibérative

n’a guère trouvé sa place dans l’action publique, malgré tous les discours de modernisation.

Par ailleurs, les projets des quelques grands maîtres d’ouvrage, qui s’étaient progressivement acculturés à une conception de projets soumis au débat public, se raréfient. Parmi les 20 débats déjà organisés par l’actuelle CNDP, seuls 6 concernent les transports alors que deux fois plus portent sur des parcs éoliens, des villages nature, le grand stade de rugby, le projet de centre commercial EuropaCity… avec, à chaque fois, des maîtres d’ouvrage nouveaux qui n’auront pas d’autres projets à soumettre au débat public.

Face à la multiplication et à la rotation de ses interlocuteurs, la CNDP adapte régulièrement les formes d’organisation du débat, en particulier grâce aux usages du numérique. Mais cette stratégie d’innovation tend à prendre le pas sur l’affirmation de l’utilité de la participation du public et de sa capacité à transformer les modes d’élaboration des projets, offrant ainsi des prises renouvelées à la critique. Par exemple, Pièces et main d’œuvre, le groupe radical qui s’était illustré en empêchant le débat sur les nanotechnologies en 2009, a récidivé

13 Citation tirée de Sandrine Rui, La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique, A.

Colin, coll. Sociétale, 2004.

14 Bertrand Pancher, La concertation au service de la démocratie envronnementale. Rapport au président de la République, février 2012.

15 Marie-Hélène Des Égaux et Jacques Mézard, Rapport au nom de la commission d’enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l’organi-sation, de l’activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes, rapport enregistré à la Présidence du Sénat le 28 octobre 2015.

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sur le premier débat qu’a eu à organiser la nouvelle CNDP, en appelant de ses vœux en 2013 l’échec du débat et la fin de la CNDP : « Au moins les décideurs politiques ne se cacheront plus derrière de pseudo-autorités indépendantes.

L’échec de la CNDP-Cigéo permettrait de clarifier le rapport de forces entre les sans-pouvoir et le pouvoir »16.

La configuration actuelle est fortement marquée par la consolidation de nou-velles formes de contestation, fortement médiatisées également, qui touchent des « petits » projets, en-dessous des seuils de saisine de la CNDP : le bar-rage de Sievens, le centre de vacances de Roybon…, quand le projet d’aéro-port à Notre-Dame-des-Landes conti-nue d’être, plus de dix ans après le débat public (2004), le conflit-phare de la contestation contre les grands projets inutiles et imposés.

En effet, depuis le début des années 2010, de nouvelles formes de fédération des causes ont émergé en Europe contre les GPII qui contestent « les projets et leur monde », et l’intérêt des dispositifs institués de participation pour faire entendre leurs propositions17. Ces nouvelles formes de critique radicale manifestent qu’on ne peut faire l’économie du travail de composition du monde commun : débattre suppose de partager un monde commun, que la controverse et le débat font exister.

La CNDP a elle-même exploré des formats nouveaux pour faire face à ces enjeux : la conférence de citoyens sur le projet Cigéo, le débat citoyen planétaire

sur le climat et l’énergie en préparation de la COP 21, l’élaboration du dossier public pour le référendum local sur Notre-Dame-des-Landes.

Mais la diversification de ses missions par les ordonnances du 3 août 2016 cantonne son rôle dans le champ classique de l’utilité publique. La CNDP désigne, forme et gère les garants de la concertation qui sont généralisés sur les « petits » projets. Elle peut assurer une mission de conciliation sur des projets conflictuels si les parties concernées le demandent.

Pourtant, les questions que posent à la légitimation des décisions le regain des conflits s’emparant — même, sur de

« petits » projets — des enjeux globaux de la transition écologique, ceux qui exposent l’humanité et bouleversent les agencements sociotechniques sur lesquels s’appuie notre appréhension du monde commun, réclament de nouveaux droits et des innovations procédurales susceptibles d’élargir la possibilité de débattre du « futur que nous voulons » (titre de la déclaration de Rio+20).

La trajectoire de la réponse politique donnée à la question de la participation du public dans le domaine de l’aménage-ment et de l’environnel’aménage-ment a été décrite par des configurations successives de l’institutionnalisation du débat public, dont quelques tensions récurrentes défi-nissent la consistance.

Ainsi, le problème public de l’institution-nalisation s’est structuré tout au long des 25 ans écoulés autour d’un nombre limité d’enjeux fortement liés :

un dispositif spécifique, distinct des formats hérités de la tradition de concertation de l’administration, parce qu’il trouve son origine et sa source dans un niveau élevé de conflictualité durant toute la période. Mais les tensions sur son champ légitime de mise en œuvre restent fortes et la capacité des formes institutionnalisées de participation du public à constituer des espaces d’ex-pression pertinents pour les conflits est de nouveau fortement contestée.

l’indépendance du tiers organisateur du débat afin d’établir les conditions d’un dialogue dans une situation durable d’asymétrie des pouvoirs et des exper-tises. Mais l’intérêt général propre de la participation du public et la légitimité politique d’un débat public ouvert restent l’objet de controverses, tant sur la nature des publics y participant que sur l’apport des résultats de la partici-pation à l’élaboration des projets et à la réorientation des politiques publiques vers le développement durable.

16 Pièces et main d’œuvre, « Notes à l’intention des opposants à l’enfouissement des déchets nucléaires en Meuse/Haute-Marne et aux pseu-do-débats de la CNDP-Cigéo ». Ce communiqué du 27 août 2013 indiquait avant ces deux phrases :

« le dispositif CNDP est à bout de souffle. Trop de contestation, d’annulations, d’humiliation (le débat public sans public). Les pouvoirs publics observent l’opération CNDP-Cigéo avec atten-tion : en cas de nouvel échec, ils enterreront ces procédures lourdes, pour en revenir à des déli-bérations parlementaires, notamment à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques » http://www.piecesetmaindoeuvre.

com/spip.php?page=resume&id_article=432 17 Voir l’audition de la plateforme anti-GPII par la Commission Richard, le 14 mars 2015 : http://www.

dailymotion.com/video/x2jrzv2_democratie-parti- cipative-les-auditions-du-14-mars-2015-1ere-par-tie_news et http://www.dailymotion.com/video/

x2jruvh_democratie-participative-les-audi-tions-du-14-mars-2015-2eme-partie_news

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 le rapport du débat public à la déci-sion dans un système fortement marqué par une culture de la « décision tran-chée » [Barthe, 2006]. Mais les idées procédurales de conduite démocratique de l’action publique [Rosanvallon, 2008]

ou d’« administration délibérative » [Conseil d’État, 2011] trouvent diffici-lement leur place quand la substance des enjeux semble toujours commander l’urgence des décisions fondées sur les seuls avis d’experts.

L’institutionnalisation de la participation du public a donc été fortement marquée depuis un quart de siècle par les enjeux du débat public et, depuis 2002, par le statut d’autorité indépendante de la CNDP, malgré les mises en cause relevées.

Le constat de Michel Sablayrolles, qui regrettait ce matin que des chercheurs s’intéressent plus au débat public qu’à l’enquête d’utilité publique, s’explique sans doute par cette histoire, qui a fait de la mise en discussion publique des projets et politiques d’aménagement et d’environnement en amont des décisions un enjeu central des confits et des réformes.

Terme générique de la vie publique, le débat public est devenu aujourd’hui un ensemble précis d’exigences délibératives formalisées par la pratique de la CNDP, l’expérience française la plus aboutie de démocratie participative.

Loïc Blondiaux

Merci pour cette chronologie et cette frise reprenant les principales inflexions et étapes du débat public.

Nous terminerons cette session d’interventions par une communication de Michel Badré, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et ancien président de l’Autorité environnementale.

Bibliographie

Barthe Y. (2006). Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, La Découverte.

Charlier B. (1999), La défense de l’environnement : entre espace et territoire. Géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, Thèse de géographie et d’aménagement, Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Chateauraynaud, F. (2011),

Argumenter dans un champ de forces : essai de balistique sociologique, Paris, Éditions Pétra.

Commission nationale du débat public (2007), Les cahiers méthodologiques.

Volume 1 : La conception du débat public, Paris.

Conseil d’État, Rapport public 2011, Consulter autrement. Participer effectivement, Paris, La Documentation française, mai 2011.

Fourniau J.-M. (2007), « L’expérience démocratique des “citoyens en tant que riverains” dans les conflits d’aménagement », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n° 136, p. 149-179.

Guérin M. (dir.) (2005), Conflits d’usage à l’horizon 2020. Quels nouveaux rôles pour l’État dans

les espaces ruraux et périurbains, Paris, La Documentation française.

Lolive J. (1999), Les contestations du TGV Méditerranée, Paris, L’Harmattan.

Mercadal, G. (2012), Le débat public : pour quel développement durable ?, Paris, Presses de l’ENPC.

Revel M., C. Blatrix, L. Blondiaux, J-M. Fourniau, B. Hériard Dubreuil et R. Lefebvre (dir.) (2007), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, « Recherches ».

Rosanvallon P. (2008), La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde ».

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