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L’émergence du crédit systémique dans des villes du commerce au loin.

la construction de nouvelles formes de guerre et de crise par le commerce au loin et le crédit international.

4.1 L’émergence du crédit systémique dans des villes du commerce au loin.

Ce rôle-clé du crédit international et de la ville du commerce au loin dans la formation du système européen commence alors que l’Empire byzantin a de plus en plus mal à financer sa guerre contre les Arabes islamisés et d’autres nomades de la steppe. Dès le VIIe s., la perte graduelle des provinces africaines, de l’Égypte, avec Alexandrie, du Levant, avec Antioche et de riches villes de commerce, faisaient que, peu à peu, Byzance se délestait des provinces les plus riches et populeuses, à même de fournir le plus d’argent et de soldats pour l’armée. Si l’adoption du système de thémata au VIIe s., dans le sillage des pertes territoriales dues à la progression des Arabes, rétablit la situation, des processus de féodalisation interne accélèrent la décomposition de ce système au point que la situation devient carrément dramatique après Manzikert, avec la perte de l’Anatolie intérieure qui fournissait la moitié de la main-d’œuvre et la majorité de la production de blé (Runciman 1977, 169; Norwich 1999, 279; pour la féodalisation en Byzance voir Ostrogsky 1947).

Pour compenser, l’Empire Oriental commence à se tourner de plus en plus vers des villes commerçantes italiennes, notamment Venise, mais aussi Amalfi, Gênes. Initialement, ce qui est sollicité,

c’est essentiellement une assistance navale dans le transport de troupes et de biens, ainsi que la police de mers. Ces services n’impliquent pas de prêts ou de transferts financiers comme tels, ou le service des troupes armées provenant de ces villes. Ce qui est reçu en échange, ce sont essentiellement des privilèges commerciaux, des exemptions de la taxation de douane.

Ainsi, en 992, Byzance passe des accords avec les Vénitiens, répétant avec eux la formule de ses accords de 971 avec le prince de Kiev. Celui-ci promettait de fournir l’assistance militaire contre des privilèges commerciaux (Gougengheim 2009, 299; Chaliand 2008, 147). En 1082, Byzance récidive encore une fois avec les Vénitiens avec la même formule, et en 1192, Byzance utilise la même formule mais avec les Génois (Gougengheim 2009, 299). Ces villes deviennent des éléments essentielles pour soutenir la guerre inter-systémique de Byzance contre l’islam (Runciman 1977, chap.V-VI).

Après Mantzikert, en 1071, alors que l’Empire est réduit à une grande enclave territoriale autour de Constantinople, la papauté se voit encore plus obligée de prendre la relève de Byzance dans la défense de la chrétienneté contre l’islam. Cette nécessité se fraie le chemin dans le projet de réforme grégorienne de l’église. Depuis 1074, Grégoire VII se met à promouvoir l’idée de création d’une armée papale pour libérer la Terre Sainte. Sa réalisation a pris vingt ans, mais à partir de 1096-99, le plan devient une réalité. Les Croisades (1096-1099, 1147, 1189, 120) font construire la papauté en tant qu’État (Berman 1983, 127, 130, 148, réf.21). Cependant, la faiblesse de la base foncière à la taxation d’envergure qui pourrait financer la guerre fait que la papauté commence à se tourner aussi vers les mêmes villes pour financer les Croisades. Parallèlement à ce mouvement, d’autres participants dans les Croisades : l’Empire Occidental et les royaumes à l’ouest du Rhin, tout aussi affligés par l’insuffisance de la base foncière de la taxation, finissent aussi par solliciter les fonds auprès des marchands italiens.

Pendant les Croisades, la papauté et les États royaux reprennent essentiellement le modus operandi de l’Empire byzantin dans la guerre avec l’islam. Il y a cependant un changement de taille dans ce processus de diffusion culturelle, puisque l’assistance navale commence à être sollicitée en parallèle avec des fonds monétaires. Avec le temps, ces villes deviennent des chevilles ouvrières financières des croisades. Chacun pouvait s’attendre à des services militaires de dépannage ou des fonds.

s’intensifie dans le sillage de la crise du textile égyptien à la fin du XIIe s.. La perturbation de la production dans le sillage du déplacement du califat de Bagdad au Caire, et l’installation là-bas de la dynastie seldjoukide, désireuse de promouvoir le commerce, font rentrer les villes italiennes dans un véritable maelström commercial, augmentant les capacités financières et le crédit systémique disponible d’une manière plus profonde que ne le faisaient les Croisades seules (Ashtor 1983, 6).

L’énorme demande pour les textiles qui apparaît dans le Levant et l’Afrique islamique dans le sillage de cette crise ouvre une opportunité pour des villes italiennes d’attacher le Nord de l’Europe à l’Égypte et à la Syrie (Ashtor 1983, 6). Si les Croisades font naître économiquement certaines de ces villes, comme Gênes qui ’’naît’’ avec la première Croisade (Gougenheim 2009, 299), la crise du textile égyptien transforme ces villes en de véritables puissances financières.

La fin du XIIe s. marque ainsi une césure fondamentale dans la formation des circuits commerciaux qui relieront le Nord et le Sud, les foires de Champagne, projetant le circuit levantin au-delà des Alpes. Parallèlement à cette extension transalpine se forment des réseaux de commerce auxiliaires dans l’axe Nord-Est avec la création du circuit hanséatique de la Baltique qui se terminait à l’ouest sur les villes du Nord du circuit levantin étendu, et dans son versant oriental, sur le circuit allant du lac Ladoga à Bagdad par la Volga et la Mer Caspienne. Alors que la soie et les épices se déplacent vers le Nord et le lin, les tissus, la laine, le bois, le fer, le cuivre, les peaux se dirigent vers le Sud, d’énormes capacités financières sont créées. Le crédit commence à couler à flot dans les villes italiennes et aussi dans les villes du Nord qui sont intégrées au circuit levantin : Bruges, Anvers, Londres, Amsterdam et les villes de la Hanse.

Les principales villes du commerce au loin se hissent ainsi à l’avant-plan de deviennent des acteur- clé systémiques, dont toute la puissance s’étale dans les dernières croisades, pour culminer avec l’épisode de l’Empire latin de Byzance (1204-1260). Venise parvient à faire le banquier de l’Occident au complet, qui s’installe pour un temps à Byzance et y intronise des empereurs latins jusqu’à 1260, après qu’une coalition financée par Gênes chasse les Occidentaux et rétablit les empereurs orthodoxes sur le trône.

Dans le contexte de la pénétration commerciale des Italiens dans le Nord et l’extension des circuits commerciaux des villes italiennes au-delà des Alpes, ce ne sont plus les Empires Byzantin ou Occidental

ou la papauté qui cherchent du crédit auprès des villes italiennes pour financer des guerres

intersystémiques, mais des États secondaires du système pour financer des guerres intrasystémiques.

Avant tout, celles de consolidation territoriale que des rois livrent contre des seigneurs féodaux et des concurrents dynastiques. Le crédit des villes italiennes commence désormais à construire territorialement la royauté tribale en tant qu’État-Nation territorial. L’usage des fonds externes se consolide ainsi aussi sous l’influence de la féodalisation, au fur et à mesure où cette insuffisance de la base foncière pour générer le revenu de taxation pour l’État est empirée par la féodalisation.

Ainsi, on peut voir la consolidation territoriale du royaume anglais sous Édouard I, Édouard II, Édouard III se faire à partir du crédit provenant des villes italiennes ou des villes nord-européennes du commerce impliquées dans le circuit levantin étendu. Les Florentins tels les Bardi et les Peruzzi aidaient ainsi à faire naître l’Angleterre territorialement comme un royaume uni et aussi à consolider territorialement des royaumes des rois de Naples et des rois de France (Hunt 1990, 155,153-154,151, pour la contribution d’autres villes reliées au circuit levantin comme Anvers, voir Bryant 1985, 239; Abulafia, 1987, VI, 379-388).

Après les Croisades, le recours des États occidentaux au crédit externe ne cesse pas. L’essor du commerce au loin et l’exposition des États à un crédit externe en surabondance feront construire des bases d’une nouvelle culture systémique de la guerre, définie par l’usage, et une dépendance à terme, des fonds étrangers pour faire la guerre. Au cours des XIIe – XVe s., le crédit systémique parvient à transformer graduellement des royaumes fonctionnant encore dans le moule de royautés tribales en un nouveau type d’entité-puissance à crédit territoriale. Le crédit externe fait naître une nouvelle culture systémique de la guerre qu'on peut appeler culture de guerre à crédit, dans laquelle le crédit international définit la guerre, autant que le système et l’État.

À partir des XIIe-XIIIe s., la guerre, son offre dans le système, si l’on peut dire, notamment en ce qui concerne les guerres longues, intenses, restait essentiellement définie par l’offre systémique du crédit à partir des grandes villes du commerce au loin, leur ready money. Elles commencent à fonctionner désormais, et cela bien avant que quelconque banque centrale (hégémonique) n’apparaisse en cette fonction, comme des véritables prêteurs-en-dernière-instance systémiques, où des États royaux allaient

trouver des fonds de guerre, du métal et du crédit, en dernière instance, lorsque la génération du capital interne par la multiplication à outrance de rentes viagères et héritières et de taxation centrale n’était plus possible.

4.2. Les conséquences systémiques de l’incrustation du crédit