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Chapitre 3 : Construction d’un outil d’évaluation du risque de fugue

3.3 L’élaboration du Guide d’évaluation du risque de fugue

La première version du Guide d’évaluation du risque de fugue (v1, 2011) a été élaborée à partir d’une recension de la littérature scientifique sur le sujet, qui incluait à la fois les études sur la fugue des milieux de vie familiaux et substituts. Bien que l’outil vise la prédiction du comportement en centre de réadaptation, la littérature scientifique sur la fugue des milieux familiaux est pertinente à la compréhension de la problématique, celle-ci ayant bien souvent commencé à la maison (Biehal et Wade, 2000; Guest, Baker et Storaasli, 2008). Notamment, Robert, Lévesque et Fournier (2004) observent que le tiers des jeunes ont vécu au moins une fugue dans les 12 mois précédents leur placement en centre de réadaptation. Au total, c’est près d’une centaine de publications qui ont été étudiées. Lors de cette recension exhaustive de la littérature scientifique, 20 facteurs de risque ont été identifiés et répartis selon quatre catégories, soit :

1- Les facteurs historiques (ex. antécédents de fugue);

2- Les facteurs dynamiques, mais non mobilisables (ex. âge du jeune);

3- Les facteurs dynamiques, mobilisables et de nature individuelle (ex. consommation); 4- Les facteurs dynamiques, mobilisables et de nature relationnelle (ex. alliance

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Les commentaires soulevés lors de la première consultation ont fait ressortir la pertinence d’un tel outil et sa convivialité. Les professionnels ont souligné que le Guide d’évaluation du risque

de fugue (v.1, 2011) est facile d’utilisation, principalement lorsqu’il est complété par un

intervenant qui connaît bien le jeune. Ils ont toutefois mentionné la nécessité d’améliorer le questionnaire en clarifiant la définition de certains facteurs de risque. Ils ont également souligné quelques facteurs qui mériteraient d’être considérés, comme le but de l’intervention et l’absence de réseau prosocial. Ils ont aussi remarqué que, lorsque le questionnaire est rempli pour un jeune étant hébergé en encadrement intensif, l’évaluation du risque est biaisée par le fait que la mesure en soi diminue le niveau de risque de certains des facteurs. Par exemple, le jeune ne peut pas consommer.

Lors de cette première passation, les SAC ont, d’eux-mêmes, cherché à établir des niveaux de risque (faible, modéré et élevé) en additionnant les scores de tous les items et en les comparant avec l’occurrence de la fugue. Ils ont avancé qu’un jeune ayant un score inférieur à 20 (sur un total de 40) avait peu de probabilité de fuguer. Ils ont rapporté le besoin d’avoir des seuils de référence pour statuer sur le niveau de risque. Douglas et Reeves (2010) soulignent qu’il est possible, dans une démarche de jugement professionnel structuré, d’arriver à une bonne valeur prédictive en combinant mécaniquement les scores de chacun des facteurs. Toutefois, tous les facteurs ont le même poids.

À l’automne 2016, le questionnaire a donc été révisé à la lumière des commentaires recueillis lors de la première expérimentation et à une mise à jour de la recension des écrits. Notamment, les facteurs de risque ont été davantage détaillés et la cotation a été spécifiée.

Aussi, certains facteurs de risque ont été modifiés ou ajoutés. Certains d’entre eux n’avaient pas été considérés au départ, étant soit absents de la littérature scientifique, soit peu abordés. Ils ont néanmoins été pris en considération. Cette décision s’inscrit dans la logique du développement d’un outil de jugement professionnel structuré, qui implique d’inclure non seulement des facteurs de risque recensés dans la littérature scientifique, mais également de prendre en compte l’opinion de professionnels œuvrant dans le domaine (Douglas et Reeves,

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2010). Le tableau 4 compare les facteurs inclus dans la première et la seconde version de l’outil.

Tableau 4 : Comparaison entre les facteurs de risque inclus dans les versions un et deux du Guide d’évaluation du risque de fugue

Version 1 Version 2

FACTEURS HISTORIQUES

Rupture de la famille nucléaire Rupture de la famille nucléaire Instabilité du lieu de résidence Instabilité du lieu de résidence Violence physique intrafamiliale Violence physique intrafamiliale

Abus sexuel Abus sexuel

Relations d’attachement problématiques Relations d’attachement problématiques

Antécédents de fugue Antécédents de fugue

Âge lors de la première fugue Âge lors de la première fugue

FACTEURS DYNAMIQUES ET NON MOBILISABLES

Âge Âge

Temps depuis l’arrivée dans le milieu de vie actuel Temps depuis l’arrivée dans le milieu de vie actuel

FACTEURS DYNAMIQUES, MOBILISABLES ET DE NATURE INDIVIDUELLE

Consommation d’alcool et de drogues Consommation d’alcool et de drogues

Comportements délinquants Comportements délinquants

Difficultés scolaires Difficultés scolaires

Idéations suicidaires Problématique suicidaire

Stratégies d’adaptation axées sur la fuite Stratégies d’adaptation axées sur la fuite Problématique de santé mentale

Gestion des émotions

FACTEURS DYNAMIQUES, MOBILISABLES ET DE NATURE RELATIONNELLE

Désaffiliation Désaffiliation

Discipline dans le milieu familial Collaboration des parents au processus de réadaptation

Réseau social déviant Réseau social déviant

Absence de réseau prosocial Relations conflictuelles avec les parents

Relations conflictuelles dans le milieu de vie actuel

Relations conflictuelles avec les figures d’autorités Relations conflictuelles avec les pairs

Alliance de travail Alliance thérapeutique

But de l’intervention

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Ainsi, la seconde version du Guide d’évaluation du risque de fugue (v2, 2016), présentée en détail à l’annexe 2, compte 25 facteurs de risque. Cela se maintient dans l’intervalle recommandé par Douglas et ses collaborateurs (2014) qui avancent qu’un outil construit dans une approche de jugement professionnel structurée comporte habituellement entre 20 et 30 facteurs. À titre d’exemple, le HCR-20 (Webster et al., 1997) et le EARL (Augimeri, Enebrink, Walsh et Jiang, 2010) comportent chacun 20 items, tandis que le SAVRY (Borum, Lodewijks, Bartel et Forth, 2010) en compte 24.

La recension présentée dans le chapitre un permettant d’appuyer le choix des facteurs retenus, le contenu des études scientifiques sur le sujet ne sera pas repris intégralement ici. Néanmoins, il importe d’ajouter des précisions sur l’ajout de certains facteurs de risque.

Les cinq premiers facteurs de la catégorie historique, bien que peu explorés dans les études sur la fugue des milieux de vie substituts, sont à maintes reprises cités dans celles abordant ce même comportement, mais à partir des milieux familiaux. Bien que ce ne soit pas le sujet précis de la présente thèse, il ne faut pas exclure ces facteurs, car rappelons que les premières fugues sont souvent apparues avant le placement du jeune (Biehal et Wade, 2000 : Guest, Baker et Storaasli, 2008; Robert, Lévesque et Fournier, 2004). Exclure de la compréhension de la problématique ces facteurs historiques serait donc une erreur, même s’il n’est pas possible de les cibler par une intervention. Rappelons que le HCR-20 comprend également des facteurs historiques, tout comme le SAVRY.

Principalement, le fait que les jeunes vivent avec un seul parent (Colsin, 2003; Hyde, 2005; Miller et al., 1980), aient été exposés à de la violence physique (Chen et al., 2004; Hyde, 2005; Slesnick, Bartle-Haring et Gangamma, 2006; Whitbeck et al., 2001) ou victimes d’abus sexuel (Chen et al., 2004; Tyler, Whitbeck, Hoyt et Cauce, 2001) sont des facteurs associés à la fugue du milieu familial. Aussi, l’instabilité de la famille, notamment les multiples déménagements, est un élément rapporté dans quelques recherches (Miller et al., 1980).

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Soulignons que, dans le cas des absences non autorisées des milieux de vie substituts, l’instabilité du placement est aussi un facteur de risque important (Biehal et Wade, 2000; Courtney et Zinn, 2008; Robert, Therrien et Jetté, 2009). Enfin, les difficultés en termes d’attachement sont également présentées comme significativement liées à la fugue (Hanigan, 1997; Robert, Therrien et Jetté, 2009; Welsh et al., 1995).

La seconde catégorie est composée des facteurs dynamiques et non mobilisables. Elle comprend l’âge du jeune ainsi que le temps depuis l’arrivée dans le milieu. Rappelons que ces facteurs sont appuyés par plusieurs recherches, présentées respectivement au point 1.3.1 (notamment Biehal et Wade, 2000; Courtney et al., 2005; McIntosh et al., 2010) et au point 1.3.3 (notamment Courtney et Zinn, 2009; Guest, Baker et Storaasli, 2008; Lin, 2012; Sunseri, 2003).

Dans la catégorie des facteurs dynamiques, mobilisables et de nature individuelle, la présence d’une problématique de santé mentale a été ajoutée. Compte tenu des divergences observées entre les études sur ce sujet, ce facteur avait été exclu de la première version de l’outil. Les professionnels ont cependant mentionné que la présence d’une problématique de santé mentale (autre que le TDAH), notamment le trouble de personnalité, avait selon leur expérience une incidence sur le risque de fugue. Ce facteur a donc été considéré dans la seconde version. La gestion des émotions est un second facteur ajouté dans la catégorie des facteurs dynamiques,

mobilisables et de nature individuelle. Les professionnels consultés associent la fugue à des

jeunes qui ont souvent des réactions impulsives et qui ont de la difficulté à se contenir face à des émotions négatives. Certains auteurs mentionnent que la fugue peut parfois être impulsive (Finkelstein et al., 2004; Martinez, 2006), mais nous avons retrouvé peu d’écho dans la littérature scientifique concernant ce facteur de risque. Devant l’importance que certains professionnels accordaient à cet élément, il a néanmoins été considéré.

Dans les facteurs facteurs dynamiques, mobilisables et de nature relationnelle, dès la première version, la désaffiliation a été identifiée comme un facteur de risque, bien que ce lien ait été peu exploré dans la littérature scientifique. Cette notion regroupe diverses appellations

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utilisées par les auteurs, soit «aliénation» (Brennan et al., 1978), «désengagement» (Appathurai, 1991), «filiation» (Bernier et Trépanier, 1994) ou «détachement» (Biehal et Wade, 2000). Robert et Roy (2010) avancent que la fugue s’inscrit dans un processus de désaffiliation qui débute à la maison. Biehal et Wade (1999 : 2000) ajoutent que le désengagement du milieu familial a un impact sur la capacité d’un jeune à s’affilier à d’autres milieux, comme l’école. Aussi, plus la désaffiliation est présente dans de nombreux milieux, plus grand sera le risque que la fugue devienne un problème chronique chez le jeune (Hamel et al., 2012; Miller et al., 1980). Compte tenu de l’importance de l’affiliation de l’adolescent à son milieu de vie substitut et son rôle sur la fugue (tel que discuté dans la présentation des motivations à la fugue au chapitre un). Les professionnels qui ont expérimenté la première version de l’outil ont considéré ce facteur comme très pertinent, il a donc été conservé dans la seconde version.

Au chapitre des autres facteurs dynamiques, mobilisables et de nature relationnelle, la première version de l’outil prenait en compte uniquement la présence d’un réseau social déviant. Or, selon les professionnels interrogés, l’absence d’un réseau déviant ne signifie pas nécessairement la présence d’un réseau prosocial et cela pourrait jouer un rôle tout aussi important dans l’évaluation du risque de fugue. Cette nuance n’est pas clairement abordée dans la littérature scientifique. Toutefois, les études portant sur les motivations mentionnent qu’un jeune peut quitter un milieu de vie substitut afin de nouer ou conserver des relations avec l’extérieur (notamment Finkelstein et al., 2004). Certains jeunes qui n’ont pas de réseau social positif pourraient donc quitter afin de développement un sentiment d’appartenance. C’est pourquoi ce facteur a été ajouté dans la seconde version.

Initialement, l’outil s’intéressait aux relations conflictuelles avec les parents. Or, les professionnels ont mentionné que, pour plusieurs jeunes, les parents sont absents. Une cote 0 n’est donc pas représentative, puisque l’absence de conflits due à l’absence des parents peut également être un risque à la fugue. Aussi, les professionnels trouvaient complexe d’évaluer les relations conflictuelles avec le milieu de vie. Pour eux, il convient de distinguer la nature des relations avec les intervenants et avec les autres jeunes. La littérature scientifique fait cette distinction (Attar-Schwartz, 2013; Biehal et Wade, 2000; Finkelstein et al., 2004; Kerr et

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Finlay, 2006). Ainsi, ces deux facteurs ont été réorganisés ainsi : relations conflictuelles avec les figures d’autorité (parents, intervenants ou autres) et relations conflictuelles avec les pairs.

Le but de l’intervention est un autre facteur dont l’absence dans la première version a été déplorée par les professionnels. Pour eux, un enfant pour qui l'intervention ne poursuit pas un but clair, stable ou réaliste est plus à risque de s’absenter sans autorisation. Cette idée a été abordée par English et English (1999), Kim, Chenot et Lee (2015) et Nesmith (2006). Nous avons donc décidé de l’inclure dans la seconde version.

Enfin, un dernier élément, soit l’opinion positive du jeune face à la fugue (ex.: la rue est un espace d'autonomie et de liberté), a été mentionné par les professionnels lors de l’expérimentation. Bien que le lien entre ce facteur et la fugue semble évident à première vue, il n’en est fait mention dans aucune étude recensée. Nous avons tout de même choisi de prendre en considération cet item, car le lien entre les cognitions, les attitudes et les comportements a été étudié sous l’angle de l’apprentissage social dans d’autres domaines, notamment la délinquance (Akers, 1985; Simourd et Olver, 2002).

Au final, le Guide d’évaluation du risque de fugue (v2, 2016) compte donc 25 facteurs de risque, chacun se voyant attribuer une cote de 0, 1 ou 2. Cette seconde version, une fois complétée, a été soumise à la première étape du processus de validation, soit l’accord inter- juge ainsi qu’à une seconde consultation auprès de professionnels.