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Chapitre 3 : Construction d’un outil d’évaluation du risque de fugue

3.1 Les approches en gestion du risque

Il existe différentes approches (jugement professionnel non structuré, actuarielle et jugement professionnel structuré) dans le domaine de l’évaluation du risque, chacune ayant ses adhérents et ses critiques. La première étape du développement initial du Guide d’évaluation

du risque de fugue a donc consisté à faire le choix d’une approche sur laquelle appuyer la

construction de l’outil.

Les discussions entourant la nécessité de structurer ou non l’évaluation du risque ont pris naissance en 1954, par une publication dans laquelle Meehl compare une vingtaine d’études (Guay, Benbouriche et Parent, 2015). Il arrive à la conclusion que l’évaluation du risque actuarielle (structurée) est d’une efficacité supérieure à celle basée sur le jugement clinique d’un expert. Depuis les travaux de Meehl, la nécessité d’appuyer l’évaluation du risque sur des outils structurés et standardisés fait largement consensus parmi les auteurs qui se sont intéressés à la question (Ægisdóttir et al., 2006; De Bortoli et al., 2017; Grove et al., 2000; Webster et al., 1997; Webster et Hucker, 2007).

L’évaluation basée sur le jugement professionnel non structuré

L’évaluation basée sur le jugement professionnel non structuré n'est pas réalisée à partir d’outil standardisé (Andrews, Bonta et Wortmith, 2006; Conroy et Murrie, 2007; Douglas et Reeves, 2010). La sélection des facteurs considérés dans l’évaluation ainsi que l’importance attribuée à chacun dans la prédiction du risque reposent sur le libre-choix de l’évaluateur, aucun critère n’étant prédéfini (Douglas et Reeves, 2010). De nombreux biais s’insèrent dans cette forme d’évaluation (Guay, Benbouriche et Parent, 2015), la rendant peu fiable et peu valide (Douglas et Reeves, 2010). Par exemple, dans le domaine de la délinquance, il a été démontré que les experts ont tendance à surestimer le risque de récidive (Conroy et Murrie, 2007; Heilbrun, Grisso et Goldstein, 2009; Webster et Hucker, 2007).

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En protection de la jeunesse, la supériorité des approches structurées sur le jugement clinique non structuré a été corroborée dans la prédiction du risque de maltraitance et d’abus (Gambrill et Shlonsky, 2000; Mendoza, Rose, Geiger et Cash, 2016; Russel, 2015). En fait, sur le plan de la fidélité, une approche basée sur le jugement clinique non structuré présenterait un faible accord inter-juge. Rossi, Schuerman et Budde (1996) ont développé des vignettes cliniques dans lesquelles les participants devaient se prononcer sur l’opportunité de placer ou non un enfant. Ils les ont présentées à 27 experts reconnus dans le domaine et à 103 intervenants. Les auteurs constatent que le niveau d’accord entre les experts est de 65% et que celui entre les intervenants est de 64%, ce qui correspond à des kappas de 0,45 et 0,35. Dans l’évaluation du risque de récidive chez les délinquants juvéniles, des recherches ont également fait la démonstration d’une plus grande efficacité d’une démarche s’appuyant sur des outils structurés et standardisés (Hoge, 2002; Schmidt, Hoge et Gomes, 2005).

L’approche actuarielle

L’approche actuarielle, quant à elle, comporte trois caractéristiques (Guay, Benbouriche et Parent, 2015). Premièrement, l’évaluation s’appuie sur des facteurs présentant, selon la littérature scientifique, les meilleurs corrélats avec le comportement à prédire. Deuxièmement, la pondération de chacun des facteurs est prédéterminée en fonction de leur valeur prédictive et n’est pas laissée à la discrétion de l’évaluateur. Troisièmement, l’évaluation mène à une estimation chiffrée du risque, calculée par l’addition du score des différents facteurs (et en fonction du poids de chacun). L’estimation actuarielle est probabiliste. Elle ne conclut pas à un taux de récidive, mais compare une personne en fonction d’un groupe présentant un niveau semblable, à partir de tables normatives. Ainsi, l’évaluateur ne dira pas qu’un jeune a 60% de chances de fuguer, mais que 60% des jeunes ayant une évaluation comparable ont fugué.

L’évaluation actuarielle, reposant sur des critères prédéfinis, a l’avantage de réduire la subjectivité et se caractérise par de bonnes qualités psychométriques (fidélité inter-juge et validité prédictive; Douglas et Reeves, 2010). Elle accroit aussi la transparence du processus d’évaluation et le rend plus accessible (non réservée aux experts).

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Au cours des années, l’approche actuarielle a évolué en réponse aux différentes critiques exprimées. Les premiers outils actuariels comprenaient uniquement des facteurs statiques, s’intéressant au passé de la personne. S’ils avaient l’avantage de reposer sur de l’information facilement accessible, ces facteurs ne permettaient pas de prendre en compte l’évolution de la personne et d’identifier des pistes d’intervention (Guay, Benbouriche et Parent, 2015). Pour ces raisons, l’utilisation de ces outils ne fait pas l’unanimité auprès des intervenants, qui en voient difficilement la pertinence dans leur pratique (Ægisdóttir, Splenger et White, 2006; Hilton, Harris et Rice, 2006).

Afin de répondre au besoin clinique des intervenants, des auteurs ont inclus des facteurs dynamiques dans les outils actuariels (Guay, Benbouriche et Parent, 2015). Ces facteurs prennent en compte l’évolution de la personne et permettent d’identifier les besoins à l’origine du passage à l’acte. Cette forme d’évaluation considère donc le changement dans le niveau de risque. Toutefois, elle nécessite une formation et une compétence particulière, contrairement à la première.

Enfin, l’approche actuarielle intégrée est une forme d’évaluation qui intègre les facteurs statiques et dynamiques et prend en compte les besoins criminogènes et non criminogènes, dans le but de proposer des pistes d’intervention adaptées à la personne (Guay, Benbouriche et Parent, 2015). Le modèle RBR représente cette approche (Andrews et Bonta, 2010). Le Level

of service Case Management Inventory (Andrews et Bonta, 2010) est un outil développé dans

une approche actuarielle intégrée. Il a maintes fois été validé dans la littérature scientifique (Andrews et Bonta, 2010 ).

Le jugement professionnel structuré

Une approche basée sur le jugement professionnel structuré combine la flexibilité du jugement clinique à la force des données probantes de l’évaluation actuarielle (Douglas et Reeves, 2010; Guay, Benbourice et Parent, 2015). Le choix des facteurs s’appuie sur la littérature scientifique, mais également sur la consultation d’experts (Webster et Hucker, 2007). Elle ne vise pas simplement une addition mécanique de facteurs, mais également une compréhension des éléments ayant contribué au passage à l’acte (Guay, Benbourice et Parent, 2015). Il ne

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s’agit donc pas uniquement d’évaluer quels facteurs prédisposent à la récidive, mais comment (Douglas et Kropp, 2002). Dans cette approche, l’estimation du niveau global de risque repose sur l’évaluation du professionnel, non pas sur une pondération statistique de chacun des facteurs. C’est la principale différence entre cette approche et celle actuarielle (Guay, Benbourice et Parent, 2015). L’approche de jugement professionnel permet une bonne gestion du risque (Andrews, Bonta et Wortmith, 2006; Heilbrun, Yasuhara et Shah, 2010), puisqu’elle mène à une compréhension des facteurs à l’origine du passage à l’acte. Toutefois, l’évaluateur doit posséder une expertise sur le sujet, sur la réalisation d’évaluations et sur la conduite d’entretiens (Guay, Benbourice et Parent, 2015). Les outils développés selon cette approche, dont l’un des premiers, le HCR-20 (Douglas et al., 2014), se sont principalement intéressés à la prévention de la récidive violente auprès de patients présentant des troubles mentaux. La validité prédictive du HCR-20 est appuyée par de nombreuses recherches (Douglas et Reeves, 2010).

Le choix d’une approche

La validité des deux approches structurées a été comparée dans de nombreuses études. Jusqu’à maintenant, aucune d’entre elles n’a démontré de façon claire la supériorité de l’une des deux (Ægisdóttir et al., 2006; Guay, Benbouriche et Parent, 2015; Webster et Hucker, 2007). Par exemple, Singh et Fazel (2010), à partir d’une recension impliquant 126 instruments, arrivent à la conclusion qu’aucun d’entre eux n’est, de façon constante à travers les études, supérieur aux autres. En fait, la supériorité d’une approche sur l’autre serait davantage fonction du comportement à prédire (Lodewijks, Doreleijers, de Ruiter et Borum, 2008; Vincent, Terry et Maney, 2009; Welsh et al., 2008).

Les études portant sur l’évaluation du risque en protection de la jeunesse participent également à ce débat. Selon Gambrill et Shlonsky (2000), les comportements visés par les services de protection de la jeunesse ne sont pas assez bien définis pour qu’un modèle de prédiction soit fiable. Cela fait en sorte que les outils actuariels parviendraient rarement à prédire avec un niveau de sensibilité acceptable la récurrence de la maltraitance, menant à un nombre important de faux positifs. Or, une mauvaise évaluation a des impacts non négligeables (Gambrill et Shlonsky, 2000) tels que de mener à une intervention prolongée, ou à des

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mesures lourdes de conséquences, comme un retrait du milieu familial. Pour évaluer le risque de récurrence des comportements visés par la protection de la jeunesse, il semble que l’approche de jugement clinique structurée soit à privilégier (De Bortoli et al., 2017).

Lors de l’élaboration de la version initiale du Guide d’évaluation du risque de fugue (v.1, 2011), l’objectif était d’orienter les intervenants dans le repérage des jeunes ayant le plus de probabilité de s’absenter sans autorisation, afin de mettre en place des interventions préventives spécifiques à chacun. Le but n’était pas tant la prédiction de risque de fugue que l’identification des facteurs et des besoins permettant une meilleure gestion de celui-ci. Le processus d’élaboration s’est donc inspiré de l’approche de jugement professionnel structuré.