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: L’écriture du corps dans la Nouvelle littérature

Deuxième par tie : L’écriture du cor ps faible : per sona féminine et victime, cicatrice et valorisation de l’âme

Chapitre 1 : L’écriture du corps dans la Nouvelle littérature

L’objectif de ce chapitre est de montrer que le corps est thématisé pour lui-même, mais aussi et surtout qu’il problématise des questions morales et idéologiques, propres au contexte de la Nouvelle culture du 4 Mai, telles en particulier celles de « l’humanisme » et du « réalisme », puisque la représentation plus « réaliste » du corps chercher à choquer et renverser les convenances.

Ce corps qui modalise la narration est divisé et déchiré : cette expérience est globale, puisque dans la Nouvelle littérature, l’image de la cicatrice peut renvoyer aussi bien au sujet, qu’à un paysage. Il est ainsi un corps victimaire, caractérisé par la honte ou la maladie. Cette dimension fait de lui symboliquement un corps de genre féminin : ceci se vérifiera par l’exemple de la narration de Champs de vie et de mort inscrite dans l’expérience du corps féminin.

1. Corps, « nouvelle morale » de « l’humain » et « réalisme » 1.1. Corps et « humanisme »

Kang Youwei présentait le corps comme un enjeu de modernisation : l’introduction de la représentation anatomique du corps est, avec celle des sciences, un facteur de réformes pour la Chine. Les intellectuels et auteurs du 4 Mai et de la « révolution littéraire » considèrent aussi que la représentation du corps est centrale dans la diffusion des valeurs du 4 Mai, et dans la thématisation de l’antagonisme entre « nouvelle » et

« ancienne » morales.

La représentation du corps, particulièrement le traitement de l’érotisme ou de la sexualité, est l’un des critères qui pour le 4 Mai distinguent la « bonne » de la « mauvaise » littérature : le projet de la révolution littéraire, qui porte sur la langue et la forme, mais plus encore sur « l’esprit », est de constituer une « littérature de l’humain », qui incarne une morale de « l’humanisme », en opposition à la littérature traditionnelle ou populaire364. C’est ce que Zhou Zuoren expose dans « La Littérature humaine » (1918)365 :

Nous reconnaissons que l’être humain est un être vivant, qui ne se distingue en rien des autres animaux, en ce qui concerne ses phénomènes vitaux. C’est pourquoi nous croyons que tous les instincts vitaux (shenghuo benneng) de l’homme sont bons

364 On distingue « l’école de l’écriture pour la vie » (rensheng pai) de celle de « l’art pour l’art » (yishupai), du « réalisme » contre le « romantisme » : il s’agit plutôt de distinctions polémiques entre différents groupes littéraires des années 1920, autour des deux principales chapelles censées incarner ces deux choix, la « Société d’Etudes littéraires » (Wenxue yanjiu hui, fondée en janvier 1921) et la Société « Création » (Chuangzao she, fondée en juillet 1921) (cf. Paul Bady, La Littérature chinoise moderne, pp. 18-9 ; Leo Ou-fan Lee, « Literary trends I », p. 422). Ces discours insistant sur le

« réalisme » et « l’humanisme » caractérisent la première de ces deux « écoles ».

365 In L’Art et la vie, pp. 8-17.

et beaux, et qu’ils devraient recevoir complète satisfaction. Toute institution ou coutume non naturelle allant à l’encontre de l’humanité (renxing) devrait être rejetée et améliorée.

Mais nous reconnaissons aussi que l’homme est un être vivant ayant évolué de sa forme animale [initiale] : sa vie intérieure est bien plus profonde et plus complexe que celle des autres animaux. De plus, il progresse vers le haut, il possède la force de transformer son existence. C’est pourquoi nous croyons que la base de l’humanité est animale, mais que sa vie intérieure s’en éloigne progressivement, jusqu’à pouvoir enfin atteindre au stade de la paix ultime. Ainsi, tout reste de bestialité, qui comme les règles rituelles de l’ancien temps, peuvent faire obstacle au développement de l’humanité vers le haut, doivent aussi être rejetées et améliorées.

En d’autres termes, ces deux points centraux représentent la vie duelle de l’homme, chair (rou) et âme (ling). Dans la pensée des Anciens, l’humanité était faite de la dualité de l’âme et de la chair, qui existaient simultanément et en conflit perpétuel : la dimension physique charnelle provenait de l’hérédité de l’animalité (rouxing), tandis que celle de l’âme, était due au développement de la spiritualité (shénxing). L’existence humaine était donc essentiellement estimée dans la mesure où sa finalité consistait à développer cette spiritualité. Le moyen d’y parvenir consistait à anéantir le corps (tizhi) pour sauver l’âme (linghun). C’est pourquoi les religions de tout temps ont pour la plupart strictement pratiqué l’ascétisme, et se sont opposées aux instincts humains par toutes sortes de mortifications. Et à l’inverse, il n’existait d’autre part que les épicuriens qui ne s’occupaient aucunement de l’âme […]. En fait ces deux attitudes penchent vers les extrêmes : on ne peut pas dire qu’il s’agisse de la vie humaine juste. Ce n’est que de nos jours que l’on a compris que la chair et l’âme sont les deux facettes d’une seule chose, et non deux principes en opposition. L’animalité et la spiritualité forment par leur réunion l’humanité (renxing).

[…] Ce que nous croyons être la vie juste humaine, c’est une vie unissant également la chair et l’âme. (54)

la différence entre la littérature humaine (rende wenxue) et non-humaine réside dans l’attitude de l’auteur […]. Il y a très peu d’œuvres humaines dans la littérature chinoise ; et presque aucun des écrits inspirés du confucianisme ou du taoïsme ne se montrent à la hauteur.

[…] toutes ces catégories [dont les « livres pornographiques », cités au premier chef] font obstacle au développement de l’humanité. Ces choses qui détruisent la paix humaine devraient être rejetées. Ce type de littérature a une valeur pour la recherche sur la psychologie nationale. Certaines de ces oeuvres peuvent être tolérées au plan de la critique littéraire, mais devraient être toutes rejetées si on les discute dans une perspective idéologique.

[…] La littérature humaine devrait prendre la morale humaine pour fondement. [La question de la morale est très large, Zhou Zuoren s’intéresse maintenant seulement à la littérature :] prenons l’exemple de l’amour entre les deux sexes. Nous avons à son égard deux propositions : 1), l’égalité de statut entre homme et femme ; 2), le mariage d’amour.

[…] Suite à un phénomène physiologique, les parents engendrent les enfants par une volonté naturelle. La vie sexuelle est naturellement suivie de la perpétuation de l’existence […]. C’est le cas de tous les animaux. Dans le cas humain, la conscience est encore plus grande en ce qui concerne la fusion amoureuse et la perpétuation de soi-même […]. (55)

Zhou Zuoren fonde son discours de « l’humain »366 sur une anthropologie mêlant « évolutionnisme » et

« science ». « L’homme » selon Zhou Zuoren est composé des dimensions « d’animalité » et de « spiritualité » ;

366 Cette insistance sur ren, « l’homme », est finalement traditionnelle. Pour un autre exemple de reprise de notion de critique littéraire ancienne dans la Nouvelle littérature (chez Ye Shengtao), cf. Marston Anderson, « The Specular Self : Subjective and Mimetic Elements in the Fiction of Ye Shaojun ».

ces termes modernes et occidentalisés367 proposés par Zhou Zuoren redoublent le couple chinois « chair » (rou) et « esprit/âme » (ling)368. La référence scientifique lui sert d’argument pour poser que tout dans l’homme est bon, y compris l’animal ou le matériel, c’est-à-dire, ce qui est « instinct vital »369. Ce qui est animal et donc relevant du physique est « naturel » et ne doit être détourné ni par des conceptions dualistes, ni par l’ascétisme, ni non plus par l’hédonisme : il ne faut ni « affaiblir l’instinct », ni « détruire le corps physique », ni « sombrer » dans la « bestialité ». La morale humaine est ce qui permet donc le respect des deux dimensions de l’homme, et le développement de sa spiritualité. La bonne littérature est ainsi celle qui témoigne de cette intention morale.

La conclusion implicite dans ce discours de Zhou Zuoren est que si tout dans l’être humain est ontologiquement digne et bon, on peut décrire le corps et la sexualité dans la littérature : dans un texte ultérieur, Zhou Zuoren défend le recueil Le Naufrage de Yu Dafu sur une telle base morale370.

Zhou Zuoren ne parle cependant pas directement du traitement littéraire de la sexualité. Ce qui « par exemple » est selon lui un thème littéraire légitime, est « l’amour entre les deux sexes », dont le traitement sert de critère pour distinguer la « littérature humaine » de la « littérature non-humaine » : il faut exprimer les valeurs d’égalité et de mariage libre, qui sont deux des grands thèmes du 4 Mai. C’est sur ce point que la littérature « humaine » que Zhou Zuoren appelle de ses vœux se distingue de la littérature « non-humaine », illustrée selon lui par la littérature des « livres licencieux de l’érotisme forcené » (seqingkuang de yinshu) : celle-ci serait emblématique de la tradition chinoise, car elle impliquerait, en plus de sa licence, les idéologies de la chasteté, du veuvage forcé, et de l’inégalité entre les sexes371.

Zhou Zuoren construit une opposition entre la littérature « inhumaine » et « humaine », soit d’un côté le chinois classique (guwen) et le « militarisme » (junshi zhuyi), et de l’autre, « le peuple » (guomin), la langue vernaculaire (baihua), et la « nouvelle pensée ». Cette dernière, en impliquant une émancipation de la femme contre le mari, et des enfants contre les parents372, dirige en fait une révolte contre le Père373. A cette

367 Ces mots composés du suffixe –xing ( ) sont fortement occidentalisés (équivalent de -ité, -ity). Ce suffixe exprimant l’idée de « qualité » est probablement importé du japonais, qui traduit de tels concepts des langues occidentales. L. Liu donne des exemples de mots en xing repris du japonais (-sei) (cf. Translingual Practice, pp. 348-9).

368 Zhou Zuoren semble transposer en partie la situation occidentale dans la Chine ancienne.

369 Cette insistance optimiste sur le bon et le bien (mei, shan) fondamentaux de l’humain, est traditionnaliste, comme exprimé au début du Classique en vers trisyllabes : « La nature (humaine) est fondamentalement bonne » (xing ben shan).

370 Voir plus bas, p. 242. Le discours de Zhou Zuoren ici reste traditionnel : la sexualité est abordée en termes de famille, de reproduction et de morale.

371 Cf. Zhou Zuoren, « [Pour une] littérature de citoyens », L’Art et la vie, p. 5.

372 Sur la « réforme de la pensée » qu’implique la réforme de la littérature, cf. Zhou Zuoren « [Pour une] révolution de la pensée ». In Compendium, vol. 1, pp. 200-1, qui utilise d’ailleurs l’habit occidental comme métaphore pour cette « révolution ». Cf. aussi, suite au précédent, Fu Sinian, « Réforme psychologique et littérature en baihua ». In ibid., pp. 202-209.

373 Voir plus bas pp. 252 sqq.

opposition s’en superpose une autre concernant la représentation du mariage, et donc des rapports entre les sexes. La représentation du mariage, c’est-à-dire implicitement, la représentation du corps sexué, thématise la question de la tradition et de la modernité, et la question de l’émancipation de l’individu374 : les textes fondateurs de la Nouvelle littérature fondent leurs idées et discours sur la représentation du corps.

Ces textes établissent toutefois les conditions d’une double invocation contradictoire. La représentation de

« l’animalité » (rouyu) est présentée comme caractérisant la littérature non-humaine, reprenant la morale

« traditionnelle » et devant être combattue à ce titre375. Cette critique de « l’animalité » rappelle le puritanisme des Réformistes, et après eux, d’un Chen Duxiu, dont le rôle est fondateur dans le Mouvement de la nouvelle culture. Zhou Zuoren affirme que le corps et donc l’instinct, le désir, la sexualité, sont bons et naturels, mais que l’une de ses modalités, l’animalité, pourtant constitutive de l’humain, est arriérée. Cette réalité du corps peut bien être représentée en littérature, mais à condition que cela se fasse dans une perspective morale

« humaine ». Zhou Zuoren appelle donc à humaniser la représentation de l’homme et du corps, en accord avec les valeurs du 4 Mai.

La revendication de naturalité, ce qui pourrait passer pour une « libération du corps », ne se fait donc pas hors d’un cadre somme toute moraliste ou du moins normatif, intégrant par ailleurs une terminologie scientifique objectivante par nature.

1.2. Corps et « réalisme »

En plus des thématiques du naturel et de la morale, la représentation du corps concerne la question du

« réalisme ». Il convient de préciser d’abord ce qu’il faut entendre par « réalisme » dans le contexte de la Nouvelle littérature chinoise. L’une des premières introduction de la notion de « réalisme » (xieshi) en Chine remonte, d’après M. Anderson376, à Liang Qichao. Celui-ci, dans son manifeste de 1902 pour une réforme du roman377, introduit ce concept du Japon, en l’opposant à « l’idéalisme » (lixiang). Les discussions initiales autour du « réalisme » dans le cadre de la Nouvelle littérature remontent aux articles « fondateurs » de celle-ci :

« Modestes propositions pour une réforme de la littérature » (1917) de Hu Shi, et « De la révolution littéraire » (1917) de Chen Duxiu.

374 Cf. Zhou Zuoren, « Le problème des rapports entre hommes et femmes dans la fiction chinoise ». In Ziliao, vol. 2, p. 81.

375 Cf. Fu Sinian, « Réforme psychologique et littérature en baihua ».

376 Cf. The Limits of Realism, pp. 24-6.

377 Cf. « Des rapports entre le roman et le gouvernement des foules ». In Ziliao, vol. 1, p. 51. Ce texte est le manifeste qui donne un nom à la

« révolution de la fiction » (xiaoshuojie geming), bien que de fait le « Nouveau roman » ait commencé vers 1898 (Chen Pingyuan, Ershi shiji Zhongguo xiaoshuo shi, vol. 1, pp. 1-2 ; cf. supra chapitre 1.2).

Hu Shi associe le « réalisme » (xieshi) à la réforme littéraire qu’il appelle de ses vœux : il emploie le mot

« réalisme » dans un premier temps dans un sens relativement « technique », en référence à la littérature des Tang en langue vernaculaire, qui représenterait un état sain et naturel de l’évolution de la littérature. Il oppose cette littérature réaliste à une littérature faite de clichés. Hu Shi appelle à pratiquer une littérature en langue vulgaire, n’interdisant pas en principe le recours à des formules littéraires, qui puisse décrire au bout du compte l’expérience vécue par un auteur et son expérience quotidienne378. Cette « authenticité »379 constitue pour Hu Shi le « réalisme » -- ce qui est différent du sens courant du « réalisme » dans un contexte occidental.

En réponse à l’essai de Hu Shi, Chen Duxiu publie son manifeste pour une « révolution littéraire », et appelle au

« réalisme » en littérature. Cependant, le « réalisme » pour Chen Duxiu déborde du cadre purement littéraire, préparant d’ailleurs ainsi les développements ultérieurs vers le « réalisme socialiste » : pour cet auteur, le réalisme s’oppose à la littérature classique. De plus, chacun des styles correspond à une « classe », dans une perspective marxisante : d’une part, « la littérature aristocratique » (guizu wenxue) et la « littérature classique » (gudian wenxue), de l’autre, « la littérature simple et lyrique du peuple » (pingyide shuqingde guomin wenxue)380 qui est seule une « littérature réaliste » (xieshi wenxue).

Comme Hu Shi, Chen Duxiu considère que le réalisme est sincère et « simple ». La définition de Chen Duxiu montre bien que le « réalisme » dans le contexte du 4 Mai est à lire dans un sens très large : selon lui, les deux qualités littéraires cruciales sont « l’expressivité » ou le « lyrisme », et le « réalisme », associés ensemble dans l’expression shuqing xieshi381. La notion de réalisme est par ailleurs associée aux concepts de la littérature nationale et de l’évolutionnisme littéraire. Comme le dit M. Anderson, « for those who first advocated its adoption in China, realism was thus associated with a whole complex of Western ideas and attitudes, especially with notions of cultural dynamism and intellectual autonomy ».382 M. Anderson montre encore que la discussion lors de l’introduction du « réalisme » ne porte pas sur la notion de mimésis, sur le mode de représentation de la réalité, ou les rapports entre la littérature et le monde réel383 ; le réalisme est présenté comme un nouveau modèle de création possible, dont il faut s’inspirer pour opérer une transformation culturelle en Chine.

378 Cf. Compendium, vol. 1, p. 38.

379 Hu Shi se place dans la perspective classique de la « Préface » des Livre des Poèmes qu’il cite. En même temps, son manifeste s’inspire, dans la forme au moins, du manifeste imagiste d’Ezra Pound, « A Few don’t by an Imagiste » de 1913 (cf. Michelle Loi, Roseaux sur les murs, pp. 37 sqq).

380 Les deux textes parlent explicitement de littérature nationale.

381 Ces deux aspects sont en principe, opposés : le « réalisme » est bien approprié par les intellectuels chinois.

382 The Limits of Realism, p. 34.

383 Voir la conception « expressive » de la littérature, et l’importance de la sincérité, que Hu Shi reprend de la tradition dans son essai.

La représentation du corps est de même une problématique culturelle qui intervient dans la question du réalisme. Pour les auteurs et théoriciens de « l’école » de « l’écriture pour la vie » (wei rensheng er yishu), la littérature doit être « de sang et de larmes », selon les termes de Zheng Zhenduo ou Mao Dun384.

Je propose donc de prendre ici « réalisme » dans un sens encore plus large : la volonté d’agir sur les esprits et sur le réel, comme la société, la culture ou la politique, au moyen de la littérature, et en particulier, par une certaine représentation du corps. Celle-ci devient alors l’emblème du réel, de l’esprit et du culturel.

L’écriture du corps déchiré est fondée sur cette équation : la différence entre corps faible ou fort est fonction de la volonté de montrer un écart plus ou moins grand entre le corps et l’âme, l’individu et la collectivité, le signe et le sens.

Le corps exprime la problématique du réalisme : la description du corps en effet doit être « réaliste ». Voici ce qu’écrit Hu Shi dans « A Propos de la fiction et de la prose rimée en langue vernaculaire » (1918)385 :

Les Occidentaux considèrent avec mépris le personnage de Wu Song386, du roman AuBord de l’eau, comme dénué de toute morale. […] Au temps de Confucius, le plaisir mutuel de l’homme et de la femme n’était l’objet d’aucune critique : ainsi Shuliang He et Zhengzai « s’unirent-ils dans les champs et donnèrent-ils naissance à Confucius » (voir les Mémoires historiques [de Sima Qian])387. Les poètes n’en méprisèrent pas Confucius pour autant [à cause des circonstances de sa conception]. Et d’ailleurs la plus grande partie des poèmes qu’il sélectionna pour compiler l’anthologie du Livre des Poèmes sont amoureux. C’est bien le cas des « Mouettes »388, qui parle clairement d’un garçon à ce point amoureux d’une fille, qu’il

« pense [à elle] jour et nuit », « en se tournant en tout sens [pendant son sommeil] » : c’est qu’il souffre « d’amour non partagé ». Confucius [n’a d’ailleurs] pas critiqué ce poème, il en a même [fait l’éloge] : « ‘Les Mouettes’ expriment joie sans lascivité, douleur sans amertume »389. Ou encore, les vers suivants390 « J’avais gravi cette montagne au sud / Pour y cueillir la fougère / En ne voyant pas mon seigneur / Mon cœur battait d’angoisse / Mais maintenant nous nous sommes vus / Et nous nous sommes unis / Mon cœur soupire d’aise »parlent clairement d’une fille et d’un garçon qui se sont donné rendez-vous dans les champs. Si ce type de poèmes a pu être conservé, c’est bien parce qu’à l’époque des Printemps et automnes

384 Cité par Marston Anderson, op. cit., p. 44.

385 Publié en réponse à une lettre de Qian Xuantong dans Nouvelle jeunesse 4.1 (15 janvier 1918), et avant « La littérature humaine » de Zhou Zuoren.

386 Wu Song : un personnage violent du roman Au Bord de l’eau. Une cinquantaine d’années plus tard, C. T. Hsia reprend la même critique : « The continued popularity of such stories to the present day, however, does speak for a peculiar insensibility to pain and cruelty on the part of the Chinese people in general » (sic) (The Classic Chinese Novel, p. 96). C’est un exemple de réapropriation du regard colonialiste par les intellectuels chinois du 4 Mai, et leur revendication de conscience critique de la « nature chinoise », maintenu tout au long du 20ème siècle, et ce, encore récemment.

387 Sur la « bâtardise » de Confucius, cf. Jean Levi, Confucius, pp. 19-21 ; Rémi Mathieu, Confucius, p. 18. Yesheng (« naître de façon sauvage » ou

« dans les champs » ou « de façon non-officielle ») peut s’intepréter différemment : adultère, mésalliance ou grand décalage d’âge. Mais c’est aussi le thème des unions rituelles saisonnières dans la nature présent dans le Livre des Poèmes (cf. Marcel Granet, Fêtes et chansons anciennes).

388 Sur ce poème, et son exégèse orthodoxe, qui en masque la dimension première, cf. ibid., pp. 111-4.

389 Entretiens, 3.20 ; tr. A. Lévy, Confucius, Entretiens avec ses disciples, p. 41.

390 Shaonan, « Cao chong ».

476 av. J.-C.], on ne considérait pas comme une dépravation morale l’amour entre hommes et femmes. Les confucianistes pédants par la suite ont été incapables de comprendre la différence entre les époques, et ont inventé toutes sortes d’aberrations pour expliquer le Livre des Poèmes. Ainsi, deux mille ans durant la valeur de ces poèmes a été obscurcie391, et la faute en incombe entièrement aux confucianistes pédants. […] La « Ballade du pipa » de Bai Xiangshan [Bai Juyi] est à l’origine un poème réaliste (xieshi zhi shi). Mais les confucianistes pédants des époques ultérieures n’ont pas eu conscience

476 av. J.-C.], on ne considérait pas comme une dépravation morale l’amour entre hommes et femmes. Les confucianistes pédants par la suite ont été incapables de comprendre la différence entre les époques, et ont inventé toutes sortes d’aberrations pour expliquer le Livre des Poèmes. Ainsi, deux mille ans durant la valeur de ces poèmes a été obscurcie391, et la faute en incombe entièrement aux confucianistes pédants. […] La « Ballade du pipa » de Bai Xiangshan [Bai Juyi] est à l’origine un poème réaliste (xieshi zhi shi). Mais les confucianistes pédants des époques ultérieures n’ont pas eu conscience

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