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L’éclatement des personnages:

DEUXIEME PARTIE

DEUXIEME PARTIE : RECURRENCES ET CONVERGENCE

II. UNE ECRITURE DE L’ECLATEMENT :

5) L’éclatement des personnages:

Le romancier et critique anglais E. M. Forster (Aspects of the Novel 1926) faisait une judicieuse distinction entre les personnages ronds et les personnages plats. Les premiers forment chacun un univers total et complexe, dans le volume duquel se développe une histoire stratifiée et rayonnante, aux aspects souvent contradictoires.

Le «héros de roman » appartient à cette première catégorie, il obéit à la loi du changement. Il suit un itinéraire jalonné d’obstacles et de conflits qui le modifient, sinon le transforment, la variance, les accidents, les détours qui caractérisent l’existence des personnages romanesques ont une cause sociologique profonde. Les personnages plats ressemblent à une surface limitée d’un trait, ce qui ne les empêche pas de jouer parfois dans l’œuvre un rôle décisif. Les alliés ou les adversaires du « héros » peuvent être des personnages plats.

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Dans le Passeport, Begag construit ces personnages au fur et à mesure que l'intrigue avance, car le héros du roman est un être social qui doit compter sur ses alliés ou ses adversaires. Begag leurs accorde des rôles pour les besoins de son histoire, précis ou à peine esquissés, les traits physiques et moraux de ses personnages sont solidaires des visions du monde qui caractérisent un moment d’une société, d’une civilisation, d’une culture.

Les personnages de roman qui nous fascinent le plus sont ceux qui deviennent ce qu’ils sont car nous les voyons se changer en eux-mêmes, malgré eux le plus souvent, au prix d’un combat qui nous les fait paraître héroïques, c’est ce qui se passe avec le personnage de Zoubir qui part d’un état de stabilité qu’il décrit lui-même pour aboutir à un retour à la normale après les péripéties qu’il a traversé. Ces personnages Begag les fait évoluer au gré des besoins de son intrigue jusqu moment où tout s’ébranle avec le premier meurtre commis, cet élément à partir duquel les choses prennent une autre tournure : l'auteur se met à exécuter les personnages qui semblent les plus proches de son personnage principale.

Ainsi il commence avec Karamel le collègue de Zoubir, celui avec qui il s’entend le mieux apparemment, c’est d’ailleurs le premier personnage que l’auteur fait parler à la page 11 :

«-Il y a un truc que je ne comprends pas, soupire-t-il Comment les gens peuvent-ils encore s’intéresser au foot alors que les bombes pètent de partout ? Tu prends un café ?

Il saute du coq à l’âne.»

« […] et moi je voulais me défendre en criant que j’aimais ce garçon comme mon frère, mais c’était inutile, tout était inutile» (p.98)

Zoubir le regrette sincèrement après son assassinat :

« Une douleur électrique m’a paralysé. J’ai poussé un hurlement. […]» (p.97)

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Dés la disparition de Karamel, l’auteur trouve un autre personnage pour réconforter la solitude de son héros, ce « remplaçant est nul autre que le chauffeur de taxi

Abdelkader dit Gorigori, d’ailleurs c’est plutôt ce dernier qui va à la rencontre de Zoubir :

«Un taxi jaune. Le chauffeur me halait. Il souriait aussi, un sourire jaune comme sa voiture, je pouvais voir ce détail de loin. « Viens, viens, approche. » » (pp.68-69)

Ce personnage qui vient contrebalancer les délires de Zoubir avec son bon sens devient un personnage inévitable au point où notre héros ne plus se passer de lui mais en même temps il est aussitôt pris dans les délires de « ce dernier » : se sentant seul il se doute même de l’existence de son ami Grigori

« Ailleurs, je n’y étais pas. Je ne me trouvais pas. Ce Gori que j’avais rencontré fortuitement dans les rues de la ville nocturne […] existait-il ? » (p.160)

« […] la lettre lui parviendrait si je la faisait transiter par mon ami Gori, même s’il n’était qu’un personnage romanesque, des mots sur le papier.» (p. 161)

Même le personnage de Dahlia qui représente l’amour que Zoubir avait perdu lors de son divorce, l’espoir auquel il s’accrochait semble avoir été une illusion, un rêve lui aussi comme ceux où il y avait des écureuils, en somme un délire comme un autre :

«Dahlia. En prononçant son nom, je me suis mis à suspecter son existence à elle aussi. Où était-elle maintenant ? Après tout, les gélules que j’avais ingurgitées ces derniers temps m’avaient peut-être détraqué le système perceptif.» (p.161)

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A la fin, l’auteur fini par faire exécuter Zoubir où plutôt du suicide car c’est

Zoubir El Mouss qui tire sur lui-même dans un geste plus que symbolique parce

qu’il ne vise pas sa personne de chaire et d’os mais l’image du « petit Zoubir »,

Zouzou resté trop longtemps dans l’enfance :

« […] j’ai mis en joue Zoubir El Mouss, j’ai tiré, Zouzou est tombé.» (p.186)

L’auteur achève cette partie par un dernier geste envers ceux qui étaient les collègues de Zoubir et qui deviennent des étrangers à ces yeux :

«Les trois étrangers m’ont ramené devant la porte du commissariat. […]Je n’ai jamais revu le commissariat de toute ma vie. Ni les étrangers» (p.186)

Ensuite l’auteur entame ce que nous avons appelé dans un élément précèdent76 « le retour à la normale ». Ce retour à la normale est clairement souligné par cette expression en italique à la page 186 :

«Scénario probable pour un plan de vol» (p.186)

Avec ce retour Azouz Begag repart progressivement vers le début de son roman avec des expressions reprises tel des flash-back, la mémoire est réactivée :

«Fallait que j’écrive une réponse à mon ami Alilou» (p.187)

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Une réponse omise depuis le début du roman car c’est avec cette lettre que Zoubir retrouve sous la porte du studio tout au commencement de l’histoire dés la première ligne :

«Ce matin, j’ai trouvé une lettre sous la porte de mon studio» (p.7)

Où encore cette phrase énoncée par le commissaire Osmane après la rencontre de

Zoubir et Dahlia :

« Elle est belle la petite, hein ? Attention. Elle est trop jeune pour toi. Tu vas l’effeuiller avec tes quarante ans. » (p.40)

Reprise à la fin du roman avant le départ de Zoubir à la page 196 : « […] le parfum de la belle inconnue que je n’avais

pas encore eu le temps d’abîmer avec mes quarante ans. » (p.40)

Dernière phrase prononcée par Zoubir s’inscrit elle aussi dans ce retour à la norme :

« Merci pour tout, Abdelkader, j’ai dit.» (p.196)

Fini de Gorigori, le ton (tout comme le temps) n’est plus à la plaisanterie, l’auteur, en parfait dramaturge, donne à cette phrase une esthétique mélodramatique , le ton est grave, le moment triste et les mots sont très chargés d’émotion : Begag excelle !

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