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L’éclatement de la mémoire :

DEUXIEME PARTIE

DEUXIEME PARTIE : RECURRENCES ET CONVERGENCE

II. UNE ECRITURE DE L’ECLATEMENT :

2) L’éclatement de la mémoire :

De l’histoire de l’homme est né le langage et les produits culturels qui permettent notamment la faculté d’évaluer le temps; sans celle-ci, notre mémoire serait incomplète; les systèmes chronologiques rendent possible la référence au passé dans nos souvenirs. L’analyse des souvenirs révèle que la plupart d’entre eux (80 p.100) portent sur des événements privés (profession, vie sentimentale, voyages, vacances, vie familiale) qui d’une façon générale sont jugés comme étant agréables. Les autres souvenirs (20 p.100) portent sur des événements publics – guerres, révolutions, faits politiques (essentiellement décès d’hommes d’État célèbres) – qui sont jugés en moyenne comme étant désagréables. Begag se base sur les uns comme sur les autres dans le tissage de la trame de son roman : ses souvenirs sont tantôt agréables tantôt désagréables.

Caractérisé par l'oubli, le personnage veut avoir le contrôle sur ses souvenirs,

Zoubir ne veut que le souvenir de ses filles, tout le reste ne représente pas

grand-chose à ses yeux, il préfère donc tout oublier, ne rien sauvegarder. Le personnage construit tout autour de ce souvenir, c'est d'ailleurs en quelque sorte sa bouée, son gilet de sauvetage.

Afin de montrer le rôle essentiel que joue la mémoire dans le récit de Azouz Begag, nous allons essayer d’appliquer un schéma d’analyse traditionnelle de roman, « le

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schéma quinaire ». Ce modèle mis en place par Paul Larivaille69 proposé à l’origine pour rendre compte de la séquence narrative élémentaire des contes, induit que toute histoire se ramènerait à une suite logique constituée de cinq étapes. L’intrigue, une fois la structure profonde de l’histoire reconstruite par l’analyse, répondrait, en effet, au modèle suivant :

(1) Avant - Etat initial – Equilibre. (2) Provocation - Détonateur (3) Action

(4) Sanction - Conséquence (5) Après - Etat final - Equilibre

Son interprétation est relativement simple : le récit se définit comme le passage d’un état (1) à un autre (5). Cette transformation, qui correspond aux étapes (3) et (4), suppose un élément qui l’enclenche (2).

Sujet à ce qu’on vient de diagnostiquer comme étant une névrose de guerre, le personnage passe d’un état « normal » et traverse des phases où l’espace et le temps subissent les effets de cet éclatement, la mémoire, la raison tout comme les différent personnages qui l’entourent et qui sont également touchés avant un retour à la « normale ».

Nous pouvons, toutefois, nous interroger sur les raisons de cette omniprésence de la mémoire, d’une présence qui nous l’avons vu, crée ce qui n’est plus. Il semble que la réponse soit à chercher du côté de l’enfance et du rapport que le narrateur entretient avec celle ci. Le personnage du Passeport dans sa ressemblance avec l’auteur même du roman renvoie immédiatement et sans détour au banlieusard de

Lyon, le petit Azouz du roman Le Gone du Chaâba70 écrit en 1986 un personnage à

qui Azouz Begag donne des traits d’adulte.

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Larivaille P. , L’analyse morphologique du récit, 1974, cité par Vincent Jouve in La

poétique du roman, Paris SEDES, 1997, pp 47-48.

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Appliquons la structure précédant à notre roman et alors on peut dégager l’ossature suivante :

(1) Avant : passé heureux :

« […] une mezzanine idéale pour contempler les belles dames qui défilaient sous mes yeux, avec leurs robes de couleur et leurs chapeaux à fleurs comme dans Les parapluies de mon peintre préféré, Auguste Renoir. » (p.9)

« […] planqué sous cette 404 Peugeot des années soixante qui avait connu l’allégresse des années d’indépendance. » (p.20)

(2) Provocation : la guerre civile (et la mort de Karamel.)

« Et puis, les manifestations de jeunes, la répression, l’armée, la guerre civile, la barbarie, les attentats, la religion, la politique, le président assassiné, le naufrage. Ma boussole qui explose » (p.9)

« Une douleur électrique m’a paralysé. J’ai poussé un hurlement. […]Mes intestins sont montés à ma bouche, puis une odeur âcre a gagné tout mon corps.» (p.97)

« Je dénouais les nœuds dans l’estomac. […]Se dénouer, oui. Oubliette, pirouette. » (p.103)

(3) Action : éclatement mémoire :

« Je répétais une formule magique : Oubliette et pirouette. Et parfois, ça marchait. J’oubliais» (p.90)

(4) Conséquence: fuite dans le rêve et le souvenir :

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(5) Après : retour à la normale :

« Fallait que j’écrive une réponse à mon ami Alilou » (p.187)

« -Merci pour tout, Abdelkader, j’ai dit. -Ne me remercie pas. Je n’aime pas.» (p.196)

L’éclatement de la mémoire correspond, en effet, à « l’action » du récit, aux moyens mis en œuvre pour rétablir l’ordre. Zoubir se rappelle de tout en effet depuis la période où il se plaisait à être « flic », du commencement des événements puis de la mort de son collègue « Karamel », mais ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il va tenter d’oublier, d’inhiber sa mémoire, de vivre uniquement le présent et de penser à un éventuel avenir. Ce n’est que lorsqu’il se rend compte qu’il était longtemps rester un enfant, que le temps était venu pour lui de devenir adulte, qu’il décide de prendre sa vie en main, que le retour à la normale s’opère en se rappelant d’abord la lettre de son ami Alilou à laquelle il devait formuler un réponse, et ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il va appeler son chauffeur de taxi Gorigori par son prénom « Abdelkader ».

Nous pouvons, toutefois, nous interroger sur les raisons de cette omniprésence de la mémoire. Il semble que la réponse soit à chercher du côté de la vie familiale et du rapport que le narrateur entretient avec celle-ci où du moins ce qu’il en reste.

Le personnage du Passeport est frustré par l’idée que ses filles l’oublient à cause de l’éloignement ou qu’il fini par les oublier à force de vouloir tout oublier71.

« J’ai serré mes filles dans mes penses pour résister. J’irai les voir demain à la maison» (p.30)

« J’avais peur que mes filles m’oublient. Peur de les oublier aussi » (p.68)

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« Devant mes yeux aussi, le souvenir de mes filles fondait.» (p.124)

«De retour dans ma chambre, j’ai repris la photo de mes filles et l’ai recalée comme un cadre sur la commode.» (p.124)

Tous les passages cités plus haut montre cet intérêt qu’a l’auteur/narrateur pour ces filles et tout l’effort qu’il sollicite d’une mémoire affectée par les drogues et la Tragédie et ceci dans un seul but : ne pas oublier ses filles.

Même si les autres personnages ne souffrent pas trop de ce traumatisme, il n’en demeure pas moins qu’ils éprouvent eux aussi le besoin de vouloir parfois oublier dans le but de mieux vivre : le personnage de « Mo », le nouveau collègue de

Zoubir l’exprime ainsi:

« Pas de mémoire. Pas de sauvegarde. Pas de passé. Juste du présent à consommer sans modération, et du à-venir […] » (p.111)

Ou encore Gorigori le chauffeur de taxi :

« Chauffeur de taxi, c’est normal .je vois tout, j’entends tout, je sais tout, mais…mais…mais je ne me souviens de rien. Je ne me souviens de rien. Meilleur moyen d’éviter les ennuis. » (p.140)

« -Alors, qu'est-ce que tu vas faire ? Partir ? Tu as raison.

-pourquoi tu restes, toi ?

-je suis lié au passé de cette ville. Maintenant je suis ligoté au mât du bateau. C'est mon honneur.» (p.178)

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Il apparaît clairement que la mémoire constitue le point central du récit. Autour d’elle se compose et se disloque la raison, dans une fuite de la réalité, des ennuis et de la responsabilité, à la recherche de la liberté un passeport pour quitter la dure vérité d’une société qui sombrait dans l’obscurantisme et le chaos.