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Léo Malet, un faux père fondateur

Dans le document 1. Les avatars d un genre protéiforme (Page 42-45)

M. Wens, un héros plastique pour un créateur ambitieux

1. Léo Malet, un faux père fondateur

Au départ, il y a la figure de Léo Malet (1909-1996), ou plus exactement il y aurait Léo Malet.

C’est en effet dans une construction a posteriori, non dénuée d’ambiguïté et de manœuvres stratégiques, que cet écrivain émerge tardivement dans le champ du polar français, dont il apparaît bientôt comme l’un des pères fondateurs. Sans remonter à Emile Gaboriau, qui publia

L’Affaire Lerouge en feuilleton dès 1863, ce type d’intronisation peut paraître suspect, quelles que soient par ailleurs les qualités littéraires de l’œuvre de Malet.

Alfu, dans sa biographie très hagiographique, recense ainsi quelques louanges explicites. Pour François Guérif, “ il est un des tout premiers (sinon le premier) à qui l’amateur de polar français se doit de rendre hommage ” (dans la revue Polar en 1980) ; d’après Michel Lebrun, en 1987,

“ le roman policier moderne lui doit tout ” ; pour Jean-Patrick Manchette, “ Léo Malet demeure le seul et unique auteur français de romans noirs 46 ”. Dans la préface de la réédition de Brouillard au pont de Tolbiac dans la collection du Livre de poche, Roger Rabiniaux affirme qu’il y a trois grands auteurs policiers en France, Simenon, San Antonio et Malet, qui est l’égal d’un James Hadley Chase. Ce qui permet à Alfu de conclure de manière péremptoire : “ On le considère comme l’un de ceux qui ont apporté une réelle contribution à la littérature française du xxe siècle 47. ” Et il ajoute : “ Statut conforté par le passage de son œuvre à d’autres médias : le cinéma tout d’abord, puis la télévision, mais également la bande dessinée. ” Numéros spéciaux de revues, hommages des pairs, mémoires de maîtrise universitaires, thèses vont encore conforter ce point de vue. Les célébrations sont innombrables, du moins jusqu’au moment où sont publiés en 1997, de manière posthume, mais avec son accord préalable, quelques-uns de ses propos réactionnaires et ouvertement racistes.

Ce succès tardif fait oublier que la vie et l’œuvre de Malet sont une succession d’échecs privés et publics. Il se revendique du mouvement surréaliste et évoque ses relations avec André Breton ou l’intérêt de Magritte pour ses premiers textes, mais il quittera vite le groupe. Il se proclame anarchiste mais est dénoncé par les organes de cette mouvance. Il s’essaye au roman sans grand résultat. Sa Trilogie noire ne recueille guère de succès, ses premiers romans policiers ont peu d’écho, même si 120, rue de la Gare s’est vendu à dix mille exemplaires, et s’il obtient le Grand Prix de la littérature policière en 1948 pour Le Cinquième Procédé. Mais son projet des Nouveaux Mystères de Paris est refusé à la Série noire. Robert Laffont ne l’accepte que sur recommandations appuyées d’amis communs. Et si le projet de rédiger une enquête par arrondissement parisien n’arrive pas à son terme, c’est à la fois parce que Malet ne trouve plus l’inspiration pour les dernières histoires, et parce que les ventes ne suivent pas. Dominique Kalifa l’a bien observé : “ La postérité qu’a connue par la suite la figure de Burma ne doit cependant pas faire illusion. A la fin de la guerre, le héros de Malet ne se différencie guère des

46 In Alfu, Léo Malet, Amiens, Encrage, 1998, p. 5.

47 Ibid., p. 5.

autres personnages créés autour de lui, et il reste une de ces silhouettes marginales et sans grande envergure qui peuplent les fascicules et livres à bon marché 48. ”

Ce qui va sauver Malet, c’est l’arrivée du néo-polar promu par Manchette qui a besoin de se créer une légitimité dans le champ très fermé de la littérature policière, dominé à la fois par le récit d’énigme classique, regroupé dans la collection Le Masque, et le hard boiled américain, publié par la Série noire. Les stratégies de légitimation du champ paralittéraire ne sont pas différentes de celles que Pierre Bourdieu a décrites à propos du champ littéraire, quand il s’agit pour une nouvelle génération de supplanter les précédentes. Les manifestes et propositions théoriques permettent d’abord de se situer, ce que fait abondamment le néo-polar au travers d’entretiens dans la presse. Il y a ensuite une pratique de dénigrement des auteurs de référence antérieurs, accompagnée d’une recherche de filiations nouvelles. Et enfin la création de relais éditoriaux avec des revues et des collections d’éditeurs.

C’est dans cette mise en place du dispositif qu’intervient Léo Malet. L’essentiel de son œuvre est derrière lui, et il n’est donc plus un concurrent direct. Mais par ses engagements politiques anarchistes et ses choix littéraires (ancrage social, noirceur du ton, prééminence de l’enquêteur privé sur le policier officiel), il présente la figure idéale du père fondateur, au moment où le néo-polar veut se présenter à la fois comme un mouvement radicalement nouveau, mais aussi spécifiquement français.

Il est significatif que la première version de l’essai sur le roman policier parue en 1975 dans la collection “ Que sais-je ? ”, due aux spécialistes du suspense que sont Boileau et Narcejac, classe Léo Malet dans la rubrique “ Les Marginaux ” et le présente en quelques lignes comme ayant “ en partie raté son entrée dans le monde des lettres ”, même s’il “ est le D. Hammett français 49 ”. Lorsque André Vanoncini réécrit cet essai en 1993, il octroie trois pages à Malet, comparé cette fois à Chandler. “ Le détective de Malet est devenu authentique et vivant parce qu’il participe de la conjoncture idéologique, historique et artistique de la France entre 1930 et 1950 50. ”

Malet apparaît donc à double titre comme le père fondateur du néo-polar. Parce qu’il se revendique de Hammett et de Chandler (ce qui se marquera par la réédition de sa Trilogie noire et de ses polars sous pseudonyme chez Néo), mais aussi parce qu’il s’ancre bien dans la réalité française, et plus spécifiquement à Paris, comme le rappelle la réédition des Nouveaux Mystères de Paris dans le Livre de poche, avant que la collection “ Bouquins ” ne republie l’intégrale des œuvres de Malet en 1985. Est également reconnue à Malet la paternité du

48 Dominique Kalifa, Naissance de la police privée, Paris, Plon, 2000, p. 269.

49 Boileau-Narcejac, Le Roman policier, coll. “ Que sais-je ?”, Paris, PUF, 1975, p. 108-109.

50 André Vanoncini, Le Roman policier, coll. “ Que sais-je ?”, Paris, PUF, 1993, p. 82.

détective privé à la française. Même si Arsène Lupin avait mené quelques enquêtes dans le recueil de L’Agence Barnett, entre autres, la littérature française n’a jamais popularisé cette figure, qui reste typique de l’univers américain. Cette reconnaissance tardive et cette légitimation a posteriori dans le champ permettent aussi d’installer dans le polar français une nouvelle figure emblématique de héros policier, le détective privé Nestor Burma, de l’agence

“ Fiat lux ”. Cette émergence sera confirmée par les services philatéliques de La Poste, puisqu’elle propose en 1996 une planche consacrée à “ six héros français du roman policier ”, à savoir Rocambole, Lupin, Rouletabille, Fantômas, Maigret et Nestor Burma 51. On remarquera par ailleurs que cette reconnaissance philatélique redouble la consécration télévisuelle, puisque ces six héros policiers ont tous été transposés au petit écran, Rocambole étant même l’un des premiers grands feuilletons de la deuxième chaîne, proposé en 78 épisodes en 1964-65.

Dans le document 1. Les avatars d un genre protéiforme (Page 42-45)

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