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1. Les avatars d un genre protéiforme

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Le roman policier francophone de Simenon à Fred Vargas : la quête d'une légitimité

Par Marc LITS, Université catholique de Louvain

1. Les avatars d’un genre protéiforme

Pour tous les exégètes du roman policier, la nouvelle de Poe, The Murder in the rue Morgue, publiée dans le Graham’s Magazine de Philadelphie en avril 1841 est le texte fondateur du genre. Le premier récit policier français, et le premier roman reconnu du genre, sera L’affaire Lerouge d’Émile Gaboriau, publié en feuilleton dès 1863 et édité en volume en 1866, avec le sous-titre “roman judiciaire”. Bien sûr, ces récits ne sont pas des créations ex nihilo et doivent beaucoup à la littérature de colportage, au roman gothique, au mélodrame et au roman- feuilleton. Mais le roman policier y ajoute le personnage du détective-enquêteur et privilégie l’enquête intellectuelle.

Les traits du genre

L’enquête, dans le roman policier, n’est pas orientée vers un objet extérieur qu’un déplacement géographique, et donc narratif, permet d’atteindre, elle est circonscrite dans les limites du texte, à la différence des romans d’aventures ou d’espionnage. Ces deux catégories multiplient en effet les éléments référentiels, jouant tantôt sur l'exotisme géographique, tantôt sur les références politico-historiques, alors que l'énigme criminelle est à l'origine un pur exercice de raisonnement, fondé sur les indices textuels placés par l'auteur dans le texte. Ce n'est pas un hasard s'il naît au même moment que les mots croisés, qu'il côtoie dans certaines revues. C'est à un jeu de l'esprit que le romancier invite son lecteur. Ce récit ne se déroule pas linéairement, puisque l’événement central, le crime, a déjà eu lieu, le lecteur le sait et que l’histoire va consister en une remontée, à rebours, vers l’explication de cet acte déjà posé. La construction à rebours va s’articuler autour d’une structure narrative double, la première relatant le crime, tandis que la deuxième comprendra le récit de l’enquête. Mais s’il y a deux histoires, il y aura aussi deux héros, le détective étant en quelque sorte la doublure du criminel.

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Si un cadavre n’est pas indispensable pour qu’il y ait roman policier, il est certain que l’enquête, base constitutive de ce type de récits, doit s’appliquer à un acte criminel, que celui-ci ait été réellement commis ou seulement supposé. Et ce crime doit être révélé, tant il est vrai qu’un crime parfait n’existerait pas narrativement et rendrait l’existence même du récit impossible. S’il y a crime, il y aura donc un criminel, une victime et un détective. Autour de ces trois pôles, que Jacques Dubois élargit à quatre (avec le suspect, pour constituer un carré sémiotique parfait), toutes les combinaisons pourront alors se produire1.

Le roman policier est organisé selon des règles narratives strictes, mais il n’existe cependant que par homologie avec cette pratique sociale qu’est l’enquête policière ; il ne peut prendre forme que si la police existe dans la vie sociale. C’est l’avènement de la civilisation industrielle qui va faire surgir une faune interlope hantant les rues des grandes villes et, pour lutter contre les méfaits de celle-ci, une police organisée. L’essor du genre policier est lié au développement des classes moyennes sous le Second Empire et la Troisième République. Mais la dimension sociologique n’exclut pas l’imaginaire. La mort est en représentation dans le roman policier.

Edgar Poe écrit des nouvelles policières parce qu’elles lui permettent de traiter de cette pulsion de mort qui le fascine tant, dans sa volonté, selon l’expression de Todorov, “d’exploration systématique des limites”.

Un genre protéiforme

Il n’existe cependant pas un roman policier, mais plusieurs catégories, très différentes les unes des autres, au sein d’un genre qui se décompose en de multiples sous-espèces. Le récit d’énigme “classique” connaît sa plus grande fortune entre 1880 et 1940, avec des auteurs comme Conan Doyle et Agatha Christie en Angleterre, Ellery Queen aux États-Unis, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Pierre Véry, Claude Aveline en France, Simenon et Steeman en Belgique. Mais ce roman d’énigme, ce roman-jeu, va être progressivement détrôné par la “série noire”, le “thriller”, le récit de suspense, le “néo-polar”...

Après avoir mis d’abord l’accent sur la subtilité du détective, ensuite sur l’habileté du coupable, après avoir joué avec le lecteur, et puis contre lui, le récit d’énigme a paru essoufflé, semblant avoir fait le tour de tous ses possibles narratifs. La violence du monde réel va pénétrer dans le roman par la porte qu’avait ouverte le “roman-jeu”. Ce dernier ayant mis l’accent sur le criminel, il suffira d’accentuer les traits les plus durs de celui-ci. Le détective cessera d’être un fonctionnaire de police ou un amateur éclairé de la noblesse ou de la bourgeoisie, la place sera

1 Cf. J. DUBOIS, Le roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, coll. "Le Texte à l’œuvre", 1992.

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prise par les détectives privés, plus ou moins honnêtes, plus ou moins violents, à l’image d’un monde où le Bien et le Mal ne sont plus très distincts et où les valeurs morales ont tendance à perdre de leur importance.

Si un premier courant de cette après-guerre introduit la violence et la tension, au seul niveau des actes, une autre tendance cristallise cette tension dans l’esprit de la victime, la seule des trois composantes à n’avoir pas encore été mise à l’avant-plan. Boileau-Narcejac sont, en France, les principaux zélateurs, de ce qu’ils ont appelé le “roman de la peur” ou le “roman de la victime”. En s’inspirant de l’écrivain américain William Irish, ils veulent conserver l’énigme, tout en y adjoignant la peur. Le lecteur va être amené à s’identifier à une victime, souvent sans défense, et prise dans des machinations machiavéliques dont elle ignore tout et qui la dépassent. Cette situation de terreur, très proche du récit fantastique, contraindra la victime à se débattre en tout sens pour trouver une issue, non pas tant logique que pulsionnelle.

Le policier aujourd’hui

Le succès du roman d’espionnage, dans les années 60 et 70, ne signifie pas la mort du roman policier. Bien au contraire, la période qui s’ouvre après la révolte étudiante de mai 1968 va coïncider avec une nouvelle évolution du genre policier qui va intégrer les caractéristiques du roman noir à l’américaine dans la réalité française de la Ve République, en mettant l’accent sur les erreurs, les déviations et les scandales du régime. Revendiquant Léo Malet comme leur précurseur, de jeunes auteurs vont se rassembler derrière le plus doué d’entre eux, Jean-Patrick Manchette, sous l’étiquette du “néo-polar”. L’émotion va laisser ici la place à la dénonciation d’une société jugée pourrie, mais l’énigme est peu présente car la peinture des mœurs, la description des classes bourgeoises sous leur jour le plus défavorable, des milieux marginaux et violents, prennent le dessus.

Cette école a représenté le dernier succès d’une nouvelle tendance dans le genre policier, succès entre autres entretenu par une stratégie éditoriale bien relayée par les médias et lors des festivals. Mais cette école, qui s’est manifestée autant dans des collections anciennes comme la “Série noire” ou “Sueurs froides” chez Denoël que dans de nouvelles collections créées pour la circonstance telles “Sanguine” ou “Engrenage”, a rapidement connu ses limites.

Certains auteurs ont réussi à s’imposer, grâce à un style qui leur est propre, comme Manchette, A. D. G. (pseudonyme justifié par le nom de son auteur, Alain Fournier !), Jean Amila, Delacorta, Frédéric Fajardie, Pierre Magnan, Pierre Siniac ou Jean Vautrin. Mais plusieurs d’entre eux étaient des écrivains déjà confirmés qui ont adapté leur écriture à la mode du moment, tandis

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que d’autres ont cessé de publier depuis lors pour s’orienter vers des domaines différents. On ne peut donc plus parler du mouvement du “néo-polar” comme d’une réalité vivante.

Il n’y a plus à proprement parler d’école policière actuellement, mais plutôt quelques tendances, fondées pour une part sur l’exploitation d’un fonds ancien, qui possède ses fidèles lecteurs, et pour une autre, de variations légères autour de modèles éprouvés. Si l’on regarde les listes de best-sellers, les dames du crime continuent à dominer. A la suite d’Agatha Christie, P.D. James, Mary Higgins Clarck, Patricia Cornwell, Elizabeth George restent des valeurs sûres, tout en confirmant que les lecteurs de polars sont aussi des femmes, et en nombre important. Dans le même registre traditionnel, les éditions 10-18 se sont imposées avec la collection “Grands détectives” qui privilégie les enquêtes historiques ou les auteurs étrangers.

Les seules évolutions récentes sont de trois ordres, dont deux assez contradictoires. D’un côté, le fait régional s’impose comme une nouvelle valeur, du côté de l’école marseillaise, portée par le succès de Jean-Claude Izzo, continuée par des auteurs comme Philippe Carrese ou Gilles Del Pappas, et alimentée par de jeunes éditeurs tel L'Ecailler du Sud. Mais aussi en Bretagne, où de petits éditeurs comme les Editions du Palémon, La Découvrance ou Terre de Brume soutiennent des écrivains de la région qui plantent le décor de leurs enquêtes dans une Bretagne parfois stéréotypée. A l’autre extrême, dans la lignée de Maurice G. Dantec, certains auteurs combinent polar et science-fiction, pour explorer les angoisses générées par la société contemporaine. Ces deux tendances manifestent bien que le policier classique s'épuise un peu, si l'on excepte les quelques best-sellers, presque toujours anglais ou américains, qui réutilisent sans fin les ficelles de l'enquête classique et du suspense. A côté de ces grosses machines visant un large public, la seule possibilité d'émerger consiste à trouver une niche dans une sous- catégorie : l'enquête ethnologique en territoire navajo d'un Tony Hillerman, la plongée dans l'histoire pour la collection “Grands détectives” en 10-18, les héroïnes féminines voire féministes, défendues aux Etats-Unis par l'association des “sisters in crime”.

Enfin, à côté de ces variations sur des thèmes classiques, la seule originalité réside peut-être dans la série du Poulpe, moins à cause des traits de ce détective un peu décalé, que par la volonté de son créateur, Jean-Baptiste Pouy, de prêter son personnage, pour chaque épisode, à un auteur différent. Cette fois, le héros récurrent échappe définitivement à son créateur, pour appartenir à une communauté d’auteurs qui ont le goût du polar en commun.

L'invention du Poulpe est due aussi à la volonté de son géniteur de proposer un héros ouvertement engagé idéologiquement, du côté d'un anarchisme de gauche, afin de contrebalancer les tendances réactionnaires d'un genre souvent associé aux valeurs liées à l'ordre et à la loi. C'est toute l'ambiguïté du roman policier qui met en scène la violence, le vol, le

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crime, et qui exalte des figures de héros négatifs, de Fantômas aux polars ultra-violents de James Ellroy. Il est à la fois dénoncé par les censeurs parce que sa lecture pourrait inciter au crime des lecteurs fragiles, et donc les faire basculer dans l'illégalité, mais il apparaît aussi comme un opium qui endort les masses en les enfermant dans un monde imaginaire et en les coupant des enjeux sociaux. Ernest Mandel reflète bien cette fascination trouble pour un genre qu'il adore et exècre à la fois. Comme leader de la IVe Internationale, il a condamné ces divertissements qui assomment le peuple, alors que son goût personnel le portait vers un genre qu'il connaît assez pour en écrire une superbe histoire2. Le polar est donc parfois de droite, quand Ellroy ou A.D.G. exaltent la violence gratuite, idéalisent des truands qui ne reconnaissent que leur propre loi, mettent en cause la légitimité des systèmes démocratiques, quand Léo Malet tient des propos racistes proches de ceux de Céline. Mais il est aussi de gauche quand le néo-polar dénonce les magouilles politiciennes, les collusions des hommes au pouvoir avec le milieu criminel, quand Didier Daeninckx revient sur la guerre d'Algérie et rappelle le devoir de mémoire. Le genre comme tel ne peut donc être étiqueté idéologiquement, pas plus qu'il ne peut être restreint à de la littérature populaire. Il est lu dans les différentes classes sociales, par les femmes autant que par les hommes, appartenant à des horizons politiques ou idéologiques les plus variés. Même si sa lecture reste encore un vice caché pour certains, compte tenu de son inscription dans un champ de grande diffusion qui reste encore (mais de moins en moins) réprouvé.

Des évolutions nécessaires

Les multiples évolutions du genre policier s’expliquent entre autres par un reproche couramment adressé au genre : sa difficulté à trouver de nouvelles variations sur un même canevas. Le récit d’énigme aurait épuisé les combinaisons forcément limitées d’intrigues potentielles, ce qui expliquerait les transformations successives du genre en espèces différentes. L’objection est recevable, mais trop simple, car des situations de base peuvent produire, par procédés combinatoires, des variations infinies. Ce qui dérange surtout, c’est la nécessité de la révélation finale, vers laquelle converge tout le roman, qui se dégonfle d’un coup avec la divulgation du nom du coupable.

Pour échapper à cette déception, de nouvelles formes sont imaginées par les romanciers, par glissements successifs et dérivations au départ du canevas de base. Nous arrivons dès lors à un double résultat. D'une part, il n’y a pas “un” roman policier, mais des espèces multiples,

2 E. MANDEL, Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier, Montreuil, PEC-La Brèche, 1986.

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contrairement à ce que laisse croire l’étiquette générique de “roman policier” qui recouvre des productions très diversifiées. De l’autre, alors que de nombreuses critiques portent sur l’aspect répétitif d’un genre uniquement servi par des artisans consciencieux, mais dépourvus de génie et de conscience esthétique, nous voudrions insister sur la force créative d’un genre sans cesse en évolution.

Si le genre policier existe, ce n’est donc pas dans un carcan monolithique et figé, mais sous des formes très variées, et avec une possibilité de transformation assez éloignée de l’image répétitive et réductrice appliquée généralement aux diverses expressions du champ paralittéraire. En outre, si la forme policière, en elle-même, n’est pas aussi définie qu’on l’imagine, ses relations avec des genres proches ou lointains sont également très complexes, ce qui rend le contour du genre, sa distinction d’avec d’autres types de textes, extrêmement flou.

Ce fut le cas avec l’école du “nouveau roman”, ce l’est encore aujourd’hui. Le succès du roman d’Eco, Le nom de la rose, ouvertement déclaré comme une enquête policière par son auteur, en est la preuve. Patrick Modiano, dans ses intrigues, recourt fréquemment à des histoires policières, à des enquêtes ; René Belletto reçoit en 1984 le Grand Prix de littérature policière pour son roman Sur la terre comme au ciel et le prix Femina en 1986 pour L’enfer. Alain Demouzon, Jean Vautrin (bien vite récompensé par un prix Goncourt), Daniel Pennac ou Pierre Magnan font, eux, le trajet inverse, passant du roman policier à la littérature générale.

Ainsi, la distance, stylistique, thématique ou narrative, apparaît moins grande qu’avant entre la littérature reconnue et la paralittérature policière, des auteurs reprenant les techniques de l’une ou l’autre catégorie ou passant d’un genre à l’autre au fil des livres qu’ils publient. Mais s’il y a une tendance à moins dissocier littérature “classique” et policière, cette catégorie garde cependant son autonomie : les collections spécifiques comme “Le Masque” ou la “Série noire”

existent toujours, et reviennent même au modèle éditorial des origines. Pourtant, certains signes témoignent de rapprochements. Ainsi, les éditions Gallimard ne republient plus, depuis 1987, les nombreux auteurs policiers de leur fonds dans des collections spécialisées comme “Poche noire” ou “Carré noir” mais dans leur collection de poche générale “Folio”. Pour les premiers titres, le fond blanc habituel des couvertures était remplacé par un fond noir, afin de préserver la trace d’une différence, mais cette dernière distinction a disparu, ne permettant plus au lecteur

“innocent” de distinguer un roman policier d’un autre sur la seule indication de couverture. Ainsi, le genre semble peu à peu se diluer dans la sphère plus englobante de la littérature, comme si son insertion dans la paralittérature arrivait à son terme, celle-ci ne servant que de purgatoire avant une reconnaissance institutionnelle.

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Ce mode d’analyse irrite d’ailleurs certains qui craignent de voir le récit policier perdre ses qualités propres et se diluer dans le vaste océan de la littérature générale. Il est vrai que les classifications arbitraires et définitives permettent aux amateurs de s’y retrouver plus facilement, de dresser des catalogues et de produire des répertoires, mais il est assez vain de vouloir introduire des limites précises entre des objets qui s’interpénètrent de plus en plus. Mais les éditeurs semblent avoir compris que leur survie dépend de leur spécificité. La collection “Folio”

redécoupe son catalogue en sous-catégories, pour le policier comme pour la science-fiction. Et la “Série noire” a pris le pari de renoncer fin 2001 à ses célèbres couvertures en lettres jaunes sur fond noir pour proposer des volumes plus larges ornés d’une large photographie en noir et blanc. Il s’agit de se démarquer des collections de poche, de montrer que la collection propose des inédits, et non des rééditions, bref de lui redonner une légitimité auprès des amateurs de polars.

Une autre évolution réside sans doute dans la confusion savamment entretenue entre réalité et fiction. Cette interpénétration entre policier et rubrique des faits divers est constante dès les débuts du genre, de Poe à Simenon, de Conan Doyle à Gaston Leroux, de Léo Malet à Didier Daeninckx. Mais la recherche d’intrigues dans les multiples affaires qui occupent la scène judiciaire se multiplie aujourd’hui, comme en témoigne la collection baptisée “Crimes &

Enquêtes” chez J’ai lu. La référence au modèle du “reality show” est explicite dans la campagne promotionnelle, de même que la reconnaissance d’une nouvelle voie entre fiction et information.

Dans la même veine, Fleuve Noir a aussitôt lancé la série “Crime story”. Bien sûr le concept n’est pas neuf, Pierre Bellemare l’ayant exploité depuis longtemps à travers ses volumes adaptés d’émissions de radio. Mais il fait école et contamine la fiction, comme on l’a vu dans la collection “Les lieux du crime” chez Calmann-Lévy, avec des titres comme Meurtre en Balladurie, Meurtre à l’Élysée et autres Meurtre à TF1.

Quelle audience pour un genre populaire ?

Selon Michel Lebrun3, 488 titres policiers furent publiés en France en 1979, 611 en 1981, 660 en 1984, 677 en 1987. En 1989, le Syndicat national de l’Édition recensait 785 publications dans ce domaine. Une progression constante, malgré certains tassements vite dépassés, et d’autant plus spectaculaire, si on la compare avec l’effondrement des collections réservées à la science- fiction pour la même époque. Les deux collections reines restent toujours “Le Masque” et la

3 M. LEBRUN, L'année du polar 1988, Paris, Ramsay, 1987. On consultera aussi J. BRETON, Les collections policières en France. Au tournant des années 1990, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1992 ; ainsi que les recensions annuelles éditées par la Bibliothèque des littératures policières de la Ville de Paris ( BILIPO) depuis 1992.

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“Série noire”. Ces deux collections ont connu leurs meilleures ventes dans les années 60, et se cantonnent aujourd’hui à des tirages inférieurs aux 10.000 exemplaires, sauf pour des auteurs reconnus ou adaptés au cinéma, pour lesquels les tirages peuvent osciller entre 20.000 et 40.000.

A côté de ces deux monuments, diverses collections naissent, parfois chez les mêmes éditeurs.

C’est ainsi que Hachette développera une collection “Le Club des Masques”, dont le titre fait explicitement référence au “Masque”, et qui reprend quelques titres de cette collection, mais en provenance aussi d’autres lieux comme “J’ai lu-Policier”. Par ailleurs, les responsables du

“Masque” ont longtemps été associés aux choix éditoriaux de la collection “Le Livre de poche- Policier”. Enfin, Denoël, membre du groupe Gallimard, possède aussi sa collection policière, avec “Sueurs froides”, promouvant essentiellement des auteurs français, sous la double paternité du tandem Boileau-Narcejac qui y publie sa prolifique collaboration.

Face aux deux colosses, Hachette et Gallimard, qui occupent bien le terrain policier, un troisième groupe va s’intéresser à ce secteur paralittéraire, en choisissant un créneau plus populaire : les Presses de la Cité. Le Fleuve noir attire ainsi un vaste public et propose des titres innombrables, relevant d’une production semi-industrielle, dans des collections comme “Spécial Police” (diparue à la fin des années 80), et avec des auteurs comme Jean Bruce, Frédéric Dard ou Georges J. Arnaud. Mais celui qui assure les plus gros tirages est désormais hors collection, puisque San Antonio (qui a connu des premiers tirages allant jusqu’à 600.000 exemplaires et tourne aujourd’hui autour des 150.000) constitue une collection en soi. Et son succès est tel que le personnage sera repris par le fils à la mort du père. Ce phénomène d’autonomisation de collections autour d’un nom est assez répandu dans le groupe des Presses de la Cité, puisque fonctionnent ainsi des séries comme “OSS 117”, “L’Exécuteur”, “Navarro” ou “Brigade mondaine”.

A côté de ces collections très populaires, le groupe gère aussi une part des titres écrits ou promus par Gérard de Villiers (lequel vend environ 900.000 exemplaires de ses S.A.S., rééditions comprises) avant son passage chez Hachette. Enfin, des satellites du groupe visent un public plus exigeant, en partie dans la collection “Presses Pocket” où paraît, entre autres la série anthologique “Le Livre noir du crime”, mais surtout en “10/18”, dans la collection “Grands détectives”. Paraissent là des auteurs qui n’appartiennent pas, fait exceptionnel, au domaine anglo-saxon, tels que Van Gulik, Scerbanenco, Sjöwall et Wahlöö ou Vasquez Montalban.

Deux phénomènes marquent le début des années 80, la naissance de nouvelles collections chez de petits éditeurs et le lancement de romans policiers en éditions ordinaires. Jusqu’à la fin des années 70, le policier était cantonné aux collections de poche. En 1979, Albin Michel fut le

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premier éditeur français à publier en grand format un récit policier, La nuit du renard de Mary Higgins Clark. Ce succès des ouvrages policiers édités aux mêmes conditions que les romans de littérature générale est confirmé par l’apparition, chez Gallimard, d’une “Noire” présentée comme le pendant de la collection “Blanche”. Il est aussi conforté par la vogue des éditions intégrales et des rééditions (A. Christie, Simenon ou S.-A Steeman, dans les collections

“Bouquins” chez Laffont, “Omnibus” aux Presses de la Cité ou “Bibliothèque noire” chez Gallimard).

C’est peut-être ce succès qui encourage des éditeurs de moindre importance à entrer dans la course. Les Nouvelles Éditions Oswald (NÉO) ont ouvert le feu avec un succès relatif, suivies des Éditions du Rocher, de L’Instant, et surtout de Rivages, avec sa collection “Rivages/Noir”

qui révéla James Ellroy ou Tony Hillerman. Et bien sûr de Baleine, où les aventures du Poulpe continuent à connaître un succès constant. Les guides du Routard eux-mêmes tablèrent sur leur notoriété pour lancer, avec leur célèbre logo, une collection intitulée “Le Polar du routard”, dont les aventures sont bien sûr à chaque fois situées dans une contrée exotique. Ces derniers éditeurs montrent combien le policier, sous ses formes les plus diverses, de l’énigme classique au polar le plus noir, reste le genre le plus répandu parmi les productions paralittéraires, sinon au sein de l’ensemble de la production éditoriale française. En titres comme en nombre d’ouvrages vendus, le secteur policier continue à manifester une excellente santé éditoriale et commerciale, même si les tirages moyens ne sont plus aussi élevés que dans les années soixante. Et si nombre d'auteurs préfèrent se tourner vers l'écriture de scénarios de films ou de séries télévisées, ce qui apporte des revenus nettement plus appréciables. Cela explique peut- être pourquoi les nouveautés les plus stimulantes se découvrent souvent à l'étranger, dans l'Espagne de Manuel Vasquez Montalban ou de Arturo Perez-Reverte, en Finlande (Mika Waltari) ou en Suède (Sjöwall et Wählöo), en Italie, et bien sûr encore et toujours aux Etats- Unis, à travers l'attention que la littérature noire porte aux serial killers, et les différents avatars du thriller, reconverti dans les secteurs judiciaires, économiques, industriels ou informatiques.

Marc LITS Université catholique de Louvain Département de communication

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2. Arsène Lupin ou la diffraction transmédiatique

Marc LITS Université catholique de Louvain

La figure d’Arsène Lupin s’est imposée dans la littérature populaire depuis 1905 et a très vite été déclinée à travers plusieurs médias : nouvelles dans Je sais tout, romans, brochures, pièces de théâtre, pièces radiophoniques, jusqu’au feuilleton quotidien publié dans L’Auto en 1939. La richesse de ce corpus, auquel il faudrait adjoindre les adaptations cinématographiques et télévisuelles, les chansons, les bandes dessinées, les dessins animés, sans oublier les pastiches (de Boileau-Narcejac entre autres) ou les réappropriations par la critique (de Valère Catogan à André Comte-Sponville) rendent difficile, et quelque peu vain dans ce cadre-ci, l’établissement du cadastre des occurrences lupiniennes. Les inventaires catalographiques ont bien sûr leur intérêt (et il est indispensable que des chercheurs, surtout dans le secteur des littératures populaires, collectent et recensent systématiquement les objets livresques et filmiques souvent soumis à une survie très aléatoire), mais les réflexions qui suivent prendront une autre voie. Il s’agira d’observer comment, à travers la diffraction transsémiotique de cette figure protéiforme, se construit pourtant un personnage héroïque partagé collectivement par des cercles de lecteurs/spectateurs sur le mode de la reconnaissance du prototype lupinien. C’est donc moins le système de production qui sera analysé que les constantes observées dans les modes de réception, entre autres à travers ces usages “on-line” qui peuvent être saisis dans les sites Internet consacrés à Arsène Lupin.

Lupin on the Web

L’hypothèse de départ est simple. On sait que la notion d’auteur a une valeur très relative dans le secteur des productions paralittéraires, et que les aspects de sérialité y jouent un rôle déterminant, mais ces deux paramètres ont davantage été étudiés jusqu’à présent au travers des productions éditoriales qu’en termes de consommation des différentes déclinaisons d’un produit. Produit qui se présente sous divers avatars à travers les époques, qui est dû à des auteurs différents, qui se présente dans des codes variés (texte, image fixe ou animée,

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Internet...), mais à travers lesquels des traits spécifiques restent néanmoins présents, pour former le noyau dur du prototype. Ces traits prototypiques doivent assurer la reconnaissance du consommateur, selon les deux sens du terme. Ils doivent maintenir la capacité de reconnaître le héros sous son nouvel avatar, en même temps que garantir le plaisir de retrouver celui-ci “tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change”. “Je te reconnais, dit le lecteur devant une nouvelle version des aventures lupiniennes, et je te suis reconnaissant de m’apporter ce plaisir de la reconnaissance. Tu me prouves qu’au fond rien ne change, et que si le temps passe, toi et moi continuons à rester les mêmes.”

Cette analyse du prototype lupinien s’appuiera essentiellement sur les sites lupiniens présents sur Internet, puisque c’est là que se trouve l’émergence la plus contemporaine de la figure. Ces sites sont, par définition, en évolution constante, chaque jour certains naissent, pendant que d’autres disparaissent ou cessent d’être nourris. Leur inventaire est donc impossible, surtout si l’on constate qu’un seul appel des sites japonais consacrés à Arsène Lupin donne 900 références (dont certaines, il faut le préciser, concerne des restaurants ayant pour enseigne le nom du gentleman cambrioleur ; mais cela n’est pas inintéressant pour dresser la carte de la fortune lupinienne dans le monde). Nous partirons surtout de l’étude du site français “Arsène Lupin Home Page” et du site canadien “Arsène on the Web”4, ainsi que des sites consacrés au dessin animé franco-canadien Night Hood et à la manga japonaise Lupin III, qui narre les aventures du petit-fils d’Arsène Lupin. Pour constater que le héros est davantage mis en avant que l’auteur, dans une relation souvent très affective et personnalisée, mais que ces nouveaux supports permettent de partager socialement et universellement.

Le site “Arsène Lupin, Gentleman Cambrioleur” est ainsi sous-titré “On a tous un peu d’Arsène en soi”. La première page, illustrée par deux dessins célèbres de Leo Fontan, annonce : “Avant toute chose, une biographie de notre Gentleman” qui commence ainsi :

Arsène, son seul nom nous ouvre déjà les portes aux souvenirs... Qui n’a jamais lu d’Arsène Lupin ? Qui n’a jamais vu Georges Descrières sur le petit Écran ? Récemment encore France Télévision proposait de nouvelles aventures pour notre héros national...

Alors, jouer à la Belle Époque, côtoyer Valentin et ses Brigades du Tigre, frissonner aux atrocités perpétrées par Fantômas, le Maître du Crime, échapper à la Main Rouge ou risquer de finir comme cobaye entre les mains du Mystérieux Docteur Cornelius... quoi de plus tentant !!!

4 Le site français se consulte à l’adresse http://www.mygale.org/03/fmr/aiguille, le site canadien à http://

www.sfu.ca/~whw/arsene.html. On ira aussi à http://www.cyber-espace.com/lupin/index/html. Pour découvrir NightHood, consulter http://www.ytv.com/shows/nighthood/index.asp, et pour Lupin III, http:// www.revolution.3- cities.com/~fuschia/lupin. Mais de nombreux sites se renvoient les uns aux autres. Le nom de Lupin est aussi accessible par des moteurs de recherche comme Lycos, Yahoo ou Alta Vista, ou en passant par des sites consacrés au roman policier comme http://www.mygale.org/00/polar/.

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Voilà pourquoi je souhaite vous présenter quelques personnages de mon invention, vivant au début de ce siècle et participant aux aventures d’Arsène. (...)

“Arsène Lupin on the Web” s’ouvre aussi sur un lien personnel très explicite : “Arsène Lupin, Gentleman Thief, is among us !”, avant de présenter quelques traits prototypiques du héros :

Created in 1907 by French writer Maurice Leblanc, Arsène Lupin is the ideal romantic and paradoxal hero of the Third Republic. A truly fascinating character, Lupin is the antithesis of Sherlock Holmes and is easily a worthy rival of other prominent characters in the world of French crime fiction such as Rouletabille, Fantômas and Zigomar. Quick witted and ever reliant on imagination and intuition, he is for fans of crime fiction as elusive today as he was during the Belle Époque.

Quatre constats peuvent être dégagés de l’analyse de ces sites, qui gagneraient à être étudiés plus systématiquement. Tout d’abord le fait que le personnage a définitivement supplanté son créateur, même si celui-ci n’est pas complètement absent, et apparaît occasionnellement en arrière-fond. C’est bien Arsène Lupin qui est le héros d’Internet, et non Maurice Leblanc. Et le cambrioleur apparaît sous deux types d’occurrence, lexicales et iconiques. Le prénom est régulièrement employé, y compris dans les pages titres (“Arsène on the Web” ou “La page d’Arsène”), sans doute parce qu’il est assez rare pour être immédiatement identifié à la figure de Lupin, et qu’il dégage un parfum “Belle Époque”, nourrissant une nostalgie qui affleure dans de nombreux sites. Quant aux illustrations, elles reprennent le plus souvent les dessins de Leo Fontan, qui ont popularisé quelques-uns des traits les plus emblématiques du héros : la cape, le haut-de-forme, le monocle, la canne. Ce sont d’ailleurs ces mêmes accessoires qu’utilisait déjà Jacques Dutronc lorsqu’il chantait en télévision les deux chansons qui accompagnaient la série télévisée avec Georges Descrières, en 1971 et 1973.

Au-delà des traits stéréotypés qu’ils relayent sans originalité, ces sites témoignent d’une autre qualité acquise par la figure de Lupin, et qui lui permet d’accéder à un statut mythique, la permanence. Les personnages paralittéraires ne peuvent s’inscrire dans la mémoire collective qu’en jouant sur la durée, qu’en renouvelant leurs admirateurs, faute de sombrer dans l’oubli qui entraîne l’essentiel de cette production. Le succès quantitatif de ces sites, et leur contenu, montre que Lupin fonctionne comme une figure mythique. Il possède en lui un noyau énergétique dur. Celui-ci est repérable à travers la condensation de ses traits physiques et psychologiques, qui se manifestent dans son savoir-être (l’élégance programmée dans l’étiquette de gentleman cambrioleur), son savoir-dire (sa force de séduction par la parole), et surtout son savoir-faire, comme le rappelle François George quand il cite la première nouvelle où apparaît notre héros :

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Mes actes me désignent suffisamment... Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela5.

Ce noyau énergétique doit aussi se diffuser dans des réseaux narratifs, qui lui donnent vie, dans une recréation permanente. C’est bien ce qui apparaît dans ces sites, où la figure originelle est intégrée dans des jeux de rôles, des histoires originales, ou analysée dans ses nouveaux développements télévisuels. Le personnage n’est pas devenu une allégorie, un emblème, mais reste la source d’histoires revisitées quand elles ne sont pas inventées de toutes pièces. La figure de départ laisse ainsi une marge à l’interprétation, à la réappropriation. Une structure mythique doit en effet être assez ouverte, assez malléable pour permettre à celui qui l’investit de l’intégrer dans son propre réseau d’histoires. C’est bien le cas d’Arsène Lupin, qui dépasse ainsi la réduction à une figure vitaliste petite-bourgeoise, synthétisant les théories de Sorel, Bergson et Maurras, dans laquelle voudrait le circonscrire Umberto Eco6.

Troisième trait : une figure mythique doit être construire sur un positionnement antithétique, voire oxymorique, qui permet précisément à chaque lecteur/spectateur de construire son interprétation en privilégiant l’aspect qu’il choisira. Chez Lupin, l’antithèse est bien sûr présente dès la première ligne, dans sa double qualification : gentleman et/mais cambrioleur. Si l’on analyse les deux chansons écrites pour Jacques Dutronc, on constate qu’elles reposent presque entièrement sur ces oppositions, en partant de la dichotomie fondatrice, rebaptisée ici de manière plus moderne “roi des tombeurs/roi des casseurs”. Deux mots-liens reviennent sans cesse dans ces textes, le “mais” et le “sans”, destinés soit à atténuer un aspect négatif, soit à en retrancher ce qui pourrait dévaloriser l’image du héros. “C’est le plus grand des voleurs, oui, mais c’est un gentleman”. Il vole la nuit, mais “sans déranger”, “sans bruit”. Il opère “sans anicroche”. Il est à la fois truand et redresseur de torts, à la fois au service de ses propres intérêts, mais soucieux des plus faibles. Antithèses que dévoilait déjà Umberto Eco, en utilisant lui aussi le “mais” pour décrire cette figure oxymorique :

Hors-la-loi mais sans cruauté, voleur mais avec grâce, dépourvu de scrupules mais riche de sentiments humains, ridiculisant la police mais avec élégance, dévalisant les nantis mais sans effusion de sang (...)7.

Ce caractère antithétique est aussi mis en avant par A. Comte-Sponville, qui essaye de le réduire :

5 Cité par F. GEORGE, “Preuves de l’existence d’Arsène Lupin”, in A. COMTE-SPONVILLE et F. GEORGE, Arsène Lupin gentilhomme-philosopheur, Paris, Éd. du Félin, coll. “Vifs”, 1996, p. 31.

6 Cf. U. ECO, De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993, pp. 118-126.

7 Ibid., p. 123.

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Notre problème, qui n’est pas de fait mais de droit, est dès lors le suivant : comment concilier, dans un même individu (puisqu’il est établi qu’Arsène Lupin “est et ne peut être qu’Arsène Lupin”), la moralité la plus intransigeante avec, il faut bien l’avouer, l’illégalité la plus manifeste ?8

Mais les fascicules des aventures d’Arsène Lupin publiés par Pierre Lafitte présentaient déjà le héros sous ce double aspect : “C’est l’épopée la plus étrange qui soit, tragique et bouffonne, pleine d’humour et d’amour, de fantaisie et de gaîté, et si diverse qu’à chaque épisode de ces Aventures vraiment extraordinaires, Arsène Lupin nous apparaît comme un nouveau personnage, chaque fois plus pittoresque, plus ingénieux et déconcertant.” Pour les critiques qui condamneront les adaptations télévisuelles, c’est précisément la réduction des contradictions qui causera l’échec de ces séries : “l’adaptation repose sur un postulat simple : il s’agit de retenir uniquement l’aspect primesautier, rocambolesque et léger de Lupin. Exit la noirceur, l’inquiétude, le climat de mystère et d’onirisme…”9.

Dernier paradoxe, si cette structure oxymorique est nécessaire pour assurer la permanence du héros, c’est son ancrage spatio-temporel très marqué qui va cependant l’ouvrir à un public universel. C’est parce qu’il représente un certain esprit français extrêmement stéréotypé que Lupin séduit les Japonais ou les Américains, voire les Français, comme peut le faire la Tour Eiffel. Lupin est associé à la France, au point de désespérer les spectateurs quand ils le voient circuler en pays étranger, pour satisfaire aux exigences des coproductions internationales :

La coproduction télévisée trimbalait Georges Descrières d’un coin à l’autre de l’Europe, au gré des différents pays participants. Avouons-le sans honte : la qualité de ces épisodes était souvent défaillante. (...) Dès sept ans, je préférais voir Lupin évoluer en France, dans un environnement rassurant, entouré d’acteurs familiers.

(...) En revanche, quelle déception quand Descrières se retrouvait embarqué dans des déambulations languissantes et touristiques.10

A la fascination du lieu s’ajoute aussi un intérêt pour une époque révolue, également saisie dans ses stéréotypes : la Belle Époque d’avant 14 pour les romans, les Années folles d’entre les deux guerres pour les adaptations télévisuelles. Le public y recherche une époque révolue, mais survalorisée, inscrite dans la mémoire universelle, non pas dans sa réalité historique mais dans sa représentation fantasmée.

Ainsi, nous disposons d’une figure mythifiée, qui offre une surface d’investissement très forte, en liaison avec une situation spatio-temporelle archétypale valorisée. Vont donc pouvoir se mettre en place les deux mécanismes caractéristiques des productions culturelles de masse, la

8 A. COMTE-SPONVILLE, “La morale d’Arsène Lupin”, in A. COMTE-SPONVILLE et F. GEORGE, op. cit., p. 52.

9 Th. WOLF et S. LENOIR, Génération Télé, Paris, Les Belles Lettres / F.G.L., 1994, p. 74.

10 Ibid., p. 78.

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diffraction transsémiotique (au théâtre, en bande dessinée, au cinéma) et la diffusion transnationale. Mais il reste alors à expliquer le succès de cette diffraction, qui n’est pas garanti pour tous les héros.

Diffraction et prototypie

Deux hypothèses peuvent expliquer cet engouement toujours renouvelé. La première est fondée sur la théorie des prototypes et suppose qu’au-delà de toutes les adaptations et transformations, la figure reste toujours identifiable, non par rapport au modèle original, mais par rapport au noyau dur de ses traits spécifiques, progressivement construits. La seconde suppose que cette figure ne se construit progressivement que dans sa réception, c’est-à-dire lorsqu’elle est activée par un récepteur, comme en atteste sa vigueur sur les sites Internet, qui ne se contentent pas de gloser sur le héros à l’œuvre à jamais achevée (puisque son auteur est mort), mais qui le retravaillent, le prolongent, lui font vivre de nouvelles aventures.

La notion de prototypie se répand aujourd’hui dans les sciences cognitives, et plus particulièrement dans la psychologie sociale, en s’inspirant des travaux de George Lakoff sur les représentations sociales. Il part du principe que nos catégories de représentations du monde reposent moins sur un découpage objectif de la réalité des choses que sur l’ensemble des propriétés partagées par tous les membres d’une même catégorie11. Dès lors, le prototype ne regroupe pas toutes les variations possibles de l’espèce mais est en quelque sorte le meilleur exemple de sa catégorie. On pourrait ainsi considérer que la reprise systématique des dessins de Leo Fontan sur les couvertures des livres comme dans les sites Internet fait de cette perception très typée d’Arsène Lupin le prototype de référence de la figure lupinienne, inscrit dans toutes les mémoires. Il faut d’ailleurs préciser que la théorie du prototype n’impose plus de conditions nécessaires et suffisantes pour déterminer celui-ci, mais qu’elle parle plutôt d’exemplaire saillant. Peu importe donc que les dessins de Fontan correspondent plus ou moins au portrait de Lupin tel qu’on pourrait le reconstituer d’après une relecture minutieuse des textes de Leblanc. Ce qui importe, c’est que les quelques traits définis par Fontan (monocle, haut-de- forme, silhouette élégante, regard vif...) s’imposent comme l’archétype, le prototype de Lupin, dans les esprits, au fil des époques successives.

Deux constatations complémentaires peuvent d’ailleurs être observées. Ce qu’on visualise, c’est bien une figure individuelle. Le héros n’est pas un détective ou un cambrioleur queconque, mais Lupin. Comme d’autres héros prototypiques du roman policier ne sont pas les archétypes du

11 Cf. G. LAKOFF, Women, fire and dangerous things. What categories reveal about the mind, Chicago, University of Chicago Press, 1987, ou G. KLEIBER, La sémantique du prototype. Catégories et sens lexical, Paris, P.U.F., 1990.

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détective ou du criminel, mais des figures précisément identifiées : Sherlock Holmes, le commissaire Maigret, Fantômas... Même si l’on évoque le privé américain, c’est l’image d’Humphrey Bogaert qui l’exemplifiera plutôt qu’une silhouette indistincte. Le caractère du détective ne prend vie chez les lecteurs/spectateurs qu’en s’incarnant dans quelques figures emblématiques. Autre remarque : c’est moins le texte que l’image qui forge la représentation. Le prototype de Lupin se crée au départ de l’icône lupinienne, dans le sens peircien du terme, comme s’il y avait un lien de connexité entre l’image visuelle et la représentation mentale. C’est vrai pour la casquette de Sherlock Holmes (et ses autres accessoires absents des premiers textes de Conan Doyle), c’est vrai pour Lupin. On pourra donc s’interroger sur le rôle spécifique, voire nécessaire, de l’image dans la fortune littéraire des prototypes héroïques. Que doivent-ils aux illustrations d’abord, aux vignettes qui vont rapidement accompagner le texte, aux couvertures, puis aux adaptations en bandes dessinées, au passage au cinéma et à la télévision ? Dans quelle mesure l’image est-elle le lieu de passage indispensable pour construire le héros en prototype, de manière permanente et universelle ?

Le prototype lupinien semble, pour sa part, se construire autour de deux structures thématiques conjointes : une certaine image de l’esprit français, mêlant des traits légers, aériens et frondeurs, d’une part ; une représentation de voleur sympathique en marge des lois bien sûr, mais sans excès, sans violence. C’est le croisement de ces deux thématiques qui va construire le prototype, dans une assez grande plasticité, et loin de la rigidité souvent prêtée aux stéréotypes. On constatera d’ailleurs que lorsque les adaptations s’éloignent de ce prototype, elles seront des échecs publics. C’est le cas du feuilleton Arsène Lupin joue et perd (1980) où Jean-Claude Brialy incarne un “Lupin désabusé, en proie à l’incertitude, combatif mais parfois découragé”. Cela “déconcerta les téléspectateurs, habitués à un Lupin plus optimiste. L’accueil tiède réservé au feuilleton court-circuita rapidement un éventuel retour de Brialy dans Les dents du tigre”12. Ainsi, il n’est pas possible de s’écarter trop du prototype, sans sortir du cadre de la représentation communément admise par le public de la figure lupinienne. L’auteur lui-même devra s’en tenir aux limtes du prototype, et lorsqu’il s’en éloigne trop, comme c’est le cas dans les dernières aventures écrites par Maurice Leblanc, le public ne le suivra plus.

Si on lie donc ces remarques inspirées par le modèle théorique du prototype (qu’il faudrait davantage analyser et exploiter) à celles portant sur la plasticité des figures héroïques et mythiques, on peut alors remettre en cause un préjugé tenace sur l’aspect massif et univoque des personnages paralittéraires. Même Daniel Couégnas évoque la “mimésis rudimentaire” de ces personnages, leur “minceur allégorique” qui les réduit à des “concepts anthropomorphisés”,

12 Th. WOLF et S. LENOIR, op.cit., p. 80.

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tout en admettant que certains sont plus ambigus que ces caricatures univoques13. Pourtant, en suivant la lecture prototypique, il faut dépasser la perception communément répandue du personnage paralittéraire qui ne peut plas apparaître comme le simple pion assurant la cohérence paradigmatique et syntagmatique du récit, dans sa structure la plus élémentaire, mais comme celui qui assure l’amplitude des identifications et des interprétations. Le personnage qui s’impose, s’impose précisément par son caractère ouvert, protéiforme, permettant le libre jeu de l’interprétation. Il est en ce sens non un stéréotype, figé et fermé, mais un lieu de condensation de tensions contradictoires.

Le prototype se construit donc dans l’acte de lecture, au départ d’un socle identitaire, mais qui autorise les variantes. Il est ceci, mais aussi cela ; il est ceci, mais sans cela (pour reprendre les deux mots-liens déjà évoqués). Là où prédominait le modèle de la stabilité (A = toujours A), il faut préférer celui de la mobilité (A= ± A, en même temps que A = ± B). Lupin est un cambrioleur, mais aussi un gentleman. Maigret est un représentant de l’ordre, mais a aussi des sympathies pour les coupables. Dès lors, James Bond peut bien être incarné par des acteurs différents, puisque ceux-ci vont alors actualiser des facettes différentes du héros. Ce qui est aussi le cas pour Lupin, qui existe donc bien, “nous l’avons tous rencontré, sous les traits de Jules Berry, Robert Lamoureux, Georges Descrières. Nous l’avons tous vu agir. Dès lors, comment pourrions-nous nier son existence ?14” Cette boutade dit bien la réalité de l’existence du prototype, qui ne s’impose comme héros mythique que parce qu’il est ontologiquement trouble. C’est ainsi que Lupin peut aussi multiplier les pseudonymes, les fausses identités, dont les fans assurent le relevé systématique avec méticulosité, sans pour autant perdre son noyau énergétique central. Même quand il se fait détective privé, en ouvrant l’agence Barnett, il reste Lupin. même quand il se réincarne dans les traits de son petit-fils Arsène Lupin III, il reste

“constantly in the pursuit of Unstealable Treasures and beautiful women. (...) He’s always looking for something new to challenge his skill and wit to their limits” (extrait du site Web “The Not-So Spectacular Lupin III Page”).

Une consommation active et partagée

Ce modèle du prototype ne peut bien sûr être conçu que dans une logique de réception, et non au moment de la lecture, du visionnement, mais dans la circulation sociale des échanges d’informations autour de Lupin. Ce prototype est assez éloigné du héros que peut concevoir un Lecteur Modèle à la Eco, il se construit dans une logique de réception dynamique entretenue

13 Cf. D. COUÉGNAS, Introduction à la paralittérature, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Poétique”, 1992, pp. 153-178.

14 Cl. LEBLANC, in A. COMTE-SPONVILLE et F. GEORGE, op. cit., p. 41.

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par des cercles de lecteurs réels. Plutôt que de défendre l’hypothèse du “lector in fabula”, il faudrait se placer désormais sous la bannière “le lecteur est fabuleux”. Nous sommes donc très éloignés des conceptions de la lecture dominée de Claude Lafarge, confortées par les théories de Michel Picard et de Vincent Jouve sur le “lu”, qui serait la marque des modes de lecture des genres populaires, alors que le “lectant” serait réservé aux genres consacrés15. Non, on le sait pour l’activité de lecture dès le XVIIIe siècle (mais déjà avant si l’on retourne aux lectures orales des Grecs vécues comme un plaisir partagé), où les cercles de lectrices discutaient des souffrances du jeune Werther, les publics dits dominés culturellement et socialement ont un contrôle plus actif des textes que les théoriciens ne le supposent. L’intérêt actuel des analyses des usages transmédiatiques de la littérature populaire, comme on peut les découvrir dans les forums de discussions consacrés à Lupin sur les sites Internet, est de pouvoir vérifier empiriquement ces hypothèses sur l’activité de lecture, grâce à la saisie “on-line” des activités de consommation transmédiatiques.

L’analyse de ces sites interactifs vient donc confirmer les hypothèses défendues par les tenants des “cultural studies” selon lesquels la réception d’une œuvre de la culture de masse est active, dominante et socialement partagée. On ajoutera que cette consommation appelle aussi une co- écriture du texte, avec l’auteur, mais aussi avec les autres lecteurs, qui ne se rencontrent plus désormais dans des cercles de lecture mais sur la toile électronique. Si, pour certains, “Arsène Lupin est celui que l’on rencontre mais que l’on ne reconnaît pas”16, le lecteur de Lupin, par contre, est désormais celui que l’on ne rencontre pas mais qu’on reconnaît. En effet, les lecteurs sont de plus transsémiotiques (passant du livre au film ou à la bande dessinée) mais surtout transnationaux. Les échanges entre passionnés dépassent désormais les frontières et les langues pour se tisser sur la toile d’Internet, dans une volonté affichée de co-construction de l’interprétation en lien avec d’autres lecteurs/joueurs.

Bien sûr, les fanzines (comme la célèbre Revue des études lupiniennes), l’Association des Amis d’Arsène Lupin, les conventions, les bouquineries, les expositions et festivals étaient déjà des lieux d’échange et de discussion. Mais désormais, ces échanges vont se multiplier, en étant à la fois plus interactifs, plus créatifs et plus internationaux. La page d’ouverture du site “The Not- So Spectacular Lupin III” indique, comme dans beaucoup d’autres lieux, le nombre de visiteurs qui l’ont déjà consulté, en ajoutant “Wow, look at all the Lupin Fans. They must be breeding like mad”, créant ainsi ce lien de connivence entre les admirateurs de Lupin. Lesquels n’hésitent

15 Cf. C. LAFARGE, La valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Paris, Fayard, 1983 ; M.

PICARD, La lecture comme jeu. Essai sur la littérature, Paris, Éditions de Minuit, coll. “Critique”, 1986 ; V. JOUVE, L’effet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F., coll. “Écriture”, 1992.

16 M.-P. HAROCHE, in A. COMTE-SPONVILLE et F. GEORGE, op. cit., p. 94.

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cependant pas à discuter la geste, dans les FAQ (Frequent asked questions), les newsgroups et les forums de discussion. De nombreux sites renvoient d’ailleurs à d’autres liens hypertextuels parlant de Lupin, dans une vaste circulation d’information. Où la création n’est pas exclue, comme en atteste le site “Arsène Lupin Home Page” qui propose d’inventer de nouvelles aventures lupiniennes en s’appuyant sur des personnages créés de toutes pièces comme Ambroise de la Taillandière ou sa sœur Amandine, dont biographies et portraits nous sont fournis. Les commentaires et avis sur les dernières adaptations ne manquent pas non plus, comme les confrontations entre la manga japonaise et le texte lupinien.

Dans ces sites, la figure lupinienne apparaît peut-être moins comme un lieu d’investissement, au sens psychanalytique, que comme un objet transitionnel de jeu. Ils autorisent et favorisent un type de lecture en forme de braconnage, chère à Michel de Certeau, qui autorise toute les réappropriations des textes. Dans le sens très précisément suivi par les aventures du Poulpe, ce détective privé que Jean-Baptiste Pouy a inventé pour aussitôt le céder à d’autres auteurs de la collection Baleine, avant qu’un site Web n’y ajoute ses propres histoires et ses gloses17. Nous sommes entrés là, désormais, dans une période où écriture et lecture vont plus que jamais se confondre dans une circulation qui devra autant au papier qu’à l’image et à la toile électronique.

3. 1931, Simenon lance la série des Maigret

par un « Bal anthropométrique » auquel assiste le tout-Paris

L’impossible choix entre la production de masse et la reconnaissance littéraire

Quand Georges Simenon sort de la Gare du Nord, à Paris, au début du mois de décembre 1922, le jeune homme de dix-neuf ans nourrit une triple ambition, même s’il ne l’avoue qu’à demi-mot, en ne se reconnaissant guère dans la figure conquérante de Rastignac : écrire des romans, être reconnu par l’institution littéraire parisienne, vivre de sa plume le mieux possible. Il a quitté Liège sans trop de remords, puisque son père, Désiré, une des seules personnes à laquelle il était attaché, est décédé un an auparavant, et qu’il ne ressent guère d’affinités avec une mère qui n’a jamais cru en lui. Il a déjà fait ses premiers apprentissages d’écriture, comme journaliste à La Gazette de Liége, où il est entré en janvier 1919, alors qu’il n’a pas encore seize ans. Il y tient entre autres la rubrique des faits divers, qui le met en contact avec ses premières

17 Cf. le site http://www.mygale.org/03/lepoulpe.

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affaires criminelles, mais aussi une chronique, “Hors du poulailler”, où il saisit les petits faits de l’actualité, saisis au hasard de ses vagabondages liégeois. C’est dans ce quotidien qu’il publie aussi dix-sept articles sous le titre “Le péril juif”, d’une inspiration antisémite affichée, directement puisée dans le Protocole des Sages de Sion qui lui fut recommandé par son directeur Joseph Demarteau.

La rédaction d’articles de presse semble rapidement une activité trop limitée pour les ambitions du jeune reporter, et il se tourne vers la fiction. Il publie quelques contes et nouvelles dans son quotidien, et bientôt un premier roman très bref, de 95 pages, Au pont des Arches. Il rédige encore d’autres fictions, dont une parodie de roman d’énigme, Le bouton de col, qui ne sera jamais publiée, puis il effectue son service militaire. Le temps des apprentissages est achevé et la province belge devient trop étriquée pour lui. Il veut faire carrière littéraire à Paris.

Comme à Liège, ses débuts parisiens se répartissent en deux types d’activités : un emploi où il utilise ses facilités d’écriture à des fins alimentaires ; une production paralittéraire pour améliorer sa technique d’écrivain et être reconnu dans le milieu artiste. Pendant ses journées, il est donc secrétaire du politicien d’extrême-droite Binet-Valmer, puis du marquis de Tracy ; dans ses temps libres, il rédige contes et nouvelles, avec un projet déjà très clairement annoncé :

« Gagner le plus d’argent possible en écrivant des livres faciles, puis s’installer et faire de la littérature » (Assouline, 1992 : 99).

Dès 1923, apparaissent les traits dominants qui traversent autant sa vie que son œuvre : les rapports de classe (tantôt niés, à travers ses théories de l’homme nu, tantôt affichés dans sa fascination pour l’aristocratie et la vie de luxe) ; le besoin de reconnaissance par le milieu littéraire ; le goût de la productivité, autant littéraire que sexuelle, fruit d’une énergie vitale aussi puissante que difficilement maîtrisée. Il se rend vite compte que ses emplois alimentaires le freinent dans sa production littéraire et il fait donc le choix —difficile— de vivre de sa plume, et pour cela de revenir à Paris, quel qu’en soit le prix. En 1924, il quitte donc le service du marquis de Tracy et s’installe avec sa femme dans un logement d’une seule pièce. Il publiait déjà des articles auparavant, pour La Revue sincère de Bruxelles, entre autres, et il va intensifier sa production en rédigeant essentiellement des nouvelles humoristiques ou galantes pour des revues telles que Paris-Flirt, Le Rire ou Frou-Frou. Il continue à défendre l’idée que ces productions stéréotypées et sans grande intrigue lui inculquent néanmoins les règles de l’écriture, mais en même temps, il cherche des lieux plus reconnus pour accueillir ses textes.

C’est ainsi qu’il a tenté à plusieurs reprises de placer ses contes au quotidien Le Matin, sans succès. Jusqu’au jour où la femme du rédacteur en chef qui assure la responsabilité de cette rubrique, la romancière Colette, le convoque pour lui conseiller de faire moins de littérature.

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Conseil surprenant envers un auteur qui produit des textes paralittéraires parmi les plus stéréotypés, mais justifié dans la mesure où ces textes cultivent aussi l’emphase et les figures de style éculées.

Désormais, même si ses revenus restent limités, Simenon accède à une certaine reconnaissance dans le milieu artiste de Montparnasse. Il y côtoie la bohème parisienne, comme il fréquentait la Caque liégeoise, réalisant ainsi un double objectif de reconnaissance sociale et de dépense en plaisirs divers. C’est essentiellement un auteur de littérature populaire, avec toutes les caractéristiques de ce type de produit : une production très abondante (près de deux cents romans édités avant qu’il ne signe de son nom), recourant à divers pseudonymes (dix-sept recensés), diffusée dans des collections à bas prix, sous forme de fascicules, chez Ferenczi, Tallandier ou Fayard.

Simenon commence à être connu dans un certain milieu parisien, pour ses œuvres, pour ses frasques sentimentales (sa liaison avec Joséphine Baker est de notoriété publique), grâce aussi à son sens de la publicité. En 1927, pour contribuer au lancement du quotidien Paris-Matin, il est prêt à écrire un roman en 72 heures, sous les yeux du public, enfermé dans une cage de verre. Le défi tente l’écrivain, qui veut démontrer ses capacités de production, comme l’amateur de sensation forte et de publicité. Le contrat est rédigé, prêt d’être signé, mais l’affaire ne se fera finalement pas, contrairement à ce qu’entretient une légende tenace. Mais peu importe que l’événement n’ait pas eu lieu, il est significatif des tentations qui tenaillent Simenon : être reconnu à tout prix, par le public le plus large comme par l’institution littéraire, et davantage pour sa force de production que pour la qualité esthétique de son œuvre. Les ambiguïtés du projet sont telles qu’il devra courir toute sa vie derrière une reconnaissance que ses pairs lui refuseront toujours, même quand le succès populaire sera constant, quand il franchira la barre des cinq cents millions d’exemplaires vendus.

Il maintient néanmoins sa logique de progression esthétique et institutionnelle, et il décide de franchir une nouvelle étape. Les volumes courts destinés à des collections populaires l’enferment dans un créneau qui ne lui assure pas de reconnaissance d’auteur. Il va donc passer (si l’on accepte les ambiguïtés, limites et confusions des deux termes) de la littérature populaire, encore inscrite dans des modes de production et de consommation hérités du XIXe siècle, à la paralittérature, en proposant désormais sous son nom des romans plus longs. Des romans se réclamant d’un genre qui a pris son essor dès le début de ce siècle, le roman policier, et qui a plus de légitimité que ses romans polissons. Ce choix ne doit rien au hasard, puisque de tous les genres paralittéraires, le roman policier apparaît comme un des plus acceptables par

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l’institution littéraire. C’est un espace de transition idéal pour accéder à la “vraie” littérature, d’autant que Simenon ne s’inféodera jamais aux règles canoniques du genre.

Il a déjà fait apparaître des personnages d’enquêteur dans quelques courts récits, il va les cristalliser dans la figure du commissaire Maigret, qui apparaît sous le coup d’une inspiration subite dans Pietr-le-Letton, rédigé dans le port de Delfzijl en 1929. Mais cette légende de la trouvaille de génie sans cesse colportée par Simenon lui-même cache en fait une élaboration plus souterraine et plus longue, qui trouve sa source dans les productions populaires dont Simenon veut à présent se démarquer. Il maîtrise sa technique stylistique et son patron narratif.

Il collabore depuis 1928 à Détective (qui appartient alors à Gallimard), il voit le succès d’Arsène Lupin, de Fantômas et de Rouletabille, il a beaucoup lu Conan Doyle, il sait qu’il peut inventer un héros récurrent qui s’imposera de la même manière. Mais la rupture avec la période populaire n’est pas aussi radicale que l’auteur et les éditeurs ne le feront croire par après. Les premiers romans où apparaît Maigret paraissent encore en pré-publication dans des journaux ; les éditeurs ne croient pas d’emblée à ce personnage, qui ne se coule pas assez pour eux dans le moule du roman d’énigme classique, avec une intrigue forte et un dénouement clair.

Gallimard refuse ses manuscrits, mais Fayard accepte le principe, pour autant que Simenon puisse lui garantir un nombre de romans suffisants pour lancer un héros sériel qui fidélisera le public. Et pour autant aussi que Simenon continue à lui livrer les histoires populaires pour lesquelles il a déjà touché des avances. Ce dernier ne peut donc se consacrer entièrement à son nouveau personnage, comme le ferait un créateur de plein droit, puiqu’il reste soumis aux contraintes contractuelles dans lesquelles sont enfermés les producteurs de récits de grande consommation. Il n’est pas encore écrivain, il reste un producteur quasi anonyme dépendant d’un patron tout puissant.

Simenon se conforte cependant dans son idée d’accession progressive à la consécration littéraire. Il jette un regard de sociologue sur la création littéraire, mais un sociologue qui utilise la grille de lecture au profit de son ascension contrôlée. Il sait que les productions populaires sous pseudonyme le cantonnent dans les caves de l’institution littéraire, mais elles lui assurent les revenus nécessaires à son train de vie, elles le font malgré tout entrer dans le milieu éditorial et côtoyer des écrivains renommés, elles lui apprennent à peaufiner son style. Il choisit maintenant de passer à ce qu’il considère comme des productions semi-littéraires (le terme de paralittérature n’existe pas encore), avant de franchir le troisième niveau, celui des “romans tout courts”, qui lui assureront la considération de l’institution. Il croit naïvement qu’il pourra effacer la tache originelle de ses productions populaires, que la mobilité institutionnelle est possible, et conciliable avec ses options de marketing commercial et de séduction du public le plus large.

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L’épisode avorté de la cage de verre était révélateur de son goût pour la publicité. Même si la série des Maigret est l’occasion pour lui de s’affirmer comme (semi-)écrivain sous son vrai nom, même s’il espère ainsi s’imposer dans le milieu littéraire, il croit encore que la publicité est un bon moyen pour acquérir cette reconnaissance, qu’elle peut s’acheter. Le 20 février 1931, à minuit (l’heure du crime !), tout le milieu parisien est invité par carton au “Bal anthropométrique”

qui se donne à “La Boule blanche”, dans le quartier de Montparnasse. Les murs sont décorés de motifs criminels sur les conseils de Simenon, lequel a aussi placé des figurants à l’entrée et engagé une équipe de cinéma pour filmer les personnalités présentes. De nombreuses personnalités de la littérature, de la peinture, de la politique, de l’aristocratie sont présentes parmi le millier de personnes qui s’encanaillent gentiment. Simenon dédicace ses œuvres et profite du succès d’une fête qu’il a financée avec les avances sur ses droits d’auteur. Il est lancé, mais pas reconnu pour autant puisque la critique littéraire continuera à le mépriser, autant pour son goût de la publicité que pour les faibles qualités littéraires de ses romans, et que les gazettes satiriques ironisent toujours sur ses qualités athlétiques. Il va publier dix-neuf enquêtes du commissaire Maigret chez Fayard, entre 1931 et 1934, mais en tentant simultanément d’accéder à l’échelon supérieur. Le succès est là, l’argent également, puisqu’il négocie âprement ses contrats avec ses éditeurs, pour les publications en France comme pour les traductions et adaptations qui se multiplient à travers le monde.

Ses relations avec le cinéma sont à cet égard symptomatiques de sa volonté de reconnaissance par les “vrais” créateurs. Il est d’abord tenté de discuter sur pied d’égalité avec les réalisateurs, mais il se rend compte qu’il n’arrive pas à être accepté par eux, et il prétend a posteriori ne s’être jamais intéressé au septième art. Contrairement aux déclarations qu’il fit à la fin de son existence, Simenon ne fut pas si désinvolte par rapport aux premières adaptations de ses romans. Cette absence d’intérêt, sauf pour les questions financières, ne se déclare qu’après- guerre, car à l’origine Simenon est prêt à adapter lui-même ses œuvres, puisqu’il refuse même d’en céder les droits dans la crainte qu’on déforme ses romans. Il apparaît alors très intéressé par le cinéma, parle comme un futur réalisateur. « J’ai décidé d’être moi-même le metteur en scène de mes œuvres », déclare-t-il en 1932 (Gauteur, 1990 : 9), et il se montre très critique envers l’affairisme du milieu cinématographique. Pourtant, dès 1942 le ton change : il accorde des droits d’adaptation et refuse de prendre part au travail du scénario. L’aspect collectif du métier filmique le gêne probablement, ainsi que la multiplication des lieux de décision et la lenteur de la réalisation. Simenon reste un artisan solitaire et limite ses contacts cinématographiques à quelques amitiés personnelles avec Michel Simon, Jean Renoir, Raimu ou Chaplin. Et pour le reste, peu lui importe ce que les scénaristes font de ses romans. Il se

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retranchera dès lors derrière la différence qui existe entre les deux métiers, du romancier et du cinéaste, pour justifier son refus d’encore intervenir dans les adaptations.

C’est vers d’autres lieux qu’il cherche encore la reconnaissance, dans le journalisme à nouveau.

Non plus dans la rubrique des chiens écrasés, mais dans le grand reportage, l’aristocratie du métier. Il sillonne l’Afrique, suit Hitler au moment de l’incendie du Reichstag, couvre l’affaire Stavisky, est intime avec les grands patrons de presse tels que Jean Prouvost ou Pierre Lazareff. Mais là aussi, à vouloir courir le scoop, il se casse les dents en propageant des rumeurs non recoupées et doit retourner assez piteusement à ses romans et à ses voyages.

Il se pense mûr pour accéder enfin à la “vraie” littérature, décide de rompre son contrat avec Fayard et négocie avec Gallimard. Il réside à Neuilly ou à Porquerolles, il est riche, il veut aussi la gloire littéraire. Mais si Gaston Gallimard est intéressé par les bénéfices plantureux garantis par cet écrivain prolifique, les auteurs de la NRF, Jean Paulhan en tête, ne le reconnaîtront jamais comme l’un des leurs. Seul Gide apprécie ses romans et entretient avec lui une correspondance ambiguë. Cette relation épistolaire entre le “Cher Maître” (comme le nomme Simenon) et l’écrivain populaire est curieuse, tant les univers des deux auteurs semblent inconciliables. Mais si les premiers échanges montrent le désir de Simenon d’être reconnu par un des acteurs centraux du champ littéraire parisien, les dernières lettres apparaissent assez pathétiques dans leur ton assez flagorneur et la quête quelque peu désespérée d’une reconnaissance jamais accordée par le Maître. De la même manière, il rêvera longtemps d’un Prix Nobel pour lequel il fut à plusieurs reprises évoqué.

Finalement, l’auteur au succès mondial ne réussit jamais à combler le manque originel, et va fuir de plus en plus loin, dans l’alcool, les résidences prolongées à l’étranger, aux États-Unis ou en Suisse ; il va connaître des déboires affectifs, tout en gardant une hyperactivité littéraire quasi compulsive. Il reprend le personnage de Maigret dès 1942, et passera progressivement de Gallimard aux Presses de la Cité, se reconnaissant mieux dans la jeune maison de Sven Nielsen que dans le temple de la grande littérature. Si son voyage en Europe en 1952 apparaît comme une succession d’entrées triomphales, il n’est plus dupe. En mai, il est reçu à Bruxelles comme membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, par son vieil ami liégeois Carlo Bronne, mais cet honneur le touche peu. Si le public lui assure un succès mondial et lui assure la fortune qu’il avait souhaitée, il n’aura jamais été reconnu comme un écrivain à part entière.

Curieusement, Simenon, s’il est l’écrivain belge le plus lu au monde, n’aura jamais fait école. Il a vite compris que la réussite paralittéraire passe par trois traits essentiels : une production sérielle, un héros typé, une narration bien menée selon un modèle duplicable à l’infini, mais il

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