Cette analyse est reprise à l’identique par Henri Isaïa et Jacques Spindler, gestionnaires aussi,
en 1989
369. Dès 1980, Michel Durupty parle, lui aussi, de l’évolution de la légitimité de
l’administration qui repose traditionnellement sur la régularité de ses démarches et qui
désormais se réfère à l’efficacité de ses interventions
370. C’est également un processus que
décrivent Jacques Chevallier et Danièle Loschak lorsqu’ils écrivent que l’administration ne
peut plus fonder sa légitimité sur la simple obéissance à la loi, mais qu’elle doit, au contraire,
fournir la preuve qu’elle agit au mieux de l’intérêt collectif en justifiant de « la qualité et de la
rigueur des méthodes de gestion utilisées. L’administration tend à glisser d’une légitimité
extrinsèque, renvoyant à un ordre juridico-politique qui l’englobe et la dépasse, à une
légitimation intrinsèque, fondée sur le contenu même des opérations engagées »
371. Jacques
Chevallier reprend cette analyse en 1993, en 1997, puis en 2004 en décrivant la crise que
traverse le système de légitimation de l’action administrative : l’administration passe d’une
légitimité de principe à une légitimité de l’efficacité à conquérir
372.
La simple référence à l’intérêt général et au respect de la loi ne suffit plus à légitimer l’action
publique aux yeux de l’opinion publique, mais également de l’administration elle-même. Il
convient désormais qu’elle s’appuie sur des résultats concrets. Nous retrouvons ici la
pénétration du New Public Management tel que décrit dans le deuxième chapitre, tant dans sa
théorie que dans son application pratique dans l’administration française.
2.1.2. Plusieurs valeurs en conflit
2.1.2.1. Concilier l’intérêt général et la recherche de la rentabilité
Concilier l’intérêt général et la recherche de l’efficacité et de la rentabilité nous a paru, dans la
précédente section, une tâche irrémédiablement impossible. Notions incompatibles, il ne
368
Ibid., p. 20-24
369
ISAÏA, Henri, SPINDLER, Jacques. “Le management des politiques publiques locales et la décentralisation”.
RFFP, 1989, nº 25, p. 45-77
370
DURUPTY, Michel. op. cit. 1980
371
CHEVALLIER, Jacques, LOSCHAK, Danièle. op. cit. 1982
111-semblait pas raisonnable de vouloir les faire cohabiter au sein de l’administration. Dès lors,
pour résoudre le conflit entre ces deux valeurs, au sein de l’action administrative, trois
chemins s’offrent à nous :
- évincer la notion de rentabilité et retrouver un intérêt général au sens historique du
terme, dépassant les intérêts particuliers et légitimant, à lui seul, l’action publique.
Mais la réalité est là : l’efficacité et la rentabilité ont pénétré la sphère publique depuis
près de trente ans.
- évincer le droit administratif, construit sur l’idée d’intérêt général, de l’action
administrative et se tourner vers le droit privé. Mais l’analyse de la section précédente
nous a montré qu’il serait dangereux, pour l’équilibre de notre système juridique et de
notre société, de procéder à une telle remise en cause.
- intégrer la notion externe de rentabilité, sans se défaire de la notion historique d’intérêt
général, c’est-à-dire concilier ce qui paraissait inconciliable.
C’est la troisième voie qui, non seulement, nous paraît la plus raisonnable, mais encore
correspond à l’évolution de l’affrontement des deux rationalités juridique et managériale, ce
que nous voyons ci-après, ainsi qu’à celle du droit administratif et de la notion d’intérêt
général, ce que nous étudions plus loin.
2.1.2.2. De l’affrontement à la conciliation de deux rationalités
Nous avons parlé, dans la première section, de deux mondes antagonistes, sous tendus par
deux rationalités qui ne pouvaient que s’affronter. Ces deux mondes, le public et le privé,
étaient décrits en des termes parfaitement opposés, voire incompatibles. Nous étions toutefois
restés sur la conclusion partielle de Jacques Chevallier et Danièle Loschak : « Si le droit et le
management constituent bien deux rationalités différentes, qui conduisent à des modèles très
contrastés d’organisation et d’action, ces rationalités n’existent jamais à l’état pur et elles
entretiennent en fait des relations complexes et réversibles. »
373Car, au fond, ces deux rationalités ne sont que deux facettes d’une identité commune : leur
objectif à toutes deux est de « re-créer la société comme un ensemble ordonné, intelligible,
cohérent »
374. Nous avons vu également que chacune des deux rationalités constituait à la fois
un système de valeurs et une pratique. Passer d’une rationalité à l’autre ne consiste donc pas à
faire un changement qualitatif car cela reviendrait à un véritable bouleversement de
l’organisation de la société. Cela représente un « glissement axiologique et praxéologique
opéré dans un cadre qui subsiste dans les grandes lignes »
375. Aussi les impératifs de
régularité et d’efficacité sont-ils présents dans chacune des deux rationalités, puisqu’en fait
présents dans la structure profonde de la société. L’accent est mis tantôt sur la régularité, la
stabilité et la continuité, lorsque la rationalité juridique prédomine, tantôt sur l’efficacité,
l’action et le changement, lorsque la rationalité managériale prévaut. Il ne s’agit donc que de
déplacer le curseur sur l’axe régularité – efficacité dans un ordre social inchangé.
Ainsi, « dans la rationalité juridique, l’efficacité n’est prise en compte que comme élément
possible de la régularité, dans la rationalité managériale la régularité n’est plus que
l’habillage formel d’une action commandée par le souci d’efficacité »
376. Les deux
rationalités paraissent donc pouvoir cohabiter au sein de l’administration.
2.2. Managérialisation de la rationalité juridique et publicisation de la rationalité
managériale
La cohabitation, au sein de l’administration et de son action, des deux logiques juridique et
managériale entraîne une modification du droit administratif. Celui-ci, en effet, se
managérialise et l’opposition entre le droit public et le droit privé s’atténue. Mais ces
mutations ne sont que partielles car le phénomène inverse de publicisation de la rationalité
managériale est également observé. Ainsi que le remarque Jacques Caillosse, « entre le droit
et le management, les interactions sont désormais constantes. […] Autant il est nécessaire de
prendre toute la mesure du brouillage juridique dont s’accompagne la progression du
management public, autant la portée du phénomène inverse doit être reconnue.»
377374
Ibid.
375
Ibid.
376