• Aucun résultat trouvé

2.3. Cinq Poèmes de Baudelaire

2.3.5. Le jet d’eau

Cette mélodie, écrite sur Le texte du poème de Baudelaire142

a été légèrement modifié par Debussy lors de sa mise en musique :

Version originale : Version de Debussy :

La gerbe d’eau qui La gerbe d’eau qui Berce ses mille fleurs, Berce ses mille fleurs, Que la lune traverse Que la lune traverse De ses lueurs, De ses pâleurs,

Tombe comme une pluie Tombe comme une averse De larges pleurs. De larges pleurs.

142 Baudelaire a suggéré ce refrain, différent de celui publié ultérieurement, en note dans La Petite

Les articulations formelles de cette mélodie sont rendues explicites par les refrains, (le mot « eau » étant de plus systématiquement associé à un accord majeur sur do, avec septième et neuvième). L'emploi d'un agrégat en tant que motif (<do-ré>) distingue cependant Le Jet d'Eau des mélodies antérieures :

Le Jet d'Eau, mes. 1 : motif « agrégat »

Son identité est fermement établie par sa répétition ( ostinato durant les neuf premières mesures) avant de se faire particulièrement discret au long de la mélodie, n'étant la plupart du temps caractérisé que par son halo harmonique : c'est cette transformation que souligne Jarocinski lorsqu'il évoque un « changement d'attitude envers la sonorité et l'élément harmonique »143

dans Le Jet d'Eau. Le second motif est exposé à la voix, dès le premier vers du poème (« Tes beaux yeux sont (las) », sur les notes

<sol-fa-ré>).

Le Jet d'Eau, mes. 2-4 : superposition du motif « agrégat » et du motif mélodique

Une première détente de l'harmonie est atteinte sur un accord parfait de do majeur (avec sa neuvième, le ré contenu dans le motif) à la cinquième mesure. Les mesures 7-8 rappellent ensuite un geste laissant songer à une cadence V (premier renversement) / I (avec quarte ajoutée, le ré du motif-agrégat) en la, avant que la seconde ne s'ouvre sur une tierce, et ne marque ainsi la fin du premier quatrain du poème, sur le mot « plaisir ». La ligne de basse, par son extension le long du cycle des quintes < la-ré-sol-do>, ajoute encore l'impression d'ouverture, conjuguant les caractéristiques des moments de suspension (plénitude harmonique) et celles liées au thème du souvenir (cadence tonale), comme c'était déjà le cas dans Les cloches (« Semblaient reverdir les feuilles fanées, Des jours d'autrefois ») ou dans Le balcon (« Comme montent au ciel les soleils rajeunis »). Aucune résolution par mouvement contraire de l'intervalle de triton n’apparaît cependant dans ces mesures, Debussy évitant une fois de plus le mécani sme structurel de ce système musical pour n'en extraire que l'apparence.

Le motif-agrégat est ensuite transposé sur la seconde < fa-sol> (neuvième et dixième de l'accord de mi majeur) pour trois mesures, puis sur <fa-sol> (quinte et sixte d'une harmonie se stabilisant autour d'un accord basé sur si), pour s'ouvrir une seconde fois sur la tierce <fa-la>, septième et neuvième d'un accord de sol majeur, qui constitue l'aboutissement d'un cheminement plutôt qu'une suspension de dominante. Le motif-agrégat de la mélodie, omniprésent jusqu'ici (quoique déjà partiellement fondu dans l'harmonie par son accélération en triolets, à partir de la douzième mesure), n'est rappelé que discrètement durant la mélodie, avant de réapparaître dans la conclusion, accompagné du second motif, où leurs dissolution marque la conclusion de la mélodie. Le premier refrain se c aractérise par l'apparition d'un troisième motif, le « jet d'eau » (l'association entre texte et musique étant parfaitement explicite).

Le Jet d'Eau, mes. 20 : motif du jet d'eau, première occurrence.

Ce troisième motif est caractérisé mélodiquement, et possède un lien avec le motif agrégat par son mode d'exposition (sa duplication à l'octave supérieure). Ses notes comme son rythme sont transformés dès le premier refrain (les triples devenant des quintolets, puis des sextolets), rendant son identité extrêmement plastique, (à tel point que la modifi cation de sa ligne, qui intervient au début du second refrain, n'empêche pas l'auditeur de percevoir la nature du lien entre les éléments), permettant à Debussy diverses figurations poétiques du mouvement de l'eau.

Le retour de la ligne originelle du motif du jet d'eau marque, avec le changement de tempo (poco mosso), le début du second refrain. L'harmonie y revient à un accord de do majeur (avec septième mineure, et n euvième majeure par addition du motif agrégat sur <do-ré>), amené par un geste rappelant la progression V (avec quinte augmentée) - I, (progression dupliquée).

Le troisième couplet, s'achève à nouveau par un geste rappelant une cadence parfaite (en ré majeur), dont le mouvement obligé de la sensible ( do) est évitée par un mouvement vers mi, appogiature de ré. Une transformation du motif mélodique, qui commence ici sa dissolution, marque encore la fin de ce couplet, <sol-fa-ré> se muant en <si-la-fa>.

Le dernier refrain parachève cette dissolution des motifs. Alors que le motif mélodique est syncopé (<si-la-fa>puis <ré-do-la> dans les trois dernières mesures), le motif du jet d'eau est énoncé une dernière fois ostinato, avant que sa ligne ne soit brisée (montant deux fo is d'affilée), pour finalement retomber en trois temps sur les mots « larges pleurs ». Le mouvement de

quinte <sol-do>, caractéristique de chaque début de refrain dans Le jet d'eau, réapparaît, mis à distance, dans la dernière cadence de la mélodie. C'est cette fois-ci un accord de neuvième (et non plus un accord augmenté comme c'était le cas au début de chaque refrain), Debussy se rapprochant ici « d'un cran » de la morphologie classique de l'accord de dominante, ici sur sol, alors que trois accords intermédiaires descendants ( sol mineur, fa majeur, ré majeur, justifiés par la désinence du jet d'eau qui « Tombe comme une averse de larges pleurs ») viennent le séparer de l'accord final de do majeur, rappelant ainsi le geste de la cadence parfaite. L'intervalle de seconde majeure, caractéristique du motif-agrégat, refait surface dans les dernières mesures : outre son inscription en tant que sixte ajoutée de l'accord fi nal, deux résolutions de secondes majeures descendantes (<ré-do> et <la-sol>) prolongent la cadence conclusive. Son aspect rythmique et sa répétition à l'octave sont cependant effacés de ces dernières mesures : il n'est plus caractérisé que par son d'intervalle (la seconde majeure), dont le mouvement, finalement descendant, contraste avec son exposition où il était systématiquement répété à l'octave supérieure. Un accord de do majeur avec sixte ajoutée (résidu du motif agrégat) ancré dans l'extrême grave vient, enfin, conclure le Jet d'eau.

Le matériau se complexifie dans ce dernier des Cinq poèmes de

Baudelaire (trois motifs, dont un « agrégat » très peu caractérisé

mélodiquement) alors que les associations entre texte et musique s'intensifient, sans pour autant y atteindre la fl uidité d'interaction qui marquera les Proses lyriques.