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Italique et humanisme

Comme nous l'avons vu, la fonte d'italique que Sébastien Gryphe utilise est d'inspiration aldine. On remarque que là encore, Gryphe s'inscrit dans le courant esthétique initié par Alde Manuce.

Il semble que l'imprimeur vénitien n'avait pas fait le choix de l'italique uniquement pour des raisons esthétiques. En effet, ce type permettait de resserrer le

148 Harry Carter, A view of early typography up to about 1600, reprinted with an introduction by James Mosley, Hypen press,

London, 2002 (2ème édition), p. 118.

149 BATS, Raphaëlle, MIACHON, Coralie, MONTLAHUC, Marie-Laure, SCHMAUCH-BLENY, Roseline, Étude de la production éditoriale de

Sébastien Gryphe sur deux années caractéristiques : 1538 et 1550 , 2006, mémoire de recherche, diplôme de conservateur des bibliothèques, École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, p. 40.

texte et, donc, d'en imprimer une plus grande quantité sur une page. Ainsi, il faisait des économies d'encre et de papier. L'italique était donc bien adapté au petit format – qui lui aussi permettait des économies de papier. La raison de l'adoption de ce caractère est donc avant tout économique. De plus, Manuce avait entreprit de publier des éditions de textes classiques et humanistes en format réduit, l'italique s'imposait donc pour ça collection de « livre de poche ».

Avec le succès que rencontrèrent ces éditions auprès du public humaniste et universitaire notamment, l'italique devint une composante essentielle de ces livres adaptés aux nouvelles attentes de lectures et symboles de l'humanisme érudit et savant.

Sébastien Gryphe partagea sûrement les mêmes motivations économiques que le vénitien, que ça soit pour le choix du format comme pour le choix du caractère. Cependant, nous avons vu qu'il entreprend comme Manuce de publier une « collection » d'éditions classiques et humanistiques en format réduit. Il est donc fort possible qu'il ait choisit l'italique dans le but d'imiter l'italien. Il faut souligner que Gryphe ne fait pas de contre-façons des éditions aldines. En effet, l'exemple des Libri de re rustica montre assez bien que le lyonnais retravaille les textes et charge des éditeurs scientifiques d'en établir une version pour ses impressions. Nous avons vu qu'il avez le soucis de satisfaire sa clientèle humaniste et donc de leur proposer des textes dans une version récente.

Le lien qui unit l'italique au courant humaniste est ici déjà visible. Le type est tout d'abord commandé par un imprimeur humaniste pour l’impression d’œuvres notamment classiques et humanistiques. Il est ensuite repris par d'autres imprimeurs humanistes qui eux aussi l'utilisent pour imprimer des classiques et des œuvres humanistiques, comme J. Froben et S. Gryphe. Cependant, ce lien est présent dès l'origine de l'italique.

En effet, le type italique serait né dans les milieux humanistique du XVe siècle. Il

s'inspire de l'écriture manuscrite née chez les copistes italiens entre 1420 et 1430 et de la cursive légèrement penchée des humanistes de Florence et de Rome. La tradition veut que ce soit Niccolo Niccoli, le philologue humaniste et excellent calligraphe, qui l'ait inventé. Selon Jean-François Gilmont150, c'est Pétrarque qui ouvrit la voie en rejetant

l'écriture gothique, symbole du Moyen âge. « Peu après Coluccio Salutati proposa une écriture qui annonçait l'humaniste. Puis, à Florence au début du XVe siècle, Poggio

Bracciolini retrouva la caroline et vingt ans plus tard Niccolo Niccoli créa la cursive humanistique, dont est issue l'italique ».

150 GILMONT, Jean-François, Le livre et ses secrets, Genève, Droz, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2003, p.

29, Collection Cahiers d'humanisme et Renaissance.

Description physique des éditions des Libri de re rustica imprimées par Sébastien Gryphe De plus, avant que Francesco Griffo ne grave son italique, reconnu pour son élégance, et qu'Alde Manuce ne le popularise, d'autres avaient déjà imprimé avec un type cursif incliné. C'est le cas des imprimeurs Sweynheym et Pannartz qui donnèrent, à Rome en 1469, une édition des Commentaires de César. Cette édition présente un format réduit et des caractères inspirés de l'écriture humaniste et une impression à longues lignes et non plus à deux colonnes. Ils définirent alors le modèle d'un livre à la fois humaniste et moderne qui, inspira certainement Manuce.

L'italique se définit donc d'emblée comme le type même de l'écriture de la Renaissance italienne et de l'humanisme, symbole de la modernité.

En utilisant l'italique, Sébastien Gryphe inscrivit donc ses éditions et, parmi elles, les Libri de re rustica, dans ce courant. Il est aussi intéressant de constater que Gryphe couplait l'usage de l'italique avec des caractères romains. Ce type fut lui aussi lié à l'humanisme et à son développement. En effet, le romain s'est progressivement imposé chez tous les imprimeurs face au gothique qui restait un témoin de l'« âge barbare » que fut le Moyen âge. Le romain imitait l’écriture manuscrite caroline et se voulait caractéristique des textes de langue latine et fut aussi utilisé dans les éditions italiennes humanistes. Il fut donc lié au développement de l'humanisme et à l'idéologie que le mouvement incarnait. Au même titre qui l’italique, qui en est en fait une variante, il renvoie lui aussi au modèle de la modernité humaniste.

En utilisant ces caractères, il semble donc que Sébastien Gryphe ait délibérément voulu inscrire une partie de sa production dans le mouvement humaniste. Au sein de cette production, ce trouvent des textes que l'on pourrait considérer comme mineurs et qui, pourtant, ont suscité l'intérêt des humanistes presque autant que les discours de Cicéron et que les écrits historiques de Salluste. Rien qu'en étudiant la forme matérielle donnée aux Libri de re rustica, on peut déceler la volonté de Sébastien Gryphe de rattacher ce corpus à l'esthétique et donc à l'idéologie humaniste.