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Un dessin exécuté par Kirill A. Gorbunov en 1845 rend compte de l’environnement social dans lequel Gercen évolue entre son retour à Moscou en mars 1840 et son départ pour Paris en 1847, environnement qui sera déterminant dans son cheminement vers sa condition de révolutionnaire professionnel [fig. 27]. Située dans un espace s’apparentant à une véranda, la scène croquée par Gorbunov représente les principales personnalités appartenant à la communauté intellectuelle dont faisait partie Gercen et qui, pendant l’été 1845, se réunissait les fins de semaine à Sokolovo, dans la banlieue moscovite. À l’avant-plan, le médecin N. H. Ketčer, une bouteille à la main, s’avance en titubant vers le centre de l’image, au désarroi du journaliste E. F. Korš, qui agite ses bras à l’horizontale. Près de ce dernier, le musicien K. A. Rejhel, agenouillé sur un banc, semble assoupi ou malade. Discrètement installé à la droite de la représentation, l'historien T. N. Granovskij observe la scène d’un air amusé, tandis que le critique P. V. Annenkov, appuyé sur la balustrade occupant l’arrière-plan, s’adresse au journaliste et écrivain I. I. Panaev qui, étendu de tout son long sur un banc et portant une bouteille à ses lèvres, s’abreuve à grand flot. Assis sur le même banc, Gercen tourne entièrement le dos à Granovskij, se présentant ainsi de profil au spectateur de l’image, sans que ce dernier ne puisse tirer au clair la nature exacte de son occupation. De facture fruste, l’esquisse faite par Gorbunov montre un cercle d’individus relativement intimes qui, bien que peu étendu, n’en reste pas moins

une instance participant à la légitimation de l’identité que Gercen entreprend de forger au contact de cette communauté composée d’artistes, d’écrivains, d’historiens et de philosophes.

Peu étonnamment, c’est à cette époque que se multiplient les portraits de Gercen. Rapidement esquissé par K. A. Rejhel en 1842, un portrait représente le buste de Gercen de profil, l’artiste traçant à gros traits de crayon ses habits, documentant plus finement les détails de son visage, dépourvu d’expression [fig. 28]. Davantage élaboré, un second portrait exécuté par Rejhel la même année est plus explicite quant à l’identité du portraituré [fig. 29]. Représenté de face, portant une chemise dont le col est négligemment déboutonné et tenant un livre à

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Fig. 27. K. A. Gorbunov, Sans titre, 1845. Médium inconnu.

la main, Gercen adopte une pose nonchalante, occupé à quelque rêverie romantique ou méditant quelque passage de Hegel, dont il est à l’époque un fervent lecteur194.

Un portrait de Gercen produit par Gorbunov en 1845 se distingue de ceux de Rejhel par son caractère plus formel [fig. 30]. Gercen y est représenté enserré dans un costume soigneusement rendu par l’artiste. Contrairement à Rejhel, Gorbunov a évacué toute trace de juvénilité, toute expression d’une possible exaltation romantique. En pleine introspection, Gercen semble avoir gagné une maturité inconnue aux portraits antérieurs, maturité faisant écho au désir qu’il a à

194 Gercen considérait Hegel comme le « Christophe Colomb de la philosophie et de l'humanité ».

Franco Venturi, op. cit., p. 125.

Fig. 29. K. A. Rejhel, A. I. Gercen, 1842. Médium inconnu.

Fig. 28. K. A. Rejhel, A. I. Gercen, 1842. Médium inconnu.

cette époque de se libérer de toute inspiration romantique, de délaisser les territoires abstraits de l’hégélianisme et de donner de lui l’image d’un être désormais tourné vers le concret, vers la pratique. L’année 1845 constitue en effet un moment charnière dans la carrière d’écrivain de Gercen qui, inspiré par les écrits de Ludwig Feuerbach, publie ses premières œuvres littéraires sous le pseudonyme d’Iskander195.

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195 « C’est alors qu’Herzen dessina sa propre figure d’écrivain en prenant le nom d’Iskander,

pseudonyme qui l’accompagnera toute sa vie. En 1845, après les pamphlets et les « lettres » sur les problèmes philosophiques, il en vint à écrire sa première importante œuvre littéraire, son roman À

qui la faute? qui sera suivi d’autres nouvelles au nombre desquelles il faut citer surtout le curieux

conte philosophique, Extrait des œuvres du docteur Krupov. Sur les maladies mentales en général

et leur développement épidémique en particulier. » Ibid., p. 138.

Fig. 30. K. A. Gorbunov, A. I. Gercen, 1845. Médium inconnu.

Non seulement le contraste entre le second portrait fait par Rejhel et celui de Gorbunov met-il bien en évidence la mutation identitaire de Gercen, ces deux portraits se distinguent surtout de ses portraits de jeunesse en ce qu’ils ne sont pas destinés à une consommation limitée à la seule sphère familiale. Produits par des artistes appartenant au cercle

rapproché de Gercen, ces portraits, qui sont, dans certains cas, copiés, lithographiés et dédicacés, font l’objet de transactions symboliques au sein du microcosme social auquel appartient Gercen [fig. 31]. Ayant quitté l’espace privé pour entrer dans l’espace public, ces portraits sont comparables à la plupart des portraits d’écrivains produits et circulants dans des conditions historiques semblables, qui sont celles des cercles intellectuels et des salons mondains fleurissant partout en Europe dans la première moitié du XIXe siècle.

Conséquemment, ils doivent moins leur appartenance à l’histoire révolutionnaire russe à quelque fonction politique dont ils seraient investis, qu’à l’association du sujet qu’ils représentent à cette histoire. Cependant, leur production et leur circulation n’en demeurent pas moins notables en ce qu’elles dénotent la Fig. 31. D’après K. A. Rejhel, A. I. Gercen, 1842. Médium inconnu.

compréhension qu’a Gercen de l’importance de l’expérience de la reconnaissance intersubjective dans la construction de son identité sociale196. Mais justement,

percevant sans doute les limites de la reconnaissance à laquelle il peut aspirer dans le contexte mondain de cercles intellectuels moscovites qui satisfont de moins en moins ses ambitions révolutionnaires197, Gercen, sentant naître en lui un désir

d’action relativement incompatible avec l’attentisme théorique de ses camarades et, bien entendu, insatiable dans le contexte politique de la Russie de Nicolas Ier,

décide au printemps 1847 de faire passer Iskander à l’Ouest198. Cette décision ne

sera pas sans effet sur son rapport au genre du portrait.