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Étincelles : l’émergence de la graphique révolutionnaire russe

Les portraits dans les publications révolutionnaires

4) Étincelles : l’émergence de la graphique révolutionnaire russe

De l’étincelle naîtra la flamme!...291

La genèse d’une tradition graphique

Le 17 octobre 1905 – date de la proclamation du Manifeste d’Octobre – constitue un moment déterminant de l’histoire de la graphique révolutionnaire russe. Pour cause, en accordant à ses sujets certaines libertés civiques fondamentales, notamment la liberté d’expression et la liberté de presse, Nicolas II rendit possible l’efflorescence d’une presse satirique illustrée d’opposition, dont le nombre de titres publiés atteignit les 300 en moins de douze mois292. Entre les

seules années 1905 et 1908, ce ne sont pas moins de trente millions d’exemplaires de ces journaux illustrés qui circulèrent sur l’ensemble du territoire de l’Empire293,

contribuant à faire de la presse un « agent de changement politique294 » et de

l’image un outil d’éducation et de subversion politiques.

L’ampleur de ce phénomène culturel, sans précédent dans l’histoire de la Russie impériale et sans pareil avant l’avènement de la propagande de masse

291 Devise du journal social-démocrate russe Iskra (L’Étincelle), empruntée à Aleksandr S. Puškin

et inscrite en entête de chaque exemplaire du journal.

292 S. Isakov, op. cit., cité dans Taline Ter Minassian, loc cit., p. 17. 293 Oleg Minin, op. cit., p. 1.

294 Charles A. Ruud, « The Printing Press As an Agent of Political Change in Early Twentieth-

soviétique295, ainsi que l’accessibilité relative de ce matériau historique296, ont

depuis longtemps attisé l’intérêt de nombreux historiens pour la graphique révolutionnaire russe. Toutefois, si le rôle de cette graphique dans le brasier révolutionnaire de 1905 est relativement bien documenté, sa genèse reste à expliquer. En effet, après que William James Linton eut mis les arts graphiques au service de la cause révolutionnaire russe en 1855, des représentations graphiques illustrèrent la propagande, constituant autant d’étincelles alimentant le feu révolutionnaire qui couva pendant la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’à son embrasement en 1905. Tenir compte de ces représentations – peu nombreuses il vrai, mais néanmoins importantes pour l’histoire de l’iconographie révolutionnaire russe – permet de considérer la graphique révolutionnaire contemporaine de la révolution de 1905-1907 non tant comme le « déchaînement de l’énorme potentiel satirique dans l’art politique russe297 », que comme la perpétuation et

l’enrichissement d’une tradition graphique initiée avec le frontispice de Polârnaâ

zvězda.

295 Au sujet de l’apparition de la propagande de masse soviétique, voir Peter Kenez, The Birth of Propaganda State. Soviet Methods of Mass Mobilization, 1917-1929, Cambridge : Cambridge

University Press, 1985.

296 Le volume important de journaux publiés a contribué à faire de cette presse satirique un corpus

assez bien représenté dans plusieurs collections publiques et privés. Parmi celles-ci, mentionnons la collection de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, qui possède plusieurs dizaines de titres, et la collection de la bibliothèque de l’University of Southern California, partiellement accessible en ligne sur le site du Russian Satirical Journals Project. En ligne : http://dotsx2.usc.edu: 3006/rsj/home [consulté le 12 mars 2009].

Reproduit dans toutes les livraisons de Polârnaâ zvězda et illustrant fréquemment, dans les pages du Kolokol, des publicités pour l’almanach ou pour d’autres titres édités par la Vol'naâ russkaâ tipografìâ, le frontispice exécuté par Linton constitue sans conteste le principal étendard visuel brandi par Gercen dans sa lutte politique [fig. 1]. Bien que relativement pauvre, l’iconographie des publications de la Vol'naâ russkaâ tipografìâ ne se réduisit cependant pas à cette seule représentation. Édité en 1859, l’ouvrage Istoričeskìj sbornik''298, un recueil de

documents historiques concernant l’histoire politique russe depuis le règne de l’impératrice Catherine II, s’ouvre en effet sur la reproduction de la caricature intitulée « The Magnanimous Ally. Painted at Petersburg », exécutée en 1799 par James Gillray [fig. 82 et 83]. Représentant l’empereur Paul I piétinant un drapeau portant l’inscription « Vive l’égalité », l’image originale ironisait sur la naïveté de William Pitt lorsque ce dernier affirma que le « magnanimous prince » Paul n’oserait jamais agir autrement qu’en allié de l’Angleterre299. La version de 1859

constitue une reprise fidèle de la caricature originale, allant jusqu’à reproduire la

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298 Istoričeskìj sbornik" vol'noj russkoj tipografìi v" Londoně. Knižka pervaâ. C" priloženìem" portreta Pavla I publikovannaû v" Londoně v" 1799, Londres : Trübner & Co., 1859.

299 Michael Duffy, The Englishman and the Foreigner. The English Satirical Print 1600-1832,

Cambridge : Chadwyck-Healey, 1986, p. 316. Au sujet de la version de 1801 de la même caricature, voir T. Wright & R. H. Evans, Account of the Caricatures of James Gillray, New York & Londres : Benjamin Blom, 1968 [1851], pp. 198-202.

mention légale de celle-ci, stipulant le lieu et la date de sa première publication par Hannah Humphrey300.

La présence de cette caricature dans la publication de Gercen et Ogarev est quelque peu énigmatique. On peut douter sérieusement que c’est par dépit que Gercen et Ogarev, faute d’avoir accès à un portrait du tsar dépourvu de caractère

300 La distinction la plus importante avec l’image originale réside dans la reprise du monogramme

de Paul I, qui figure au-dessus de la tête de ce dernier : alors que l’original superpose le caractère cyrillique P au chiffre romain I, la version de 1859 trahit la méconnaissance du copiste de l’alphabet cyrillique, les composantes du monogramme n’étant plus qu’une forme stylisée ayant perdu sa signification originale.

Fig. 82. D’après J. Gillray, « The Magnanimous Ally. Painted at Petersburg », 1859, dans Istoričeskìj sbornik" vol'noj russkoj tipografìi v" Londoně. Knižka

pervaâ. C" priloženìem" portreta Pavla I publikovannaû v" Londoně v" 1799,

Londres : Trübner & Co., 1859, n/p.

satirique, choisirent d’utiliser une image caricaturale301. Au contraire,

tout se passe comme si ce choix, loin d’être négligé, fut bel et bien réfléchi. D’une part, on peut y voir une appropriation, voire une actualisation, de la charge critique initialement dirigée par Gillray contre l’Empereur, l’affirmation de la magnanimité de ce dernier étant, pour les deux révolutionnaires russes comme pour le caricaturiste anglais, évidemment ironique. D’autre part, la reproduction d’un portrait dépourvu d’une telle charge aurait pu être interprétée dans son sens premier, comme une représentation destinée à légitimer l’autorité politique du souverain.

Il est séduisant de mettre en rapport la caricature du recueil Istoričeskìj

sbornik" avec l’émergence de la presse satirique illustrée russe à la fin des années

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301 Des portraits de Paul I étaient en effet accessibles à Londres au moment de publier l’ouvrage.

En guise d’exemple, mentionnons ne serait-ce que l’estampe de John Walker reproduisant le portrait de Paul ornant un caméo exécuté par son épouse. Produite entre 1791 et 1796, l’estampe de Walker a été acquise par le British Museum en 1851 (1851,0208.234). Une recherche plus approfondie dans la littérature permettrait sans doute de relever plusieurs autres portraits du tsar et de démontrer hors de tout doute que la caricature de Gillray constituait un cas relativement marginal par rapport aux portraits non-caricaturaux de l’empereur, potentiellement disponibles pour être reproduits dans la publication de 1859.

Fig. 83. J. Gillray, « The Magnanimous Ally. Painted at Petersburg », 1799.