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Le Parlement européen et le Conseil des ministres ont adopté, le 14 Mars 2007, une directive établissant une Infrastructure d'Information Géographique dans la Communauté Européenne (INSPIRE72) et s'appliquant dans un premier

temps à l’environnement européen. Le caractère technique de cette directive pourrait conduire à y voir une décision sans intérêt pour l'analyse politique. Nous soutenons pourtant le contraire. D'une part parce que l'environnement est un des domaines dans lesquels l'Union européenne agit comme un « État régulateur » (Majone 1996). Aussi la mise en place d'un instrument dans ce secteur possède-t- elle une valeur heuristique forte quant aux modalités de construction des capacités de régulation de l'Union européenne. D'autre part parce que la directive, en imposant la mise en réseau de toutes les bases de données géographiques environnementales développées par les États membres ou par les institutions européennes et créé ainsi un instrument de savoir d'une grande portée. La directive impose le développement d'un vaste Système d'Information Géographique (SIG) qui permet de mettre en relation des bases de données

72 Acronyme officiel formé sur le titre anglais de la directive : « Infrastructure for Spatial

mesurant des phénomènes environnementaux ; de construire des représentations de ces données en les agrégeant selon leurs coordonnées géographiques ; de procéder à des opérations sur ces représentations afin d'évaluer et d'anticiper les phénomènes naturels ; de transformer ces représentations afin de les rendre utilisables dans d'autres cadres d'analyse (Chrisman 1999 : 183). Les SIG sont en effet des dispositifs techniques concrets qui impliquent toute la chaîne d'acquisition des données, de leur traitement et de leur représentation. Ils mobilisent des outils informatiques (serveurs et bases de données, navigateurs), télématiques (protocoles de réseaux), statistiques (catégories, formules mathématiques), d'observation (satellites), de spatialisation (Global Positioning System – GPS) et les réseaux humains – informaticiens, statisticiens, cartographes – qui les utilisent.

Les SIG ne sont donc pas des « gadgets » technologiques, mais bien des instruments de régulation, de plus en plus utilisés par les administrations publiques. En tant qu'instruments de mesure et de représentation de la réalité, les SIG doivent être rattachés à la classe des instruments d'objectivation73, dont une

73 Par « objectivation », on entend les processus de représentation des phénomènes sociaux et

naturels. Ces processus mettent en jeux des actions de mesure, d'enregistrement des données, d'analyse des données et de représentation de celles-ci. Ces processus sont étudiés par les épistémologues quand ils concernent les représentations scientifiques, et par les sociologues quand ils concernent les représentations construites par les institutions politiques ou sociales. Les instrument d'objectivation sont donc des dispositifs techniques qui mobilisent deux types d'instrument : les instruments d'observation/mesure du monde et les instruments

d'enregistrement/représentation de la mesure, de manière à pouvoir « mesurer et représenter ». Les instruments d'objectivation ont été étudiés par le « programme fort » (Bloor 1999) de la sociologie des sciences à travers l'analyse des instruments scientifiques de représentation visuelle et auditive des phénomènes naturels (Lynch 1985 ; Knorr Cetina 1992) ; par les historiens et les anthropologues attentifs aux « techniques d'inscription » à travers l'analyse des représentations graphiques (Goody 1979), orthographiques (Bottéro 1987) ou livresques

bonne analyse a été élaborée par Lascoumes et Le Galès dans leur cadre d'analyse des instruments des politiques publiques, largement inspiré par les travaux de Desrosières sur la statistique, par exemple. Selon ce cadre d'analyse, les instruments étatiques d'objectivation, et plus largement tous les instruments des politiques publiques, peuvent être analysés de deux façons (Lascoumes et Le Galès 2005 : 16 ; 28) : en tant qu'institutions, ils ont une efficace propre qui peut être détaillée ; par ailleurs, parce qu'ils sont modelés par les variables socio- économiques, ils peuvent servir d'outils heuristiques pour déterminer les évolutions des institutions politiques.

L'étude des « effets » des SIG sur la société a fait l'objet de nombreux travaux depuis une quinzaine d'années, dans le sillage de la tradition « critique » de la cartographie (Crampton et Krygier 2006). Sur le plan politique, les auteurs ont relevé leur rôle dans les guerres contemporaines (Smith 1992), dans la capacité de surveiller les individus (Curry 1997), dans la modélisation des frontières (Starr 2002), dans la planification administrative (Lake 1993) et notamment au niveau local (Polombo 2007). Sur le plan des organisations non- étatiques, le rôle des SIG est bien analysé dans les organismes communautaires urbains (Elwood 2006), dans les groupes sociaux marginalisés (Sieber 2004) et dans la gestion locale des ressources naturelles (Kyem 2002).

(Martin 1996) ; enfin par la sociologie politique à travers l'analyse des dispositifs statistiques (Desrosières 2000) ou cartographiques (Harley 1989 ; Crampton 2004 ; Lascoumes 2007), et par les auteurs anglo-saxon qui ont, à la suite des travaux de Foucault, approfondi le concept de « gouvernementalité » et étudié les instruments qui construisent la capacité de « vision » des gouvernements (Barry, Osborne et Rose 1996 ; Burchell, Gordon et Miller 1991 ; Dean 1999, Rose, O'Malley et Valverde 2006 ; Walters 2002).

Par contre, les SIG n'ont pas été analysés en tant qu'objets heuristiques permettant de déterminer les évolutions des institutions politiques. Des travaux ont certes été menés pour analyser la façon dont les variables sociales, économiques, politiques et organisationnelles influent sur leur développement (Sieber 2000, Tulloch 1999, Martin 2000). Mais dans la mesure où ils sont réalisés par des géographes qui sont surtout intéressés par les SIG en eux-mêmes, ils n'ont pas servi à développer l'analyse des changements des institutions politiques.

C'est cette piste heuristique que nous suivons dans cet article. Nous y analysons ce que la mise en place d'un SIG de l'ampleur d'INSPIRE révèle de la construction du mode de régulation de l'UE. Nous suivons ainsi l'approche défendue par Henry et Rowell (2007 : 206-7), qui considèrent les instruments d'objectivation comme une entrée privilégiée pour l'étude des nouvelles formes de gouvernement de l'Europe :

« Si la capacité de monopolisation et de centralisation de l'Europe est sans commune mesure avec celle des États européens à leur apogée au XXe siècle, l'analyse de la production et de l'usage des instruments d'objectivation constitue une entrée privilégiée pour analyser certaines nouvelles formes de gouvernement. Celles-ci résultent d'un processus d'unification et de totalisation d'un nouvel espace politique qui s'opère par des discours, des indicateurs statistiques, des catégories juridiques, à travers lesquels s'impose, et se naturalise une nouvelle échelle d'intervention politique comme espace légitime de traitement de problèmes apparaissant désormais comme 'européens' ».

Plus précisément, nous analysons ce que le développement d'INSPIRE, en tant que dispositif technique d'objectivation de l'environnement, nous apprend de la construction d'un État régulateur européen en le comparant aux rôle des instruments d'objectivation des États modernes aux XIXe et au XXe siècle. Nous

commençons par une discussion théorique sur le rôle des processus d'objectivation dans les États modernes afin de montrer que ceux-ci visent à créer des domaines de régulations légitimes pour les administrations centrales. Nous montrons également, à travers une étude historique des instruments statistiques dans trois États membres, que la forme de ceux-ci dépend des relations entre les administrations centrales et les administrations locales. Cette discussion théorique nous amène à nous demander si : (1) INSPIRE participe à la légitimation de la régulation européenne par la mise en place d'un dispositif technique d'objectivation européenne de l'environnement, et si (2) cette capacité d'objectivation de l'environnement dont INSPIRE dote l'administration centrale européenne est construite selon les spécificités propres à la « gouvernance » européenne.

L'analyse empirique d'INSPIRE74 nous permet de démontrer que le

développement d’une capacité d'objectivation européenne de l’environnement répond bien à la volonté des acteurs européens de renforcer leur légitimité dans la régulation de ce domaine, sans que le dispositif technique d'objectivation ne soit centralisé : INSPIRE ne fonctionne pas par une centralisation des savoirs, mais par la mise en réseaux de savoirs appartenant à différents niveaux de

74 Nous avons procédé à l’analyse des textes officiels (directive INSPIRE et directives associées)

et de la très vaste documentation technique fournie par les groupes d'experts mobilisés en amont de la rédaction finale de la directive. Puis nous avons réalisé vingt entretiens avec les responsables du projet, tant au sein des institutions européennes que dans les États membres (nous nous référons aux entretiens par des numéros attribués à chacun d'entre eux de façon aléatoire – de façon à respecter l'anonymat de nos contacts). Ces entretiens ont enfin été approfondis à travers une correspondance écrite.

gouvernement, confirmant ainsi certaines théories sur la « gouvernance » européenne. Nous montrons par ailleurs qu'une des difficultés importantes relevée par les acteurs, mais non résolue, est celle de la prise en compte des savoirs créés par les acteurs non-étatiques (ONG, entreprises privées). En ce sens, le dispositif technique d'INSPIRE met en cause les théories qui voyaient dans la « gouvernance » européenne un mode de régulation ouvert aux acteurs non- étatiques.