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A. Le handicap comme « désordre »

Le premier temps est celui qui entoure la survenue de la lésion, qui peut être innée, acquise, ou même susceptible d’évolution. L’individu est non seulement lésé dans sa chair même mais surtout, il ne trouve pas l’adéquation immédiate ordinaire entre la satisfaction de ses besoins et l’espace dans lequel il évolue, à un premier niveau de l’échelle du paysage de son propre corps. Ce déséquilibre d’un espace corporel à occuper, et qui ne peut l’être que maladroitement, s’étend aux échelles supérieures. Dans l’espace proche des objets techniques et de l’interface sensori-motrice avec son monde, l’individu « se heurte », il bute face à un obstacle. A l’échelle des relations humaines et sociales, on trouve ce même point de disgrâce qui précarise la vie de l’individu dans toute la sphère intersubjective.

C’est généralement à ce point initial que s’arrête la pensée de l’observateur lorsqu’il considère la situation de handicap, quasiment dans la même posture de paralysie que celle qu’il projette dans la situation qu’il considère. Il est évident que rester sur un tel état d’instabilité et de désordre ne peut pas engager un soin qui se prêterait à une situation qui n’a pas fini d’évoluer : effectivement, notre seule ressource est alors de minimiser les effets perturbateurs de ce que l’on considère analytiquement comme « trouble », et qui l’est encore contre toute attente, de par le manque de temps qu’accuse encore le système plus global pour s’organiser et s’ajuster autour de ce déséquilibre.

L’individu dégrade alors ses possibles et fait tout pour « rester » en apparence dans une pseudo-sphère qu’il habite, où il feint l’harmonie et l’équilibre entre lui et l’espace qui l’entoure. Cet état de « faux-semblant » s’apparente à une lutte pour rester dans le même monde des objets et des hommes.

Vient alors le point de « non-choix » où l’individu se retrouve dans une extrême détresse où il ne peut plus mentir aux autres et doit reconnaître la situation telle qu’elle est : il est chassé du cadre où il évoluait ; il est désormais contraint d’en chercher un nouveau qui l’accueille.

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B. Le handicap comme la quête d’un nouvel ordre

Nous nous trouvons donc devant un état de fait initial où toutes les possibilités de rester inclus ont été réduites à zéro pour l’individu, dans un processus de dégradation le cas échéant. C’est ordinairement là que se confine la pensée commune, reléguant de facto le handicap à une pesanteur très négative.

Obtenir à nouveau une adéquation demande il est vrai un surcroît d’effort, de prudence et de temps ; nous sommes dans une logique du détour où l’individu s’efforce de trouver des façons de coordonner les moindres moyens dont il dispose pour remplir la même tâche que dans une situation ordinaire.

Rien ne prédit donc a priori un enkystement fatal dans cette situation inadéquate et morbide. Cette carence, ce déséquilibre premier, peut au contraire constituer un puissant moteur de changement. C’est paradoxalement parce que l’individu est sommé de changer le cadre de vie où il évoluait préalablement, parce qu’il en est chassé envers et contre tout, qu’il s’oriente vers un autre cadre qui correspond davantage à sa mesure et qui lui convient mieux. Il est mis en demeure de créer. D’un individu trop contraint pour évoluer librement, on se retrouve en présence d’un individu qui doit se recréer, choisir et construire un nouveau milieu où habiter (Fig. 20).

Après l’énoncé de ces moments, ouvrons notre pensée arrêtée dans cette photographie d’un déséquilibre prétendu définitif : nous percevons que l’individu, du fait même de l’instabilité dont il souffre, cherche un nouvel équilibre à réaliser, en accord avec la situation donnée. Il prend désormais en compte le nouveau cadre de contraintes qui est le sien, la disponibilité des ressources à mobiliser, la faisabilité évaluée de l’objectif posé. Si l’individu n’entretient plus un dialogue satisfaisant avec son environnement et s’en trouve chassé, il doit recréer des équilibres plus ou moins solides autour de lui pour stabiliser son existence. Ces derniers ne sont pas « disposés » d’emblée et prêts à être utilisés. L’individu doit recréer puis nourrir et faire vivre par la suite les liens qu’il peut tisser avec l’espace qui l’entoure. Comment doit-il s’y prendre pour rendre possible des actions de manière détournée, étant donné que les moyens ordinairement utilisés dans la situation actuelle lui font défaut ?

C. Stratégies de création de nouveaux équilibres, étapes de la mise en place

L’individu est donc, à ce stade chronologique du déroulement de la situation, exclu du milieu de vie auquel il aspirait, et dans lequel les liens instaurés avec les individus qui en font partie sont déjà construits et sont relativement évidents et confortables, même s’ils apparaissent assez standardisés et mal ajustés à la conformation singulière de chacun. Il ne

faut jamais perdre de vue ce point de départ : le lien initial de nécessité permet de mieux comprendre les étapes suivantes. L’individu a perdu son ordre de vie : il est en quête d’un nouvel équilibre, dont il n’a a priori aucune intuition, simplement déboussolé qu’il est par l’instabilité qui perturbe alors son existence.

Une des grandes caractéristiques du vivant réside, semble-t-il, dans cette aspiration à toujours tendre vers un état de stabilité, à ne jamais sortir de l’équilibre homéostatique. Il y a la longue et laborieuse phase de l’épreuve de la normativité telle que la définit Canguilhem309 : cette

capacité de l’organisme à se reconstruire, à modifier les liens qui l’unissaient préalablement au monde. L’individu tente alors de les rendre plus pertinents et plus adéquats aux nouvelles propriétés que lui confère son milieu, qu’il soit corporel, technique, ou humain et social, mais aussi aux siennes, dont l’identité évolue dans le temps.

En d’autres termes, et cette perspective constitue un des points clés permettant de mieux appréhender la situation, l’individu n’a d’autre choix que de recréer un milieu qu’il espère davantage à sa mesure, qui lui permettrait d’évoluer le plus librement possible (Fig. 21).

Deux phases semblent alors émerger dans le déroulement chronologique de cette inflexion : d’une part, le choix d’un nouveau cadre de vie parmi ceux qui se proposent à l’individu ; une fois ce cadre choisi d’autre part, la lente et laborieuse création de liens avec ce dernier qu’on ne sait fonctionnels qu’une fois construits et rendus opérationnels.

∗ Première)étape):)choisir)un)nouveau)cadre)à)investir)

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L’individu doit donc opter pour un nouveau cadre de vie, puisqu’il est refoulé par l’ancien. Tous les choix ne sont toutefois pas envisageables : c’est à l’individu, éventuellement aidé par son entourage, d’évaluer ce qui lui paraît réalisable ou non au sein de sa situation singulière, en tenant compte des ressources et des contraintes de la situation qu’il fait émerger à partir des propriétés générales du contexte particulier. En effet, ces mêmes propriétés peuvent devenir tour à tour avantages ou inconvénients en fonction du cadre et/ou des besoins de l’individu. Par rapport aux cadres qui s’offrent à lui, l’individu « dispose » et tranche en fonction de ses critères de choix, de la qualité de la construction qu’il s’apprête à bâtir, de la quantité d’efforts impliqués ou de la temporalité engagée. Une redéfinition du concept de choix s’impose, dans la mesure où le choix apparaît déterminé par les besoins et attentes de l’individu. Ce « choix » reste malgré tout empreint de liberté dans la mesure où l’auteur ultime en est l’individu. Ce n’est que par la suite que le caractère valide d’un tel modèle, resté a priori vague dans sa seule projection, pourra être vérifié ; la création d’un

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∗ Seconde)étape):)construire)du)lien)dans)ce)nouveau)cadre)

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La seconde étape, même si elle reste habitée et imprégnée par la décision qui a été prise et est devenue effective lors de la première phase, comme par une ligne directrice qui la sous-tend, s’organise très différemment. Elle ne s’inscrit pas en premier lieu dans le même décours temporel : si la création d’un projet de cadre de vie se veut intuitive et ponctuelle, la stratégie qui permettra d’habiter ce nouveau cadre se décline au contraire de façon graduelle, par étapes.

Quelles sont alors ces étapes ? Comment essayer de faire émerger un découpage des moments où l’individu déploie et met en œuvre une stratégie qui lui permet le transfert concret et le plus anodin possible d’un cadre habité à l’autre?

L’individu doit pour « inventer » (au sens étymologique de « trouver ») tenir compte des paramètres du contexte qui est le sien, toujours « en vue de ». Il doit les adapter à sa situation et à l’objectif auquel il aspire (Fig. 22).

On distingue subjectivement :

• La phase où l’individu évalue la situation sans encore essayer d’agir : quelles sont les contraintes du moment ? En vue de l’objectif qu’il se fixe, quelles ressources sont disponibles ? Lesquelles recruter, comment les combiner et dans quel ordre chronologique ? Quelles contraintes éviter alors en priorité ?

• Toutes ces réflexions sont encore à l’état de projet. L’individu convoque les propriétés de la situation en rapport avec ses besoins et ses objectifs, en vue d’agir. Il peut poser « cartes sur table » mais ne peut prévoir (et donc tenir compte avec certitude) des ressources/contraintes qui n’apparaîtront qu’au fur et à mesure du déroulement réel du projet ; il ne peut donc que vaguement les supposer, les prévoir ou les espérer.

• C’est la réalisation concrète de la stratégie dans la réalité et la durée qui amènera ce caractère intangible du résultat obtenu : sa qualité confirme ou infirme l’évaluation. La confrontation avec la réalité quotidienne et les aléas qui peuvent en découler modifient les plans réalisés préalablement, contraignant parfois l’individu à emprunter des détours, et même à ajuster considérablement son but, voire à le faire dévier. L’individu doit alors équilibrer et ajuster en permanence son objectif, l’enjeu qui le détermine, les contraintes spatiales, temporelles, ou encore celles des besoins ; il opère un choix parmi les ressources dont il dispose pour avoir le maximum d’efficacité dans la situation particulière qui est la sienne.

• Un objectif que l’individu estime réalisable, même s’il n’est pas encore certain de la validité de son jugement : a-t-il bien pris en compte toutes les ressources et contraintes du milieu qui seront utiles à son action (Fig. 23) ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas en mesure de supposer celles qui n’apparaîtront qu’au cours de l’action qu’il planifie : certaines ressources se développeront ou s’amenuiseront de façon imprévue ; de même certaines contraintes surgiront au fur et à mesure.

• Un enjeu qui pose a priori problème : comment concilier les moyens dont on dispose afin de satisfaire l’objectif qu’on se pose, conciliation qui n’est pas du tout évidente ni immédiate dans l’état actuel des choses (où la mauvaise coordination entre les moyens rend la situation dysfonctionnelle) ?

• Ressources et contraintes naissent en fait des propriétés de l’environnement que l’individu projette en fonction de la situation dans laquelle il évolue et des objectifs qu’il envisage. Elles peuvent toutes deux s’exprimer à différentes échelles que l’on décrira. Contraintes et ressources ne s’opposent d’ailleurs pas, mais sont en réalité l’envers et l’endroit l’une de l’autre : selon la situation, la même propriété prend la forme d’un facilitateur ou d’un obstacle. L’individu a besoin d’équilibrer ces deux éléments pour rendre la situation opérationnelle et pouvoir y investir ses forces. Des frontières qu’il trace entre les deux selon sa perspective, et qui sont éminemment dynamiques, émerge la notion de structure qui donne saillance au paysage de la situation (le cadre de contraintes). • La notion de besoin de l’organisme participe des contraintes à respecter mais pas

seulement, dans la mesure où elle motive le processus en aval, où elle régule les objectifs posés et leur faisabilité : elle n’est donc pas un simple vecteur de limites. Le besoin s’organise hiérarchiquement dans l’existence d’un individu : tout en bas de l’échelle on pourra définir les besoins essentiels à satisfaire pour la survie de l’organisme. Ce n’est qu’alors que le besoin hiérarchiquement inférieur pourra être satisfait et ainsi de suite. En d’autres termes, l’organisme engage d’abord toutes ses forces au niveau le plus urgent et ne s’investit dans un besoin moindre qu’une fois ce besoin premier comblé.

La notion est modélisée par la pyramide de Maslow (Fig. 24) qui définit de manière générique et hiérarchique ces grands besoins humains qui doivent être assurés successivement : besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime, d’accomplissement. Cette pyramide standard ne constitue qu’un modèle à adapter à chaque individu concerné. La hiérarchie des besoins émerge directement de l’organisme et des choix de l’individu quant à la réalisation de leur ordre. C’est donc à l’individu de les déterminer puis de les exprimer en étant entendu. Certains besoins seront satisfaits, d’autres pas ou en partie seulement selon la marge de tolérance que peut se permettre l’individu face à ses besoins, face aux autres exigences de la situation. Ils constituent un des deux pôles de l’enjeu devant être concilié avec les objectifs, également facteurs de

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c’est-à-dire son échelle de durée ? De quelle façon ses éléments internes sont-ils reliés et dépendants d’éléments passés ou futurs ? En effet, si les éléments sont en constante interaction de façon interne pour s’ajuster entre eux, leur qualité dépend aussi de leur relation aux éléments sous-jacents qui y participent et à ceux vers lesquels ils tendent.

Le système global de cette action d’une nouvelle adaptation est donc en constante reconstruction, en permanente reformation. Le système tend à travers cette dynamique vers un état d’équilibre toujours plus satisfaisant, et toujours mis à mal par les stimulations extérieures qui sont a priori comme autant de « perturbations ». Cette reconstruction permanente s’exprime dans un ajustement constant entre les entités qui y participent et qui sont en complète interaction ; elles en redessinent la morphologie générale à chaque fois en conservant toutefois une certaine fixité (ce sont des paramètres ajustables qui ont pour but de satisfaire une tâche, de façon relativement fixe à quelques déviations/marge de tolérance près).

On se focalisera sur cette deuxième étape, celle-là même de la réalisation d’une création « sur mesure », étape que l’on oblitère toujours dans la notion de handicap ; là où l’on ne voyait que du « moins », on s’aperçoit à notre grande surprise qu’il peut en fait y avoir quelque chose de l’ordre de la création et donc de très positif.

C’est donc notre regard actuel qui doit être bouleversé, « révolutionné ». Le « problème à résoudre » posé essentiellement dans la problématique du handicap est avant tout un problème, certes, mais en voie d’être résolu. Ce sont ces modes de résolution possibles qui nous questionneront dans ce travail. Le handicap est ici posé comme un état d’esprit où l’individu tâche d’utiliser au mieux les moindres ressources dont il dispose pour remplir les objectifs qu’il se pose en regard d’un cadre de très grandes contraintes. Il joue alors sur des équilibres très ténus à retrouver, sans essayer dans un premier temps d’ajouter des ressources extérieures mais en ne comptant que sur celles qui préexistent déjà mais qu’il faut réapprendre à dompter. Ce sont donc de multiples capacités qui seront convoquées pour mener à bien l’entreprise de l’individu en situation de handicap dans ce chemin tortueux, détourné, et dont le caractère réalisable ne se vérifie qu’une fois le projet réalisé. Ruse, détour, bricolage et « opportunisme » (au sens étymologique de « celui qui sait arriver à bon port », sans connotation péjorative) seront de mise pour recomposer le nouvel environnement à la taille des possibilités et des limites de la personne handicapée.

L’originalité de ce travail réside principalement dans la prise en compte du fait que l’individu, avant même d’intervenir en vue de retrouver un équilibre à sa mesure, doit pouvoir profiter d’un espace de possibles qui lui permettent de cheminer : ce sont ces espaces qui proposent à nouveau des voies possibles sur lesquels nous insisterons. La difficulté tient au fait que ces différents cadres ne se « voient » pas, ne se « perçoivent » pas dans la mesure où

ce ne sont que des possibles, des chemins éventuels qui ne font que se proposer sans s’imposer, et dont l’individu dispose en dernière instance ; toujours est-il que ce sont bien eux qui conditionnent par la suite le bon ou le mauvais déroulement de la résolution à laquelle on s’intéresse. La situation de handicap n’est pas un processus qui se joue de manière individuelle mais évolue à travers un jeu permanent, une interaction constante entre un espace qui doit « re-donner » des chemins de vie possibles et un individu qui sélectionne l’un de ces chemins qui lui convient le mieux au regard de ses priorités et ses besoins dans le meilleur des cas (parfois l’accès est nul, même si on a l’illusion de l’avoir rendu effectif), et ce, dans une situation aussi contraignante que l’imposent le handicap et le contexte. Avant d’envisager la résolution effective de la situation de handicap, il faut donc rendre cette effectivité, empêchée a priori par la situation, à nouveau possible.

C’est donc là que s’insère le rôle du thérapeute, au sens large de l’étymologie : « celui qui soigne la situation », qu’il soit un professionnel de santé, un membre de l’entourage, ou parfois même l’individu, qui convoque d’autres compétences que celles qu’il déploie par la suite. En d’autres termes, un espace dit « accessible aux personnes handicapées » dans le langage actuel quotidien n’est en fait qu’un espace rendu (ou que l’on a cru rendre) « à nouveau » accessible, dont on mentionne conventionnellement l’accessibilité a priori pas évidente dans les situations de handicap.

La problématique du handicap touche donc à un accès qui fait obstacle dans un premier temps, mais à un accès qui ne se confine pas à la sphère architecturale. On peut prendre soin de différents niveaux d’espace en fonction de l’endroit à soigner que l’on a identifié et où l’on peut agir : ainsi, l’espace du corps ou l’espace social seront des foyers tout aussi importants à investir que l’espace architectural. L’essentiel reste de bien définir le cadre où l’on se propose de travailler.

Toujours est-il que c’est de cet accès, de ce chemin impraticable qu’on doit prendre soin. Après avoir identifié les moments qui congestionnent l’aspect praticable du but visé, le thérapeute travaille à redonner des possibles, retirer ou contourner les obstacles successifs dont un seul suffit à rompre la chaîne de l’accès.

Il peut pour cela utiliser plusieurs stratégies et c’est là que se décline notre questionnement : le thérapeute, en fonction des possibilités que lui confère la situation, peut choisir de contourner et de réorganiser le problème, il peut choisir d’utiliser des ressources encore latentes et cachées pour permettre au système individu-cadre a priori perturbé par la situation de handicap de s’épanouir. Il peut parfois jouer sur l’adjonction de ressources extérieures. C’est le plus souvent une combinaison entre ces multiples stratagèmes qu’il utilise.

Mais comment décrire, analyser et clarifier de manière plus précise les expressions des modes de résolution qui peuvent être utilisés ? Grâce à quels outils conceptuels ? Quels acteurs font-