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À ce point de l’enquête sur la pensée sexuelle utopique, nous avons dégagé, semble-t-il, deux manières de faire sexuellement utopie. Premièrement, l’ontologie fictionnelle permet de faire passer un vent et un rayonnement cosmiques au travers des agencements sexuels machinés par Diderot, Rétif et Fourier. Deuxièmement, cette manœuvre de captation énergétique ne produit ses effets politiques sur la reconstitution novatrice des relations sexuelles qu’en devenant littérairement merveilleuse.

C’est à peine une teinte qui colore certains fragments science-fictionnels, ou bien un certain type d’allure fictionnelle, particulièrement gaie et enlevée, qui permet à Diderot de transgresser ses propres limites morales et épistémologiques. La libéralité qu’il instaure ainsi, depuis une île topiquement utopique (celle des Bijoux indiscrets) jusqu’à une séquence narrative très « dissolue » et pas totalement critique (les intrigues du père Hudson) – cette libéralité ouvre la passe vers l’utopisation de sa pensée sexuelle. Mais il nous semble qu’en parlant de teinte et d’allure, nous n’avons fait qu’approcher sans parvenir encore à le décrire, de ce mouvement ou plutôt de ce style de mouvement, qui empêche la pensée de Diderot d’appartenir au genre fermé de l’Utopie, tout en lui permettant d’en relancer à l’improviste le registre ou le régime. Il s’agit bien d’un certain usage de la science, de la fiction, de leur combinaison « systématique », c’est-à-dire risquée : d’une humeur qui permet de s’affranchir à la fois d’une certaine rigueur et d’une certaine pudeur. Il y faut une gaieté aux limites de la folie (comme dans le Rêve), c’est-à-dire une gaieté échauffée par des substances psycho-ficto-tropes, qui permet de s’adonner à une « galanterie effrénée » (Le Rêve, p. 137) et d’animer, avec gaillardise et espièglerie, au-delà de la science, des séquences fictionnelles retournant aux sources bachiques du fabliau et du conte médiéval (dans Jacques le fataliste).

Rétif utilise aussi les registres de la science-fiction et du conte, plutôt libertin et merveilleux, tendance métempsycose. Et il est certain qu’avec ces deux forces, il expérimente de nouveaux devenirs sexuels, qui peinent cependant à investir et altérer les modes de constitution du collectif sexuel rétivien (le sérail). Il y a des micro-séquences narratives de parodie du libertinage et de ses divers rôles sexuels ; il y a certains voyages de vacance libérale en Orient, qui adoucissent les rigueurs du sérail le temps d’une extase, mais toujours Multipliandre, le délégué de Rétif, reconstitue son enclos pour y féconder ses bergères jusqu’à la fin des temps. À l’intérieur de ce régime de clôture utopique (presque) classique se jouent cependant des tensions altérantes, une aspiration à l’envol des oiseaux ou bien une admiration

méfiante pour le corps subtil des anges, qui menacent, tant ils sont parfaits, la survie de la propre race multipliandrine307. Mais on voit aussi émerger ici ou là une volonté politique de libération des femmes, qui accèdent à la dignité d’êtres sexuels autonomes, aux goûts et aux préférences respectables – du moins en théorie et quand cela n’excède pas les limites du travail ménager et des partenaires de jeu pastoral, animaux domestiques et même sauvages et surtout oiseaux. On pourrait donc dire que le régime d’utopisation chez Rétif traverse deux phases : une phase solaire et aérienne, où s’expérimente une utopie sexuelle cosmique et métempsycotique, marquée par un libertinage merveilleux et parfois inquiétant à force d’eugénisme ; et une autre phase, virtuelle, que nous allons étudier maintenant, où la texture même de l’utopie sexuelle, comme genre littéraire, se transforme sous l’action intensive du merveilleux et de ses êtres de fiction métempsycosants. À lire les renvois multiples des Posthumes à d’autres œuvres, faites ou à faire, et même, dans le « giron » de leur paratexte final, leur ébauche en minuscules (pour deux Revies, notamment), on peut parler d’une véritable mutation génét/rique portée par cet agent in- ou plutôt dis-séminateur que devient Multipliandre au seuil de l’ouvrage qu’il a co-instauré. La question de l’articulation entre ces deux phases reste ouverte, mais n’est-ce pas précisément la puissance de l’imaginaire eugénique, avec ses connotations incestueuses, et surtout la gaieté procréative qui le façonne, qui facilitent l’auto-hybridation, c’est-à-dire la capacité d’insémination et de régénération fictionnelle de cette machine littéraire mutante qu’instaure Rétif multiplié par sa créature ?

Fourier, lui, n’appartient pas au monde de la littérature, et même en rejette les inutiles fleurs : si la fiction a sa place dans le nouveau monde amoureux, c’est au titre de vérification expérimentale, et l’on pourra en changer à loisir les termes et les coordonnées pour refaire tourner la machine à principes. L’important est que les modules fictionnels répondent aux principes et les fassent voir : ils doivent donc obéir à de rigoureuses règles de construction, de la même manière que les scientifiques montent et arrangent avec soin leurs instruments de mesure. La régulation mathématique et taxinomique est essentielle au montage de la fiction ; c’est ce qui explique la profusion de tables, tableaux, pour ne pas dire diagrammes, qui enflent leur rédaction. Mais alors il devient difficile de délimiter l’espace propre de chaque mode d’exposition, car tantôt la fiction illustre simplement un principe, ainsi celui de l’angélicat, tantôt elle contamine l’espace diagrammatique de ses personnages, ainsi des quadrilles de polygamie (NMA 304) ; surtout, la fiction, en se donnant son propre espace, s’écarte quelque peu des principes, qu’on ne voit plus guère à l’œuvre dans la première séance

307 A la fin des Posthumes (IV, 164), Multipliandre rencontre une race d’anges, plus parfaite que la sienne, et donc rebelle à ses projets d’hybridation (« le globe entier fut sur le point d’être parricide », IV, 188) ; il lui faudra le secours d’une angesse providentielle, au nom d’oiseau (« Zizi », IV, 189), pour vaincre leur résistance, et former grâce à eux une seule et unique race supérieure.

de rédemption par exemple ; à moins que, symétriquement, la formulation des principes devienne si complexe qu’elle se transforme en énoncé poétique et cosmique, comme c’est le cas des orgies de mode omnigame. Il y a donc contamination de la fiction à tendance merveilleuse et de la régulation mathématique, parce qu’il faut que la fiction soit utile et néanmoins (ou plutôt donc) charmante, qu’elle rallie à elle de futurs sectateurs : il y a une épistémique (le schème vérificateur), une pragmatique (le prisme de l’utilité sociale) et une rhétorique (le charme éblouissant de l’harmonie) essentielles pour définir le régime d’utopicité propre aux fictions sexuelles de Fourier. Mais ces trois éléments sont bousculés ou emportés par une dynamique d’écriture, qui sert de vection d’utopisation littéraire à l’intérieur (ou dans les trous) de ce régime « officiel ». Fourier s’arrête parfois, à la fois étonné et émerveillé par de soudaines trouvailles poétiques qui éclatent sous sa plume – comme sous l’effet d’un baroquisme instantané. Il se perd alors en marge de ses longs cheminements démonstratifs, croyant faire œuvre littéraire, comme dans la séance de rédemption, alors qu’il pourrait faire beaucoup plus court et plus efficace ; ou bien il coupe et casse le rythme incompréhensiblement, interpolant des épisodes, « l’orgie de musée » par exemple, à l’intérieur de dispositifs prétendument bien réglés, comme celui de la cour d’amour : une rythmique, improvisée, libérale et intense comme le free jazz, se met ainsi à jouer. Il résulte de cette poésie et de cette rythmique une impression de lecture étrange, tantôt émerveillée et même époustouflée, tantôt décontenancée, perturbée : un mélange de lassitude et d’impatience, qui fait désirer (avec une certaine crainte) la suite. Car ce qui conduit ce désir et emporte finalement l’adhésion ou plutôt le ralliement enthousiaste, c’est justement l’enthousiasme quelque peu bravache qui souffle sur l’écriture de Fourier, quand elle se sait ou se découvre radicalement utopique et s’aère d’une gaieté facétieuse qui fait tomber les ligues de la morale et trembler les lignes de la mathématique avec une liberté de ton déconcertante.