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L’envol de la fiction cosmique utopique : la lettre à Sophie Volland du 15 octobre 1759, « avant sept heures »

La fiction cosmique utopique est un transindividuel113 qui s’efforce de s’éterniser en imaginant « la chimère » d’un lien qui perdure par-delà la mort. On n’invente pas le sexe cosmique seul dans son individualité esseulée ; on invente à l’adresse de l’autre, dans une mise en scène qui l’intègre, le recueille et l’investit d’un rapport affectif. Il faut donc animer l’imagination, s’animer avant de rêver pour pouvoir s’installer activement dans ce site transindividuel de la lettre amoureuse qui conjecture. Diderot raconte et s’échauffe en racontant ; il joue à s’en rendre « contents tous les deux » (lettre du 1er octobre 1759) avec les « beaux yeux » de Mme de Saint-Aubin, il s’unit avec ses amis autour d’un feu, pour faire rayonner chaleureusement la philosophie morale :

Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous renfermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux d’autrefois ; après quoi, le père Hoop, le baron et moi rangés autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de la vie. (Lettre du 15 octobre 1759114)

Car il ne s’agit pas tant du bien et du mal que du fait d’exister, qui tourmente le père Hoop et qui excite les paradoxes vitalistes de Diderot :

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Comme le dit Simondon, le transindividuel est une « axiomatique » générale, un art disposé par la société pour résoudre « la problématique psychique » de « l’angoisse » solitaire ; Diderot quant à lui laisse entrevoir une crainte diffuse de la dispersion. En effet, « le psychisme ne peut se résoudre au niveau de l’être individué seul ; il est le fondement de la participation à une individuation plus vaste, celle du collectif » (ici à deux termes seulement, mais c’est la relation qui compte). Voir SIMONDON G., L’individuation psychique et collective, Paris : Aubier, 1989, p. 22.

114 DIDEROT, Lettres à Sophie Volland, 1759-1774, éd. M. Buffat et O. Richard-Pauchet, Paris, Non Lieu, 2010, p. 77 (désormais LSV).

le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. (ibid., p. 78)

Autour de ce paradoxe amusant gravitent des poires vivantes et des raisins pensants, car tout s’égalise au plan des molécules :

Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient. Et moi je disais, Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. (ibid.)

C’est donc en même temps un appel à faire un saut en imagination, auprès de Sophie « dans la suite des siècles ». Le paradoxe décroche de l’humeur conversante et devient évocation amoureuse :

Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun ; si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous… (ibid.)

L’écart philosophique par rapport à l’opinion (para-doxe) devient écart imaginatif par rapport à la crainte de la dissolution du petit monde amoureux : « il me resterait donc un espoir… ». Cet espoir consiste en effet en un déplacement du site de ce petit monde, qui se réduit en poussière et en cendres, au fond de la terre et d’une urne froide : effritement moléculaire qui est la paradoxale et u-topique condition spatiale de recomposition d’un « être commun » éternel. C’est qu’au fond de la nature, sous terre, et même dans le froid d’une urne artificielle, règne éternellement actif un principe de chaleur et de vie, une agitation chaleureuse qui contrecarre l’éparpillement fluctuant du divers115. À l’infinie fluctuation du divers, que la nature éparpille à chaque mort en « cent mille parties », pour ressemer plus loin et autrement la vie, répond l’enfermement utopique et consolant des cendres fusionnelles à l’intérieur d’une urne fictivement stabilisatrice. Les conditions fictionnelles de l’individuation sexuelle utopique naissent précisément comme réponses amoureuses aux craintes suscitées

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La rêverie amoureuse agit comme le symétrique enchanteur et jouissif (eu-topique) d’une cosmologie vertigineuse tant la matière et les formes, prises dans un flux permanent et universel, paraissent insaisissables. Tantôt un rire effrayant secoue les extravagances de Diderot-D’Alembert (RA, p. 92), tantôt une noire gravité voile la promenade du philosophe, « ombre » au milieu des « ombres » du monde (Eléments de physiologie, Paris : Champion, 2004, p. 360-1, désormais EP). On opposera à ce rire et à cette gravité l’enchantement et le gai sourire des utopies amoureuses : quand D’Alembert éjacule avant de fictionner utopiquement et amoureusement, on voit un « léger sourire errer sur ses lèvres » (RA 94). Pour une analyse du rire chez Diderot, voir RICHARDOT A., Le Rire des Lumières, Paris : Champion, 2002.

par les coordonnées de l’existence moléculaire : l’infini, le divers, l’épars, en fluctuation perpétuelle.

Car il y a dans les principes de la matière non seulement la vie mais une « loi d’affinité » qui préside à des recompositions moléculaires. Là où l’utopie amoureuse se pose et décale la situation physico-chimique pure, c’est qu’elle imagine une affinité amoureuse conservant littéralement et le sentiment et la vie, mais à l’état « dissous ». Il y a conservation paradoxale des propriétés du tout dans ses parties, contrairement à l’axiome des différences de degré dans l’être (masses versus molécules) : l’amour de l’amant pour l’amante continuerait magiquement d’aimanter ses particules dissoutes par la force d’un rayonnement homologue à l’éternité de la vie, outrepassant cependant les limites de sa définition exacte. On lira dans cet outrepassement, le passage en régime imaginaire utopique, la transformation d’une coordonnée cosmologique en mise en scène hypothétique-amoureuse : « s’il y avait dans nos principes une loi d’affinité… ».

Car Diderot s’est toujours refusé à parler de la force et de la sensibilité essentielles à la matière comme d’une attraction magnétique116 : il y a bien un mouvement inhérent à la matière, mais il n’est d’abord que tendance inerte ou énergie potentielle, nisus117 diffus, avant de devenir, par l’assimilation et la nutrition, force vive puis vie et sentiment. Il y a certes une parenté entre ce nisus qui se cherche obscurément un but et « la loi d’affinité » qui pousse les molécules de la chimère de 1759 « à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature » – mais cette parenté est de l’ordre du rêve et c’est sa douceur qui communique son attendrissement à ses objets mobiles. La mobilité indéfinie de la matière a quelque chose de prodigieux quand on peut en observer le jaillissement frétillant au microscope (celui de Needham dans le Rêve), mais l’aléatoire fluctuant de cette mobilité est peu fait pour rassurer un amant inquiet. Il fallait donc pousser psychiquement et littérairement à la formation d’un processus d’individuation collective à l’intérieur d’une urne imaginaire pour repousser la crainte d’un éparpillement séparateur : on dira que la chimère sexuelle utopique cherche à relier l’épars et le dispars par une relation imaginaire de composition affinitaire.

116 Mais il évoque fugitivement comme un regret de l’attraction, ne sachant trop qu’en faire « [si ce n’est] peut-être une conséquence du mouvement ou de la force. » (EP, p. 124)