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Diderot sous la « voûte étoilée » de l’amour »

Le naturalisme dynamique de Diderot s’exprime à travers les images du flux et des vicissitudes. Ces images menacent d’effondrer la stabilité du site amoureux ; c’est pourquoi Diderot utopise et transindividualise pour constituer des petits collectifs imaginaires, qui soutiennent l’amour dans la durée, par compénétration réciproque dans des espaces clos. Même le rêve océanique occasionne des regrets qu’il faut enflaconner pour éviter tout gaspillage. C’est comme si la rêverie utopique était régressive et rassurante, quoique s’éloignant dans l’infini des siècles. Il faut se consoler activement à la perspective de la mort et de la dissolution des amours dans le bain universel. Or il y a aussi dans ce bain océanique les germes d’une construction sociale élargie et dynamique.

Car la dissolution, qui risque de défaire tristement les liens de l’amour fidèle, est aussi ce qui sépare nécessairement les amoureux trop sûrs de leur fidélité : à côté de « la loi d’affinité » qui compense la dissolution par l’attraction trans-spatiale et trans-temporelle de deux molécules seulement, il y a une loi d’inconstance qui utilise la dissolution nécessaire du couple monogame comme condition positive de la formation d’associations plus souples et plus nombreuses. La dissolution, en attaquant le format du couple fidèle, devient ainsi le moyen d’une reconfiguration de ce format : c’est d’autant plus utopique que c’est plus naturel, que c’est ce qui (se) passe dans la nature et que la société comme la religion s’ingénient de toutes leurs forces à bloquer ce passage.

L’utopie tient ici non pas dans le site éloigné d’un modèle social imaginaire, mais dans le décalage du regard, qui observe la forme des amours en « survol absolu » (Ruyer), du haut des possibles qui sont là, « latéraux » au petit couple humain aveugle à tout ce qui l’entoure. Que vaut

un serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même179, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ? (SVB, p. 605)

179 Comme dans Jacques le fataliste (DPV, p. 128), le ciel est l’image, démarquée de Lucrèce, du flux universel en perpétuelle mutation : on passe, de Lucrèce à Diderot, d’un agencement aléatoire de corps discontinus en mouvement perpétuel, au mouvement perpétuel d’une matière-flux continue. C’est Lucrèce fluidifié par Leibniz. Cf. GIGANDET A., « Lucrèce vu en songe : Diderot, Le Rêve de d’Alembert et le De rerum natura », Revue de

La répétition lancinante et variée des prépositions traduit une latéralisation du regard proprement spatiale, qui contourne, déborde et enveloppe la situation amoureuse, tandis que les verbes offrent comme une photographie en rafale et en montage alterné, le split screen du devenir de la nature tel qu’il s’empare des éléments et éclate de partout, quand on regarde et agence ce qui se passe. C’est comme la projection visuelle de « l’inscription éternelle » de Virgile, Rerum novus nascitur ordo (voir RA, p. 94), dans un fragment poétique à la Lucrèce, mais qui produit, à travers son montage parallèle au serment amoureux et multilatéralisé, éclaté, un effet d’utopisation : la projection simultanée, naturaliste, mais bien peu réaliste, de tous ces blocs de devenir fait utopie, parce qu’elle nous oblige à comprendre autrement ce que nous disons-performons en amour quand nous nous marions indissolublement :

Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même, tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. O enfants toujours enfants !... (JF, p. 128.)

Nous comprenons-voyons qu’il s’agit d’une performance « insensée » ou puérile qui exige du penseur sexuel utopique des contre-performances180 subversives : aux « grandes sentences » « à propos de botte », il faut préférer le genre pastiché de la fable égrillarde (« la fable de la Gaîne et du Coutelet » suit immédiatement ce morceau d’éloquence emphatique), qui reconduit et allège gaiement la critique du mariage indissoluble, pour nous faire entrer dans un nouveau régime de pensée et d’écriture, « pas trop moral », mais « gai » et positivement utopique, c’est-à-dire divin. En compresçant le Dieu-nature « fataliste », on comprend de l’intérieur de leurs mouvements le « domaine absolu » des amours, réduits aux emboîtements géométriques et symétriques d’une gaîne et d’un coutelet :

Un jour la Gaîne et le Coutelet se prirent de querelle. Le Coutelet dit à la Gaîne : Gaîne ma mie, vous êtes une friponne, car tous les jours vous recevez de nouveaux coutelets…La Gaîne répondit au Coutelet : Mon ami Coutelet, vous êtes un fripon, car tous les jours vous changez de gaîne…Gaîne, ce n’est pas là ce que vous m’avez promis. – Coutelet, vous m’avez trompée le premier…– Ce débat s’était élevé à table ; Cil, qui était assis entre la Gaîne et le Coutelet, prit la parole et leur dit : Vous Gaîne et vous Coutelet, vous fîtes bien de changer, puisque changement vous duisait, mais vous eûtes tort de vous promettre que vous ne changeriez pas. Coutelet, ne voyais-tu pas que Dieu te fit pour aller à plusieurs gaînes, et toi Gaîne, pour recevoir plus d’un coutelet ? (JF, p.

129-130.)

180 L’amour est une performance, ni essence, ni substance, qui suppose ou plutôt compose des lignes fictionnelles plus ou moins utopiques, selon l’humeur où l’on se trouve (plus ou moins gaie), sa capacité crithique (son degré de « moraline ») et son énergie fictionnante. Pour une approche performative des identités de genre, et sur leur subversion parodique, jouant la structure hétérosexuelle du rapport gaîne/coutelet, voir BUTLER Judith, Trouble dans le genre, Paris : La Découverte, 2005, p. 260-263.

L’utopisation est un ton qui prend ses distances comiques et ludiques avec celui de la Morale sentencieuse, et qui, si elle se prend pour Dieu, n’en oublie pas qu’il immane181 la nature et ne fait que se glisser espièglement entre toutes nos gaînes et tous nos coutelets, comme l’intercesseur dynamique de leurs unions indissolublement multiples. C’est une question de conformation géométrique et de thermodynamique, diraient les Bijoux indiscrets, en un chapitre additionnel182, qui est de la même veine utopisante, c’est-à-dire qui opère, par verve et gaieté, un joyeux décalage de l’imaginaire utopique traditionnel et l’innerve d’un traîne littéraire hétérotopique : au lieu de parler sentences et Utopie (More, Fénelon, et tous les « Mentors » salentiens de la grande Utopie classique), on y parle le langage fleuri et fripon d’un autre âge et d’un autre règne : les objets parlent comme dans les fables et les fabliaux du Moyen Age ; on se donne de la « mie » comme au temps des amours courtoises, et c’est tout l’imaginaire chevaleresque de Fourier qui infuse ici discrètement au détour d’un morceau d’anti-éloquence. Diderot critique en acte, dans l’acte de la fable immorale la morale codée des serments amoureux d’exclusivité : l’amour, Dieu nous le dit, dans les formes et les énergies co-pénétrantes qu’il nous a généreusement données, n’est pas exclusif, mais, parce que c’est ainsi qu’il nous « duit », changeant. La fiction se décale hors du temps de la conjointure littéraire, hétérochronique ; hétérotopique, elle quitte le lieu poussiéreux de nos serments fictifs pour embrayer sur ce ciel fictionnel, qui « n’est pas un instant le même », instance fictionnelle, qui ouvre et ferme les deux contes de la morale sexuelle utopique, Madame de la Carlière et le Suppplément au Voyage de Bougainville – avant d’illuminer les amours champenoises de Jacques le pluri-dépucelé183.

Pour entrer dans la pensée sociale-sexuelle utopique, et du ciel faire société, malgré l’écart irréductible qui semble séparer les individuations qui s’y effectuent des nôtres qui se dissolvent, il faut donc détourner le regard du serment amoureux, prendre le point de vue de l’éternité fluide de la nature, et finalement opérer une connexion qui constitue l’événement utopisant. C’est la passe fictionnelle qui donne une énergie cosmique à l’amour, va le fluidifier, et peut-être le dissoudre, mais en lui donnant son rythme propre, son pouls naturel – et donc son impulsion.

Sans cela, on risque d’utopiser à tort et de travers, c’est-à-dire de rêver à une mauvaise éternité, comme il y a un mauvais infini : l’éternité du serment amoureux, prétendument garantie par le lien social et religieux du mariage monogame. C’est une éternité toujours en

181 Immanere c’est résider dans : ce type de résidence convient au dieu spinoziste de Jacques le fataliste.

182 « Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s’agencer les uns avec les autres », par leur « conformité de figures », et cependant cocufiés de temps à autre – d’où la détermination du « rapport nécessaire de chaleur deux époux » (BI, DPV, p. 268).

instance de dissolution, au sens moléculaire et au sens moral : sur ce mauvais plan, on glissera toujours vers les amours clandestines des « dissolu-es » qui secouent nécessairement le joug du mariage. Telle est la pente de nos sociétés antinaturelles pour Diderot, le résultat de l’acte d’utopiser abstraitement, en construisant un ordre social impossible à tenir. Faire-utopie, c’est au contraire, paradoxalement, en revenir à la nature comme flux et essayer de s’y tenir autant qu’elle fuit : c’est la problématique utopique de l’amour. Puisque l’amour fuit, accompagnons sa fuite, mais faisons que cette fuite soit active, constructive et joyeuse, qu’on puisse malgré tout s’y accrocher pour y faire rhizome. Fuir, mais en fuyant, chercher un lien – pas une arme.184

Fourier : l’amour, « fanal de ralliement avec l’essence divine »

Fourier critique aussi la monogamie maniaque de la civilisation, en comparant les discours et les actes, et en dévoilant le vice premier du système des « ménages égoïstes » : l’hypocrisie. On prône la fidélité, et on commet l’adultère ; le platonisme, et c’est le « cynisme » qui domine dans les faits. Le système des amours en civilisation est faux, il sonne faux. C’est l’occasion d’aperçus satiriques bien connus, prisés même d’Engels, et édités à part pour la bonne bouche des amateurs de vaudeville. Fourier avait assez lu La Bruyère et Molière, pour s’adonner digressivement à quelques études de caractères et hiérarchiser les 64 espèces de cocuage185. C’est entrouvrir à peine l’espace de l’utopie ; ce n’est pas le dessiner. Car la critique fouriériste de la monogamie est nettement plus complexe et riche en dimensions.

Anthropologie et climatologie de l’amour

Le premier registre, en apparence vaudevillesque, vise à rallier au projet utopique, par son brio satirique, le plus grand nombre de lecteurs, et surtout de lectrices dans l’esprit de Fourier. La pensée utopique est toujours chez lui un projet pragmatique d’établissement d’une nouvelle science sociale186, nécessaire pour combattre les fléaux de la civilisation, « l’indigence, la fourberie, l’oppression et la carnage » (NMA, p. 203), et surtout, en matière

184 Toujours Fourier oppose aux machines de guerre ou de guérilla deleuzo-guattariennes, des machines d’amour. Nous paraphrasons Deleuze : « fuir, mais en fuyant, chercher une arme » (Dialogues, Paris : Flammarion, 1996, p. 164).

185 Voir la Hiérarchie éditée à part pour faire rire les marxistes de la « verve gauloise » de Fourier, le « socialiste utopique » (Engels). FOURIER Ch., Hiérarchie du cocuage, ed. par MAUBLANC R., Paris : ed. du Siècle, Paris, 1924.

morale, l’hypocrisie et le cynisme. Il est indispensable qu’elle rallie à elle de futurs coopérateurs-mécènes.

Fourier ne se prive donc pas d’exposer sa finesse et son humour en matière d’analyse psychologique et morale de l’amour, rivalisant avec Molière et La Fontaine187. Mais il va plus loin car il dévoile une structure sociale-sexuelle déniée qui règle dans toute son amplitude le jeu des rapports sociaux, en dehors des circuits du discours civilisé : Fourier se fait anthropologue des coutumes amoureuses, sans prétendre à une originalité absolue, mais, en offrant plusieurs miroirs révélateurs, celui de sa propre expérience, des témoins qui lui ont raconté la leur, il va jusqu’à puiser dans l’histoire des autres peuples ou phases de l’humanité – « la sauvagerie, la barbarie, et la patriarcat » – des points de comparaison avec la civilisation et des boussoles pour l’instauration de l’utopie.

Son structuralisme est taxinomique et mathématique, il distingue cinq « ordres d’amour », obéissant à une progression sériaire qui reflète « la marche progressive de la nature188 » :

Débutons par une définition abrégée des 5 ordres d’amour :

1) l’ordre simple ou radical (composé du matériel simple ou du sentimental simple) 2) l’ordre composé ou balancé (qui comprend les 2 éléments d’amour)

3) l’ordre polygame, ou transcendant qui applique à plusieurs unions l’amour composé 4) l’ordre omnigame ou unitaire (comprenant les orgies composées, chose inconnue en

civilisation, ou orgie crapuleuse)

5) l’ordre ambigu ou mixte, multiple bâtard189 qui comprend des genres aujourd’hui tombés en désuétude. (NMA, p. 34)

« Nous ne connaissons, poursuit Fourier, que les deux premiers ordres », avec un avantage factuel pour le premier, dans sa variante matérielle, et une autorisation légale pour le deuxième, du moins en théorie, car « on ne voit si souvent que le lien matériel » « dans le nœud [constitutionnel et religieux] du mariage » (NMA, p. 34-35). Notre civilisation ne

187 Selon Beecher, Fourier « est grand amateur de Molière et de La Fontaine, dont il utilise souvent textes ou personnages pour illustrer ses propres observations sur les passions… », (op. cit., p. 86).

188

Pour Queneau, qui ne manquait pas d’humour, cet arrangement combinatoire des séries, « comme dans la série 2-4-8-16 nombres multiples de 2 » (NMA, p. 34), est à rapprocher de la « Courbe de Gauss » et des études d’Abraham de Moivre (1667-1754) sur la probabilité et la statistique. Voir QUENEAU R., « Dialectique hégélienne et séries de Fourier », Bords, Paris : Hermann, 1963. Pour un résumé « intuitif », voir Schérer, op.

cit., p. 68-69.

189 C’est très précisément ce qu’on appelle, aujourd’hui à la mode, le « queer », « genre » ou ordre « ambigu » ou « bâtard » auquel Fourier réserve une place systématique, comme « nombre intermédiaire » servant de transition à l’intérieur et entre toutes ses séries amoureuses : c’est comme si Fourier anticipait la signification à la fois littérale et sexuelle du terme queer. Elsa Dorlin rappelle que « littéralement, [celui-ci] signifie ‘étrange’, ‘bizarre’, ‘anormal’. Ce terme est communément utilisé comme insulte homophobe : ‘pédale’. Au début du XXe siècle, le terme est utilisé dans l’argot homosexuel new yorkais. Il devient une catégorie d’auto-identification dans le cadre d’une pratique de fierté, aujourd’hui devenue classique, qui consiste à retourner le contenu infamant d’une insulte – antiparastase » (DORLIN E., Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie

connaît plus, ou plutôt « n’admet pas », « les 3e et 4e ordre » : c’est ici que Fourier se fait anthropologue et même ethnologue, décalant utopiquement le regard de ses co-civilisés, pour leur redire l’existence d’autres coutumes amoureuses, certes trop « simples » pour satisfaire le désir d’harmonie, mais cependant suffisamment nombreuses, anciennes et consistantes, pour fournir la trame et le germe d’essor de nouvelles passions amoureuses, ou plutôt d’un nouveau mode de mécanisation et de composition de ces passions engorgées chez nous et simplifiées ailleurs :

la polygamie est permise chez 500 millions de barbares, mais aux hommes seulement ; l’omnigamie190 ou orgie leur est également permise, car tout barbare a le droit de se livrer à l’orgie avec 20 femmes qu’il aura achetées. Mais ce droit n’est que simple et ne s’étend pas aux femmes. (NMA, p. 35)

Plus finement, Fourier évoque des germes moins crapuleux et moins barbares dans trois exemples « remarquables » d’orgie, à Moscou, « à l’Ile d’Otaïti », et à Paris, dont il « parle par ouï-dire » et par lecture interposée, témoignant ainsi d’un usage hyperactif de son maigre savoir anthropologique : il y va de l’établissement noble et joyeux de garanties amoureuses pour toutes et tous. Il s’agit d’abord d’

une association de moscovites (…) nommée le club physique. Les associés, admis par un concierge qui les connaissait (les initiés), se déshabillaient dans un cabinet et entraient nus dans la salle de séance, qui était obscure et où chacun palpait, fourrageait et opérait au hasard sans savoir à qui il avait à faire191. (NMA, p. 327)

Le « besoin de se cacher » témoigne de la force des défiances et des hontes en civilisation, et plus profondément de « l’abjection » et de « l’ignominie » dans lesquelles est tombée la coutume de l’orgie, mais « ça était une très belle idée chez ces moscovites que de savoir au moyen de l’obscurité concilier le penchant naturel à l’orgie avec l’obstacle qu’opposent les défiances et les jalousies civilisées », car « l’invention d’une séance obscure concilie tout et rallie à la nature ceux que la civilisation empêche de s’y rallier… » (ibid.). On voit que l’anthropologie fouriériste est critique, mais aussi polycentrique et libérale : dénonçant « le

190

Par opposition à la polygamie, qui est successive et limitée en nombre et en « manies ou habitudes » (on parlerait aujourd’hui de pratiques sexuelles), l’omnigamie est dans sa pleine intensité simultanée et infinie : elle combine des masses de participant-es aux manies infiniment variées. C’est un plaisir seulement entrevu, et crapuleusement, dans les orgies civilisées et leurs médiocres « parties carrées ou sextines et octavines » (c’est-à-dire à deux, trois ou quatre couples, voir NMA, p. 298).

191 Fourier s’inspire des descriptions de Charles Masson (1761-1807) dans ses Mémoires secrets. Voir MASSON Ch., Mémoires secrets sur la Russie, et particulièrement sur la fin de règne de Catherine II, et commencement de

celui de Paul Ier, formant un tableau de mœurs de St Petersbourg à la fin du XVIIIe siècle, Paris : C. Pougens,

1800 (An VIII), tome second, p. 129-130. Cf. ALEXANDRIAN S., Les Libérateurs de l’amour, Paris : Seuil, 1977, p. 148 et WILSON B., « La vraie Madame Strogonoff : une identification », Cahiers Charles Fourier, n° 12, décembre 2001, p. 25-34.

chaos social » produit par la civilisation, elle est capable d’ouvrir libéralement en elle, entre Moscou et Otaïti, des coins de liberté et de noblesse sexuelle, qui témoignent de l’immanence de l’utopie sexuelle : la fiction sexuelle utopique s’accroche à ces germes, entrevus ici et là, pour les développer virtuellement en instaurant sa fine et complexe mécanique harmonique, non pas en l’air donc, mais dans le fil de ces besoins « de nature » qui trouvent toujours un moyen de se « concilier ».

Car elle est en même temps « climatérique192 » et prend en compte dans son enquête les conditions d’éclairage ou de luminosité de l’amour : comme chez Diderot, il s’agit d’exposer l’amour « au grand jour » et « à la face du ciel », de manière à l’extraire de la gangue ombreuse, de ces « séances obscures » astucieuses mais abjectes qui l’éloignent de nos regards et de toute mécanique associante : c’est pourquoi le décor des amours en harmonie/utopie est le plus souvent oriental (Iran, Irak d’aujourd’hui : la Perse), c’est-à-dire baigné du chaud soleil de l’Orient, propice à « l’exposition de la simple nature193 » et à la visibilité des combats et des insignes amoureux.

« L’Ile d’Otahiti », tirée d’on ne sait quel virtuel, bougainvillé ou diderotien, émerge ainsi comme un bloc de devenir utopique, dont le climat et « la bonne nature » se prêtent à l’orgie composée, « en exercice combiné d’hommes et de femmes », loin des simplismes misogynes de ces « Barbares qui exercent en amour l’orgie simple ou adaptée aux voluptés d’un seul sexe » : « l’orgie amoureuse ou genre omnigame est si naturelle qu’on la trouve pleinement dominante à l’Ile d’Otahiti qui certes était bien au sentier de la bonne nature [eutopique] » (NMA, p. 328).

Paris, enfin, étale ses charmes licencieux dans le luxe, l’opulence et la liberté de manœuvre des « sybarites » qui faisaient rutiler la cour du Régent de Louis XIV : loin d’être seulement des égoïstes « roués » (comme les romans libertins en ont figé la figure), ces