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Chapitre 2. La nécessaire marge de manœuvre du juge

A. Une interprétation des normes de référence conditionnée par l’objet de la loi

L’importance accordée à la lutte contre le terrorisme confère une légitimité particulière à la loi et, ce faisant, rompt « l’équilibre entre la disposition législative et les principes constitutionnels »234. Le poids accordé aux motifs de restriction des libertés n’influence donc plus uniquement le degré du contrôle, mais va jusqu’à exercer une influence sur l’interprétation de la norme de référence elle-même, en incitant à « une autre lecture des droits fondamentaux »235 .

Cette influence de la norme contrôlée sur l’appréhension de la norme de référence se constate dans la jurisprudence du Conseil relative au principe d’égalité. Ainsi, dans sa décision 96-377 DC, il affirme que la possibilité de déchoir de la nationalité française tout individu l’ayant acquis qui serait coupable d’un crime ou délit de terrorisme ne méconnait pas le principe d’égalité. Pour arriver à cette conclusion, il affirme pourtant que les personnes ayant acquis la nationalité française et celles à qui elle a été attribuée à la naissance sont dans une même situation, mais poursuit en affirmant que « toutefois, le législateur a pu,

231 Secretary of State for the Home Department v JJ and others [2007] UKHL 45, § 34. 232 Ibid., § 70.

233 C.

CHAN,« Business as usual : deference in rights review », in.F. DAVIS,F. de LONDRAS, éds., Critical debates on counter-

terrorism judicial review, Cambridge University Press, 2014, p. 241 : « When the country is under grave national security threat, (…) counter-terrorism measures that would not have been proportionate in times of peace might then be found to be proportionate ».

234 K.

ROUDIER,op. cit.,p. 159.

compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité »236. Le Conseil, applique donc la deuxième branche de l’alternative du principe d’égalité tel qu’il apparaît dans sa jurisprudence237, et admet explicitement, pour la première fois, qu’une identité de situation puisse donner lieu à une différence de traitement. Cette solution a par la suite été confirmée par la décision 2014-439 QPC238. Or si la formulation constante du principe d’égalité pourrait laisser penser, comme le montre le Professeur Olivier JOUANJAN,en partant du fait qu’une différence de traitement s’établit nécessairement sur la base d’une différence de situation, que les raisons d’intérêt général auraient en réalité pour but de permettre de « sauver encore la différence de traitement qui n’aurait pas passé avec succès le premier test »239 ; ce n’est pas la position adoptée par le Conseil, puisque qu’il « censure bien des différences de traitement non justifiées par des différences de situations, sans guère se préoccuper si le motif d’intérêt général recherché par le législateur ne pourrait, subsidiairement, justifier une « dérogation » à l’égalité »240. C’est toutefois bien ce qu’il fait en l’espèce, et de manière très claire. On peut donc conclure avec Karine ROUDIER241,que c’est la particularité de la lutte contre le terrorisme qui justifie la validité de cette discrimination. Cette analyse est en outre renforcée par la présence de ce même raisonnement, explicite cette fois, quant au principe de nécessité des peines : « qu'en outre, eu égard à la gravité toute particulière que revêtent par nature les actes de terrorisme, cette sanction a pu être prévue sans méconnaître les exigences de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen »242.

La lutte contre le terrorisme bouleverse donc l’appréhension même du principe d’égalité par le juge constitutionnel ; celui ci modifiant la fonction conférée à la structure binaire du principe. Le rapport entre la norme de référence et la norme objet du contrôle est donc quasiment inversé, puisque ce sont les droits et libertés constitutionnellement protégés qui sont interprétées de manière conforme à la loi.

Cette idée se retrouve dans la jurisprudence de la Cour Suprême. Elle est implicitement affirmée par Lord HOFFMAN, dans son opinion dissidente sur la décision Secretary of State for the Home Department v JJ, puisqu’il affirme que le concept de privation de liberté au sens de l’article 5 de la CESDH doit être interprétée strictement, sinon cela reviendrait à « placer de trop lourdes restrictions sur les pouvoirs de l’Etat pour faire face à la menace terroriste mettant en danger la vie des citoyens »243. Elle est revanche

explicitement avancée par la Cour quelques années plus tard, dans une affaire touchant à la sauvegarde de l’ordre public, mais en dehors du contexte terroriste. Lord HOPE considère en effet que l’on peut prendre

236 Décision n° 96 - 377 DC du 16 juillet 1996, cons. 23.

237 Formule constante depuis la décision n° 87-232 DC du 7 janv. 1988, loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale

de crédit agricole : « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit » ; le Conseil ayant ajouté à partir de la décision n°97-

388 DC « en rapport direct ».

238 Décision n° 2014-439 QPC, 23 janv. 2015, Ahmed S. 239 O.

JOUANJAN « Le Conseil constitutionnel, gardien de l’égalité ? », Jus politicum, n°7, 2012, p. 11.

240 Ibid., p. 12. 241 K.

ROUDIER,op. cit., pp. 170-171.

242 Décision n° 96 - 377 DC du 16 juillet 1996, cons. 23.

243 Secretary of State for the Home Department v JJ & others [2007] UKHL 45, § 44 : « Otherwise the law would place too

en compte le but de la mesure restreignant la liberté individuelle pour déterminer la portée à donner à l’article 5 de la CESDH244.

Si cette conception n’a jusqu’à aujourd’hui pas fait l’objet d’une consécration dans le champ du terrorisme, cela pourrait rapidement être remis en cause. Le gouvernement de David CAMERON a en effet exprimé, en 2006245, sa volonté d’introduire, dans l’hypothèse d’une déclaration de droit britannique remplaçant le HRA, une « balancing clause », permettant de réinterpréter les droits fondamentaux au regard de l’objectif de sécurité nationale. Or cette construction est juridiquement contestable, puisqu’elle fait remonter d’une étape le moment de la mise en balance, au stade de la détermination du champ du droit protégé, et non plus au stade de la justification de cette atteinte. Elle permettrait en réalité d’établir un rapport de proportionnalité entre la liberté constitutionnelle et la loi anti-terroriste, et non plus seulement entre la restriction à la liberté que la loi met en place et l’objectif de sécurité qui la motive.

Si cette idée devait être consacrée par un texte, cela pourrait se traduire par un recul important dans la protection des droits ; et ce d’autant plus lorsque s’ajoutent à ce bilan les difficultés rencontrées par le juge pour procéder à un réel contrôle de proportionnalité des mesures de lutte contre le terrorisme.

B. L’appauvrissement du contrôle de proportionnalité résultant de l’accentuation de son caractère