• Aucun résultat trouvé

Internationalisation du réalisme et revanche artistique française : l’aurore de l’impressionnisme

On ne s’étonnera donc pas que la peinture des avant-gardes parisiennes, candidate à la fonction de producteur de « besoins nouveaux » et de « passions nouvelles », se soit convertie en peinture nationale à cette même époque. L’intensification de la concurrence artistique des années 1860 était directement à l’origine de l’apparition des avant-gardes : ainsi du Salon des Refusés, en 1863 ; elle fut surtout à l’origine de nouveaux groupements artistiques – ainsi, en 1874, celui d’une « Société anonyme coopérative d’artistes peintres, sculpteurs, graveurs », baptisée plus tard du nom d’ « impressionnistes », et dont une minorité seulement se voulait novatrice par sa peinture. L’histoire de l’art moderne semble avoir oublié, d’autre part, que la concurrence étrangère préoccupait même ces premières

1 Louis Gonse, « Exposition d’Adolphe Menzel à Paris (1er article) », Gazette des Beaux-Arts, sér. 2, t. 31 (juin 1885), p. 512-522. Citation pp. 514-515.

2 Marius Vachon, La Crise industrielle et artistique en France et en Europe, Paris, Librairie illustrée, 1886, pp. 113-114.

avant-gardes. Edmond Duranty le fait bien paraître dans son ouvrage de fiction sur la génération de 1863, rédigé probablement dans les années 1870, Le peintre Louis Martin. Dans la nouvelle, Louis Martin, partisan des plus acharnés de Manet, propose à ses amis de renoncer à se présenter aux expositions officielles et de se regrouper pour exposer ailleurs.

L’invasion sur le marché de Paris d’une bande d’Italiens et d’Espagnols extrêmement adroits de métier, vint vers la fin donner plus d’impulsion à ces idées. Cette bande portait un coup sensible aux zélés de la costumerie anecdotique et entravait la vente. Les marchands et le public s’engouaient des Zamacoïs, des Fortuny, des Simonetti, et de toute une série venue à la suite. La pépinière sortie de chez Gérôme songea à lutter contre cette invasion et contre les expositions en masse qu’en faisaient les marchands. Les plus jeunes, les plus actifs, [...] eurent la pensée d’organiser entre eux une exposition perpétuelle1.

L’appel théorique aux cultures étrangères n’impliquait donc pas nécessairement l’ouverture vis-à-vis de la concurrence venue d’ailleurs. Dans les années 1870 s’ajouta à ces inquiétudes économiques une pression politique nouvelle, qui incitait les peintres parisiens à reconsidérer leur position vis-à-vis de la question artistique nationale. Lionello Venturi, dans ses études sur l’impressionnisme, a désigné les années 1873-1879 comme une période de « réaction du goût » - à l’époque des gouvernements d’Ordre moral2. Non seulement la

critique d’art, mais aussi le marché répercutaient les inquiétudes politiques consécutives à la défaite. Les « victimes » de la réaction du goût ne furent ainsi pas les seuls impressionnistes : Delacroix, Corot, Millet, Rousseau, Daumier, Courbet, furent également délaissés par les amateurs. A cette époque le marchand Paul Durand-Ruel se ruine en vendant ses tableaux à prix coûtant. Millet, Corot, Daubigny, Daumier, Barye, Diaz, meurent entre 1875 et 1879. La vente de leurs ateliers se fait au moment le plus défavorable. En 1875 la sanction du marché, manifestée par une vente désastreuse à l’hôtel Drouot, paraît irréfutable3.

L’année 1878, où l’Exposition universelle pose plus que jamais la question de l’art français, marque le point culminant de cette réaction. On aurait ainsi pu rendre hommage à feu Millet (1814-1875), à Courbet qui vient de disparaître en 1877, ou encore au vieux Honoré Daumier (1808-1879). Millet n’est pas même mentionné, et de Courbet le public ne peut voir que La Vague, achetée par le Luxembourg peu après la mort de l’artiste. Émile Zola, dans son compte-rendu de l’exposition, constate en revanche l’importance de Gérôme et Cabanel, qui « représentent en ce moment notre Ecole et notre Académie des beaux-arts, [...] les personnifient, [...] en sont les pontifes suprêmes » ou de « Bouguereau, trait d’union

1 Edmond Duranty, « Le Peintre Louis Martin », in Le Pays des Arts, Paris, Charpentier, 1881, p. 345. 2 Lionello Venturi, Les Archives de l’impressionnisme, … op. cit, t. 1, pp. 34-sq.

3 Les 23-24 mars 1875, Monet, Morisot, Renoir et Sisley organisent une vente aux enchères à Drouot : elle provoque une émeute et l’intervention de la police. La moitié des œuvres seulement sont vendues. D’après Charles F. Stuckey, Claude Monet, 1840-1926, op. cit., chronologie.

entre Cabanel et Gérôme1 ». Jean-Léon Gérôme (1824-1904), membre de l’Institut,

professeur à l’École des Beaux-Arts et juré du Salon, principal défenseur de l’académisme, est l’irréductible adversaire de l’impressionnisme. Il est représenté à l’Exposition universelle de 1878 par 11 tableaux aux sujets antiques ou orientaux. Parmi les autres représentants de l’académisme, Jean-Jacques Henner (1829-1905) peintre idéaliste à succès, montre 10 tableaux, Jean-Paul Laurens (1838-1921) en expose 14 et Ernest Meissonier (1815-1891), mondialement célèbre pour ses peintures minutieuses de genre et d’histoire, est représenté par 16 œuvres. William Bouguereau (1825-1905) enfin, grand prix de Rome 1850, peintre favori des Pereire et des Boucicaut, est très prisé dans la bourgeoisie française de l’Empire et de la IIIe République qui le comble d’honneurs. Sa peinture est

particulièrement léchée. L’artiste est exporté en Europe, mais surtout en Amérique, par la galerie Goupil- Boussod & Valadon.

A l’Exposition universelle de 1878, la peinture académique domine donc. Les organisateurs n’ont pas entériné la victoire du réalisme en couronnant ses maîtres – même si Corot et Daubigny ont droit tous deux à une rétrospective de dix et neuf tableaux. Quel paradoxe ! souligne Zola : « Dans nos expositions annuelles de peinture les paysagistes tiennent la tête. Cependant l’opinion courante les traite toujours avec un certain mépris. Ainsi le jury les récompense beaucoup moins volontiers. Jamais une médaille d’honneur ne sera décernée à un paysagiste2. » Le jury a exclu Manet et les impressionnistes, ainsi que

Delacroix, Millet, Rousseau, Decamps, Barye, Ricard, Troyon.

Lionello Venturi a interprété cette réaction comme une peur sociale : « Ils flairèrent le danger social dans la peinture des impressionnistes. [...] C’était en peinture “la fin des notables”, l’adieu aux élégances et à la splendeur, l’origine d’une nouvelle dignité attribuée aux masse populaires3… » La peur était surtout politique : « on sait ce qu’il en est,

poursuivait Zola : Courbet a participé à la Commune en 18714 ». Elle fut aussi largement

liée au rayonnement à l’étranger d’une peinture dont on ne savait s’il fallait ou non l’accepter comme représentative de l’art français. L’impressionnisme, en effet, était très novateur par sa touche imprécise (et impressionniste), et par l’éclat de lumière qu’il jetait sur les toiles. Il ne répondait pas aux critères établis de définition d’une peinture française finie, aux contours délimités, aux fonds sombres et sérieux. Dans un tableau

1 Émile Zola, « Lettres de Paris : L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878 », Le Messager de

l’Europe, juin 1878 (version en ligne des écrits sur l’art de Zola (http://www.cahiers-

naturalistes.com/ecritsarts.htm). Une autre version est proposée dans Mon Salon, op. cit., p. 296). 2 Ibid. (Mon Salon, op. cit. p. 310).

3 Lionello Venturi, Les Archives de l’Impressionnisme, op. cit.,. p. 35.

4 Émile Zola, « Lettres de Paris : L’Ecole française de peinture à l’Exposition de 1878 », Le Messager de

impressionniste, les frontières picturales sont brouillées par la couleur. La proximité avec certaines toiles de Turner, où la peinture plonge le spectateur dans l’humidité d’un paysage marin, la fumée d’un train ou la brume d’un matin, pouvait dérouter des amateurs en attente d’horizons plus précis, d’atmosphères plus sèches. Enfin le renversement ou le raccourcissement des points de vue, puisés dans l’art japonais, ne cadraient pas du tout avec les compositions équilibrées enseignées dans les milieux académiques, et que le Salon reproduisait. Ce brouillage des frontières visuelles fut interprété comme un effacement de frontières culturelles et politiques. Une telle peinture ne pouvait représenter l’art français.

Une « place au Louvre » pour le réalisme ?

C’est pourtant ce que tentèrent de démontrer les critiques d’art partisans du réalisme dès la fin du Second Empire : que l’art réaliste et impressionniste, même s’il empruntait aux traditions étrangères et transgressait les définitions admises de l’art national, était essentiellement français ; et qu’il faisait la gloire de l’école artistique du pays. Émile Zola, défenseur passionné de la peinture de son camarade Manet, a ainsi cherché, dès 1866 à disculper ce dernier qu’on accusait d’imiter les Espagnols. En acceptant déjà l’idée qu’imiter l’art espagnol était une faute, Zola souscrivait à l’idéal dominateur de l’art national : la peinture réaliste, insiste-t-il dans la plupart de ses articles pour l’Evénement, a pris racine dans l’art français. « M. Manet sera un des maîtres de demain », écrit-il en mai 1866, « La place de M. Manet est marquée au Louvre1 ».

En 1866, Zola est certes fondé à intégrer la peinture de ses amis dans la tradition française, puisqu’il peut la rapporter à l’école du plein-air des années 1830 et à la pâte de Gustave Courbet. En effet la peinture de Barbizon, après 1860, est devenue pour le public français une branche de l’école française. Au Salon de 1866 Corot et Daubigny, ses grands représentants, font partie du jury. A cette même exposition le public a consacré Courbet2.

Les artistes de la nature et de la vérité, que l’on traitait hier d’anglais à cause de la proximité de leur peinture avec celle de Constable ou de Turner, ou de révolutionnaires internationalistes (Courbet ayant pactisé avec Proudhon), sont maintenant acceptés. « Nos pères ont ri de Courbet, et voilà que nous nous extasions devant lui ; nous rions de Manet, et ce seront nos fils qui s’extasieront en face de ses toiles3 », poursuit Zola. Pourquoi le

réalisme ne serait-il pas consacré français à son tour ?

1 Émile Zola, « M. Manet », L’Evénement, 7 mai 1866 (ibid. p. 71). 2 Émile Zola, « Les Chutes », L’Evénement, 15 mai 1866 (ibid. p. 80).

Ce besoin pour Zola d’intégrer le réalisme dans la tradition picturale française, manifeste largement la domination du modèle culturel français national sur le jeune écrivain à moitié étranger, assoiffé de reconnaissance dans le champ littéraire et politique national. Mais Zola, observateur très fin des réalités sociales, a bien compris comment fonctionne le système de consécration parisien : une peinture trop novatrice, d’abord refusée, devient une fois consacrée une branche de « l’école française » alors qu’on la rejetait comme étrangère. Ne faut-il donc pas, pour accélérer sa consécration, montrer sa blanche patte nationale ? Le 16 mai 1866, le journaliste Théodore Pelloquet, invité à écrire dans l’Evénement pour faire contrepoids aux prises de position de Zola, tranche la question : « Je viens de lire les articles de M. Claude [pseudonyme de Zola] et je suis loin de partager son sentiment sur le rôle qu’il attribue à M. Manet dans l’école française1. »

A partir de 1875 le travail de nationalisation de la peinture réaliste s’intensifie. Zola, porte-parole le plus connu de la nouvelle école, fait du paysage « la gloire de notre école contemporaine2 ». Il est temps pour la France d’accepter la peinture moderne : « Après la

décadence de l’académisme, à la suite de la victoire du romantisme et du réalisme, il ne reste qu’à accepter, en bloc, toutes les tentatives modernes3. » De la variété de production

des peintres français, le romancier fait l’arme majeure de la domination française sur le monde : « C’est pourquoi, si toutefois je ne suis pas aveuglé par mon orgueil national, l’école française demeure la première école dans le monde. Ce n’est pas […] qu’elle puisse mettre en avant un nom célèbre, un peintre hors série, mais c’est en raison de son charme exceptionnel, de sa diversité, de sa grâce4. » Même allégeance à la France artistique un mois

plus tard, pour le Salon de 1875 : « Notre école française reste la première du monde, non pas que nous ayons en ce moment de grands maîtres, mais parce que nous possédons l’esprit, le métier facile, la tradition correcte, l’entrain superbe5. »

Lors de l’exposition impressionniste de 1876, Mallarmé, Zola et Edmond Duranty, chacun à sa manière, placent les impressionnistes dans la tradition française. Zola s’efforce de montrer comment la peinture de Manet et celle des impressionnistes s’y intègrent : « le mouvement révolutionnaire qui s’amorce transformera assurément notre école française d’ici vingt ans », souligne-t-il6. Son collègue Duranty fait de même lorsqu’il rattache la

peinture impressionniste à l’art désormais consacré de Millet, Courbet, Ingres, Corot et

1 L’Evénement, in Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, op. cit. p. 41. 2 Émile Zola, « Lettre de Paris », Le Sémaphore de Marseille, 4 mai 1875 (Mon Salon, op. cit. p. 245). 3 Émile Zola, « Lettres de Paris », Le Messager de l’Europe, Juin 1875 (ibid. p. 214).

4 Ibid. p. 217.

5 « Lettre de Paris », Le Sémaphore de Marseille, 4 mai 1875 (ibid. p. 210).

6 « Lettre de Paris – 29 avril 1876 », Le Messager de l’Europe, juin 1876. Je reprends la traduction proposée par le site internet cité plus haut. Une autre version est disponible dans Mon Salon, op. cit. pp. 247 et suivantes.

Chintreuil1. Quant à Théodore Duret, grand ami des impressionnistes, il les fait dériver

directement de Delacroix, Millet, Corot et Manet, soulignant qu’aucun parmi eux n’a rejeté la peinture classique. Dans un dialogue avec un amateur de peintre classique, le Critique

d’avant-garde reprend la métaphore culinaire de la génération précédente :

Nous aimons donc la peinture de toutes les écoles et nous ne demandons à personne d’enlever un seul tableau pour accrocher un impressionniste ; qu’il le pende seulement à la suite. Convives ! Vous êtes bien à

table, gardez vos sièges ; nous allons mettre une rallonge et nous asseoir à vos côtés. Nous apportons un nouveau plat ; il vous procurera les délices de sensations nouvelles. Goûtez avec nous2.

Dix ans plus tôt le public était dégoûté par la mixture réaliste. La gastronomie artistique française pourra-t-elle s’enrichir de nouvelles saveurs ? Le marchand Paul Durand-Ruel, défenseur des nouvelles formes d’art, y compte bien. Sous le second Empire sa galerie a porté ses efforts sur l’école de 1830, que le public commençait tout juste à accepter. Depuis la guerre de 1870 il s’intéresse aux travaux de Pissarro, Monet, Sisley, puis Renoir, Manet et Degas. C’est dans sa galerie, 11 rue Lepeletier, que fut présentée la deuxième exposition impressionniste en 1876. Face à la réprobation dont sont victimes ses peintres et à la « réaction du goût » dont l’Exposition universelle de 1878 lui semble le plus flagrant témoignage, Durand-Ruel riposte : il réalise en même temps que l’Exposition universelle une exposition de la peinture française telle qu’il la conçoit, de l’école de 1830 à 1870, montrant 88 Corot, 32 Delacroix, 30 Courbet. Il propose ainsi une généalogie de l’art moderne, dont les tableaux vendus à sa galerie sont les dignes successeurs. Il construit en fait une histoire alternative de l’art français, dont les peintres qu’il défend sont les descendants évidents.

Evoquant cette « exposition de la peinture française authentique de 1830 à 1870 » dans ses mémoires, Paul Durand-Ruel souligne qu’elle fut un succès3.Cet événement rencontrait

en fait les attentes du public. Présenter l’école de 1830 et la peinture réaliste comme des tendances dignes d’incarner une tradition artistique française moderne, c’est alors en effet proposer une interprétation quasiment patriotique de l’expansion européenne du réalisme. L’internationalisation des styles, que l’on ne sait comment comprendre et dont on se demande alors depuis quelques années si elle ne menace pas la supériorité française, est dans cette perspective une preuve supplémentaire du rayonnement national à l’étranger. On

1 Louis-Edmond Duranty, La nouvelle peinture : à propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries

Durand-Ruel, Paris, E. Dentu, 1876, pp. 14-15.

2 Théodore Duret, Les peintre impressionnistes – Claude Monet, Sisley, C. Pissarro, Renoir, Berthe Morisot, Paris, Librairie parisienne H. Heymann et J. Perois, 1878 – repris dans Critique d’avant-garde, (1885), Paris, École nationale des Beaux-Arts, 1998, p. 61. C’est moi qui souligne.

comprendra pourquoi Zola, dès 1875, proclamait la victoire internationale du réalisme : « Le romantisme a ébranlé l’Académie, le réalisme l’a fait tomber définitivement1 ».

Après 1878 le discours avant-gardiste s’est ainsi tourné vers un argument plus porteur : celui du rayonnement de la peinture réaliste à l’étranger, démonstration par les faits que l’influence artistique française à l’étranger est le résultat de l’expansion de la peinture réaliste et non académique. N’est-ce pas une preuve que le réalisme contribue en premier lieu à la supériorité artistique française ? Les critiques d’art favorables au réalisme le soulignent à l’envi. Edmond Duranty constate ainsi, dans la Gazette des Beaux-Arts, que l’art allemand est passé d’une orientation idéaliste vers le réalisme : « Beaucoup des œuvres germaniques ressemblent maintenant à celles qui sont l’expression courante et moyenne de la peinture française ou belge2 ». Il est rejoint par Jules Castagnary (1830-1888) dans Le

Siècle : « Où va [...] le courant des idées ? On ne peut se le dissimuler, il va à la

représentation de la vie moderne. Le phénomène nous est connu. Nous l’avons observé en France, et nous sommes heureux de le retrouver en Allemagne3. » Et Duranty de

conclure que les artistes allemands entrent dans « le courant commun d’art et de goût qui enveloppe toute l’Europe4 » - et qui est bien sûr parti de France.

La définition d’une peinture moderne française : la jeune république et les arts

Autour de 1880, le réalisme et l’impressionnisme sont progressivement assimilés dans la peinture française. La stratégie intégrationniste des critiques d’avant-garde a bien fonctionné. Cette insertion du réalisme dans la culture française est favorisée par l’arrivée au pouvoir des partis républicains après la crise constitutionnelle de 1877. Le mouvement républicain a besoin en effet d’une légitimité nouvelle : celle d’une culture française rayonnant dans le monde entier. Le réalisme vient occuper une place vacante : celle d’incarner l’art français universel. L’internationalisme révolté des années 1860-1870 se transforme en cosmopolitisme, cette fois connoté positivement : il incarne l’universalisme hérité de la Révolution française. Déjà l’Exposition universelle de 1878 devait affirmer le rayonnement de la jeune république et mettre fin à son isolement diplomatique. Le régime, y consacrant un investissement financier considérable (plus de 130 millions de francs),

1 Émile Zola, « Lettre de Paris – Une exposition de tableaux à Paris », Le Messager de l’Europe, juin 1875 (Mon Salon, op. cit. p. 217).

2 Edmond Duranty, « Exposition Universelle. Les Ecoles étrangères de peinture. Allemagne », Gazette des

Beaux-Arts 18/1878, pp. 50-62 – p. 53.

3 Émile Bergerat, « Exposition universelle. Les Beaux-arts. L’ École allemande », Journal officiel de la

République Française, 17 octobre 1878, p. 9805 ; Jules Castagnary, « L’Exposition XXIV: Œuvres d’art

(section allemande) », Le Siècle, 7 juin 1878.

entendait montrer au monde la supériorité de la République sur le régime impérial1. Il

s’agissait aussi de témoigner de la renaissance française après la défaite face à l’Allemagne et la Commune ; à l’intérieur, de faire oublier la crise politique et réunir les Français autour d’un idéal nouveau.

L’adhésion à un modèle progressiste, libéral, hérité des Lumières (et de Voltaire on célébra en 1878 le centenaire), constituait un terrain favorable pour l’intégration du réalisme et de l’impressionnisme dans une histoire moderne de l’art français2. Pourquoi, dès lors, ne

pas allier la république et le réalisme ? Le rayonnement du second doit servir à celui de la première. Les antécédents révolutionnaires, démocratiques, du réalisme ne sont-ils d’ailleurs ceux dont la république se réclame ? Courbet a participé à la Commune : il a contribué à sa manière à l’installation de la république après la chute du régime napoléonien. Les nouvelles élites au pouvoir en France, déjà adeptes de la peinture réaliste et parfois impressionniste, pourront d’autant mieux la soutenir officiellement qu’elle est déjà connue à l’étranger.

Après 1878, la politique artistique de la France prend une direction éclectique et libérale3. Le 5 janvier 1879 les élections au premier tiers sortant du Sénat marquent une

éclatante victoire des républicains qui parviennent bientôt à entrer en force dans la haute fonction publique. La démission de Mac-Mahon le 30 janvier, et l’élection à la présidence de Jules Grévy sont décisives. En février 1879, les Opportunistes s’installent au pouvoir. Jules Ferry (1832-1893) devient ministre de l’Instruction publique du ministère Waddington formé en février. Jusqu’en 1885 il détient les rennes de l’Instruction publique, conduisant