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Cette petite chronique de l’investissement international des réalistes pourrait paraître sélective et orientée, si elle ne permettait de mettre en lumière la formation et surtout la

permanence des réseaux de l’art d’avant-garde après 1850. S’implanter sur le marché

étranger en effet, c’est trouver des alternatives à un marché de l’art difficile, où l’offre commence à excéder largement la demande, surtout lorsqu’on est exclu de ce marché. C’est, surtout, la meilleure possibilité d’entretenir sa révolte et de conserver une indépendance relative vis-à-vis des instances académiques et du pôle officiel parisien, sans céder à la pression du « goût bourgeois ». En vendant à l’étranger on n’a plus besoin de vendre à Paris.

1 D’après Charles F. Stuckey, Claude Monet, 1840-1926, Chicago, Thames and Hudson, 1995 (chronologie). 2 At the Piano (YMSM 24) (Lettre de Thoré à Édouard Manet, [15 avril/mai 1867], et envoyée par Manet à Whistler – The Correspondence of James McNeill Whistler, op. cit, n° 00433).

3 D’après Sophie Monneret, L’Impresionnisme et son époque, op. cit., t. I, p. 220.

4 Manet note par exemple en 1868, dans son carnet d’adresses, les coordonnées de Robert Grahame, peintre né à Edimburg, « aux soins de Mme Clay, 32 Royal York Crescent Clifton » ; une lettre à Manet datée de 1871 est conservée. D’après Denys Sutton, « Degas et l’Angleterre », in Degas inédit, op. cit., p. 283.

5 Cat. n° 1384 et 1361. Le Philosophe est très probablement l’un des deux Philosophe, l’un au béret, l’autre au chapeau, peints par Manet en 1866 et conservés tous deux à l’Art Institute de Chicago.

Dans son ouvrage sur Les Règles de l’Art, Pierre Bourdieu a tenté de reconstituer les stratégies des avant-gardes historiques pour accéder à l’existence dans le champ artistique national. La posture révolutionnaire, la prise de position contre l’académisme, la prise de parole violente et virulente, qu’accompagnent surtout des pratiques esthétiques nouvelles et déroutantes, sont les meilleures manières pour faire parler de soi. Surtout à une époque où la presse compte dans la construction des réputations, et donc la propension à susciter des polémiques. Mais comment rester d’avant-garde alors qu’il faut vivre ? Le problème du peintre d’avant-garde est qu’il n’a pas le droit, en tout cas d’après les valeurs et les obligations attachées à la position qu’il adopte dans le champ artistique, de gagner sa vie. Toute concession au pôle commercial est en effet envisagée comme une trahison de l’idéal de l’art pour l’art. Elle enclenche une perte de considération dans le milieu artistique. Qui vend n’est plus un artiste digne de ce nom. La rente, facteur le plus favorable à une indépendance affirmée et maintenue vis-à-vis des contingences commerciales, serait donc un atout, voire une prédisposition nécessaire pour faire sécession1.

Mais tous les artistes d’avant-garde du XIXe siècle ne furent pas des rentiers. L’analyse

de Pierre Bourdieu est performante pour le cas de Manet. Elle n’explique pas cependant pourquoi certains artistes restèrent des « révolutionnaires » alors qu’ils ne disposaient pas des moyens de leur révolution. Ainsi Fantin-Latour, Monet, Pissarro… Pour rester révolutionnaire sans soutien financier extérieur il fallait vivre d’une activité personnelle ; donc, pour des artistes s’étant consacrés à l’art, vivre de leur art ; donc vendre. Dans les années 1860, cependant, et même jusqu’à la guerre de 1914, la population des amateurs susceptibles d’acheter des œuvres d’avant-garde demeurait fort restreinte. Et constater que les œuvres des peintres d’avant-garde tournent dans ces mêmes milieux ne suffit pas. Certes les avant-gardes se vendirent leurs œuvres mutuellement, mais ce cercle d’auto entretien était bien trop étroit pour faire vivre les peintres à leurs débuts. D’autant plus que dans les milieux artistes, on s’échangeait plus qu’on ne se vendait des tableaux.

La solution était de recourir à un marchand, dira-t-on : le marchand permettait aux novateurs d’échapper à la souillure du contact avec le marché de l’art. Reste que le soutien d’un marchand n’intervint jamais au début-même de la carrière d’avant-gardiste, et n’entra en jeu que lorsque l’artiste s’était déjà fait connaître, et reconnaître, comme révolutionnaire.

1 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art, op. cit. p. 188-189 : « Les grandes révolutions artistiques ne sont ni le fait des dominants [...] ni des dominés tout court, que leurs conditions d’existence et leurs dispositions condamnent souvent à une pratique routinière de la littérature [ou de l’art] [...]. Elles incombent à ces êtres bâtards et inclassables dont les dispositions aristocratiques associées souvent à une origine sociale privilégiée et à la possession d’un grand capital symbolique [...] soutiennent une profonde “impatience des limites”, sociales mais aussi esthétiques, et une intolérance hautaine de toutes les compromissions avec le siècle. »

Ainsi des « impressionnistes », et de « leur » marchand Paul Durand-Ruel (1831-1922). Ce n’est qu’en 1871, soit près de dix ans après leurs premiers pas dans le monde de l’art comme disciples du réalisme, que Claude Monet et Camille Pissarro sont présentés à Durand-Ruel. Ce dernier ne s’intéresse à Manet qu’en 1872 : en janvier il remarque chez Alfred Stevens des toiles de Manet, les acquiert pour huit cents francs et se rend le lendemain chez le peintre auquel il achète (pour quinze mille francs) vingt-trois tableaux1.

Comment les artistes-d’avant-garde-non-rentiers-non-soutenus-par-un-marchand parvinrent- ils donc à rester d’avant-garde, au moins à leurs débuts, et s’imposer comme tels dans le champ de l’art sans sacrifier l’art pour l’argent ? En vendant. Mais dans un autre champ artistique. A la fin du XIXe siècle, le cloisonnement entre les champs artistiques nationaux

était suffisant pour permettre ce détour salvateur.

Une analyse de l’histoire des avant-gardes cantonnée au domaine national permet donc certes de mettre en évidence la logique de fonctionnement des avant-gardes, leur opposition systématique, les valeurs auxquelles elles souscrivent et celles qu’elles rejettent. Mais elle ne peut rendre compte de la question essentielle : comment les peintres d’avant-garde réussirent-ils à survivre2 ? Dans les années 1855-1870, la position, interne au champ

national de l’art, de révolutionnaire, ne fut tenable que par un détour par l’étranger, un investissement personnel et professionnel dans un autre champ de l’art où l’artiste pouvait vendre, donc vivre de sa peinture, donc éventuellement faire des concessions au goût de ses clients, sans renoncer pour autant à son attitude méprisante vis-à-vis de toute contrainte, officielle ou commerciale, là où il voulait exister. Paris, soit le champ artistique français, restait le lieu où la plupart avaient choisi d’exister ; pour vivre ils prospectèrent dans d’autres pays, sur d’autres marchés. Il “suffisait” pour réussir de varier sa production et de la proposer de manière différenciée selon le lieu. Cette pratique impliquait une sorte de dédoublement de la personnalité artistique – c’est-à-dire sociale et esthétique, mais aussi éthique – qui ne fut jamais sans répercussions et conflits intérieurs.

Fantin-Latour copiste

L’exemple d’Henri Fantin-Latour illustre abondamment cette stratégie, plus ou moins consciente, du détour par l’étranger et du dédoublement de la production artistique. Commençant sa carrière par des autoportraits, Fantin se rend compte rapidement qu’il ne pourra vivre de telles peintures. Or il a besoin d’argent. Sa famille dépend de lui, son père

1 Lionello Venturi, Les Archives de l’impressionnisme, op. cit., t. I, p. 20.

2 Représentant dans un schéma « Le champ de production culturelle dans le champ du pouvoir et dans l’espace social », Pierre Bourdieu précise le caractère « national » de l’espace social. Les Règles de l’art, op. cit. p. 207.

artiste vieillissant n’ayant pas les moyens d’assumer seul l’entretien de sa femme et de ses trois enfants, dont une fille placée en maison de santé en 1859. Fantin-Latour exécute donc quelques commandes, notamment une chapelle au Plessis-Piquet. Mais c’est surtout comme copiste qu’il réussit à gagner quelque argent. Ce travail assez scolaire répond relativement bien à la formation très académique qu’il a reçue, et d’abord de son père. Jean-Théodore Fantin-Latour en effet, a été formé à l’école de David (il a reçu l’enseignement de Rolland, ancien élève de David). C’est lui qui a donné à son fils ses premières leçons de dessin, avant de l’envoyer à 14 ans aux cours du soir de la Petite Ecole de Dessin, rue de l’Ecole de Médecine, où professe Lecoq de Boisbaudran. Son fils y reçoit un enseignement fondé sur la mémoire visuelle. En 1852 il effectue à 16 ans sa première copie au Louvre.

En 1854 Fantin obtient une première commande, par l’intermédiaire de la femme du directeur de l’école de dessin dont il suit les cours, Jean-Hilaire Belloc (1786-1866), qui traduit des romans anglais et américains - notamment La Case de l’Oncle Tom de Harriet Beecher-Stowe (1811-1896). Le beau-frère de Beecher-Stove souhaite alors installer un Musée de Copies aux Etats-Unis. Fantin est choisi pour réaliser une reproduction grandeur nature du Repas d’Emmaüs du Titien (v. 1490-1576) – le travail lui prend deux ans1.

Terminée en 1856, sa copie est remarquée dans le milieu artistique. Elle plaît à son commanditaire américain qui lui commande les Noces de Cana de Véronèse (1528-1588).

L’entrée professionnelle dans le champ artistique est en revanche plus difficile à Fantin-Latour. Timide et extrêmement exigeant vis-à-vis de lui-même, il ne parvient pas à se présenter au Salon. Fantin est divisé entre une exigence esthétique très forte et le souci d’arriver, probablement liés à un désir d’aller plus loin et mieux que son père monté de Grenoble à Paris en 1841. Le jeune Fantin-Latour tente une carrière académique. Reçu 41e

au concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts, il ne s’adapte pas à cette forme d’enseignement et est éliminé après le troisième examen semestriel. Il s’intègre alors progressivement au réseau réaliste par ses rencontres en ateliers, au Louvre et de relation en relation. C’est tenter d’entrer dans le champ de l’art par une voie plus autonome. En 1858 Fantin-Latour est devenu un adepte enthousiaste de Courbet, du réalisme, de Wagner, et de la musique allemande. Il se met à peindre des portraits d’amis et des autoportraits dans lesquels il traduit l’idéologie réaliste telle qu’il la comprend. Sûr de lui-même, en tout cas épaulé maintenant par le milieu réaliste, il présente au Salon de 1859 trois tableaux, dont un portrait de ses Deux Sœurs et un Autoportrait en tenue de travail. Les trois œuvres sont refusées. C’est « un triomphe pour vos tableaux », lui proclame son ami allemand Otto

Scholderer1. Le refus du jury est la sanction espérée du choix révolutionnaire : Fantin-

Latour est désormais étiqueté ennemi de l’académisme.

Rester copiste en France ? Fantin semble ne pas même plus y penser. La copie est en effet un travail certes rémunéré mais scolaire, peu valorisé symboliquement, et qui ne lui conférera pas la gloire à laquelle il aspire sur la scène parisienne. Vendre ses copies à l’étranger le gêne moins en revanche. Des nombreuses copies qu’il réalise depuis 1856, aucune n’est destinée au marché français. Le succès des Noces de Cana lui amène une troisième commande en 1858, d’un certain M. Pina du Mexique, qu’il termine en 18592.

Cette réplique plaît à Seymour Haden, le beau-frère de Whistler, qui lui en commande une nouvelle en juin 1860. « Si ces copies ont autant de succès [...], votre fortune sera faite sous peu car j’ai la conviction que vous recevrez en Angleterre des commandes plus nombreuses et mieux payées qu’en France », lui écrit-il3. Haden la lui paye 1500 francs. Début 1863 il

accepte une nouvelle commande du même original, du collectionneur grec Stauros Dilberoglou, par l’intermédiaire de Whistler. Whistler fait la réclame des copies de son ami dans les milieux artistiques londoniens : « “Et qu’est ce qu’il fait pour vous maintenant Fantin?” “Riens [sic] en ce moment !” – “Ah ! mais quelle est la prochaine copie qu’il doit vous faire?” “Je ne sais pas” – “Mais il doit vous faire autre chose n’est ce pas ! un Titien je crois ?” “Non pas maintenant” – “Ah je croyais 4!” ». L’Américain se moque sans scrupule

de berner de médiocres connaisseurs en les intéressant à ce travail de seconde main. Il ne le cache pas à Fantin, auquel il écrit : « Je fais grande parade de ta belle copie Les Noces, devant un grand béta de peintre qui était là5 ». Les copies sont faites pour rapporter de

l’argent à leur auteur ; l’intérêt esthétique n’entre pas en jeu.

Les commandes de copies étaient en effet très lucratives : Fantin obtint plus grâce à elles que grâce à ses compositions originales. En 1864, Seymour Haden lui offrit 4000 francs pour copier à Amsterdam le Syndic des drapiers de Rembrandt. Quelques semaines auparavant le peintre avait reçu pour l’Hommage à Delacroix qui avait fait scandale au Salon de Paris, la moitié de cette somme, 2000 francs, du marchand londonien Ernest Gambart, et s’estimait déjà heureux. Les Noces de Cana marchaient bien : Dilberoglou lui en commanda encore une version, qu’il termina en 1867 et pour laquelle il obtient 1250 francs6.

1 Scholderer à Fantin-Latour, fin du printemps 1859, cité ibid., p. 93. 2 Ibid., p. 164.

3 Seymour Haden à Fantin, 6 juin 1860, ibid., p. 145.

4 The Correspondence of James McNeill Whistler, op. cit, n° 08036 : Lettre de Whistler à Fantin-Latour (entre le 4 janvier et le 3 février 1864), où Whistler mime une conversation avec le collectionneur Dilberoglou. 5 Ibid.

Mais les copies de maîtres anciens prenaient trop de temps. Lors de son séjour chez les Haden dans le Surrey, en 1861, Fantin-Latour peignit des natures mortes que ses amis ont jugées bonnes. Une nature-morte était plus facile à réaliser L’artiste envisagea d’en faire davantage, espérant en retirer de l’argent. Sur la place parisienne, l’artiste ne chercha cependant que très brièvement à commercialiser ses natures mortes1. Car se consacrer aux

natures mortes dans le champ artistique parisien, n’était-ce pas trahir l’idéal de l’art pour l’art ? Non seulement la nature morte restait un genre inférieur dans la hiérarchie des beaux- arts, mais encore ce n’était pas un sujet digne du réalisme. Pire, la nature morte se vendait bien, portant donc la macule indélébile de l’art commercial. Le marché anglais en revanche, plus éloigné, et dont les instances de consécration n’importaient pas à Fantin, permit à l’artiste d’accepter un peu mieux ces concessions. Vendre à Londres n’empêchait pas de rester d’avant-garde dans le champ parisien.

Par l’intermédiaire de Whistler, Fantin envoya ainsi à l’exposition annuelle de la Royal

Academy où il est accepté en mai 1862. Concession difficile – qu’en aurait-il été dans le

champ de l’art français ? L’envoi déclencha une crise de dépression : « Depuis que je peux m’en débarrasser, cela me paraît du commerce, je me vois marchand de tableaux… Je n’ai jamais eu plus d’idée sur l’Art dans la tête, et je suis obligé de faire des fleurs2. » Fantin

oscillait entre la peur de déroger et le souci de justifier esthétiquement ses choix commerciaux. Il écrivit bientôt à Whistler : « La nature morte quoique l’on puisse dire, est une excellente chose3 ». Les deux amis étaient d’ailleurs tout à fait conscients que la nature

morte était surtout « un moyen de se beurrer le pain4 », tout en libérant du travail scolaire de

reproduction des maîtres anciens. Whistler encouragea donc Fantin :

- Mais mon ami Fantin laisse toi à la fin guider – J’agi pour toi. éternue [sic] sur tout ce monde là et lache les [sic] d’un cran ! Si tu savais ! mais tu es riche! tu es prince et tu es entouré de touts [sic] ce luxe que tu aimes que je sais que tu reves [sic] ! - Viens Fantin - viens viens ! viens ! - Le beau frère[Seymour Haden] t’a envoyé de l’argent - et bien voila [sic] assez long temps que tu recois [sic] des petites sommes pour reproduire les che[f]s d’œuvres d’autr[u]i par des chefs d’œuvres bon marché ! Viens simplement ici - de suite - chez moi! Tu y trouveras tout ce qu’il faut pour continuer la gaine et la richesse qui est commencé [sic] pour toi! - tout t’attend chevallet, boîte à couleurs! tout - Je n’exagère point Fantin, lorsque je te dis, qu’Alphonse[Legros] ne mets [sic] pas pinceau sur toile sans immediatement [sic] faire mille francs ! jamais audessous [sic] de 800 ! moi la meme [sic] chose !! Il a dans l’espace de trois ou quatre

1 En 1862 il obtient de Louis Martinet, directeur du Courrier artistique, d’exposer une nature-morte dans les locaux de son périodique, 26 boulevard des Italiens.

2 Fantin-Latour à son amateur anglais Edwin Edwards, 15 mai 1862, in cat. exp. Fantin-Latour, 1982, p. 111. 3 10 novembre 1862, ibid.

semmaines [sic] fait à peu pres [sic] de huit mille francs !!! Et bien mon cher Fantin pour toi aussi ! la meme [sic] chose ! peutêtre [sic] plus que nous - mais seulement pour nous trois1.

Outre les natures mortes, les portraits furent une autre source de revenus importante pour Fantin-Latour. Ces tableaux lui étaient commandés par les amateurs anglais auprès desquels Whistler l’avait introduit. En 1864, lors de son voyage en Angleterre, Fantin fut séduit du gain qu’il pouvait obtenir en une semaine de travail pour le portrait de Madame Potter, femme d’un industriel de Manchester2. Mais l’artiste n’était pas dupe, une fois

encore, des concessions à faire pour convenir à sa clientèle : accepter, ici, de peindre une femme plus jeune qu’elle n’était. D’où regrets et reproches intérieurs, que révèle sa correspondance, contrebalancés par l’espérance de se lancer comme portraitiste mondain auprès de la haute bourgeoisie anglaise qui achetait déjà ses natures mortes. Fantin écrivit à son père à l’automne 1864 : « C’est horrible de faire des portraits pour plaire au public. Ah ! que je t’ai plaint, papa, d’avoir passé tant de temps à faire ce métier, que c’est affreux3 ! »

Miné par ces conflits intérieurs, le peintre bien intégré dans le marché anglais adoptait sur la scène parisienne une attitude d’autant plus avant-gardiste. Il présenta au Salon ses manifestes picturaux l’un après l’autre. L’Hommage à Delacroix, réalisé pour le Salon de 1864, devait témoigner de la solidité du groupe réaliste et en expliciter les choix esthétiques. L’appropriation du nom de Delacroix représentait un geste d’irrévérence tonitruante contre les instances de consécration et leur conception de l’histoire de l’art français. Whistler, au courant du travail de son ami, l’encouragea: «Cela va être très bien pour toi, car c’est un tableau qui attirera forcément l’attention sur toi4 »

Attirer l’attention était précisément le but de Fantin. Quoi de mieux alors, après le scandale de Salon, que la presse ? A la suite d’un article du critique d’art Jean Rousseau, où Fantin avait été accusé de ne regrouper dans son Hommage à Delacroix que des inconnus à part lui, Baudelaire et Champfleury, le peintre obtint droit de réponse. Il y proclama la cohésion de l’avant-garde réaliste autour de Courbet : « Comme peintres, nous procédons du mouvement imprimé par M. Courbet et nous ne croyons nullement, en le reconnaissant, détruire notre origine personnelle. Un artiste puissant nous a montré le chemin. Avouons le pour son honneur et le nôtre5. » Il s’agissait bien ici d’un anifeste officiel, dans une stratégie

peu sincère si l’on relit la correspondance du peintre qui se décrivait à la même époque

1 Whistler à Fantin-Latour, ibid., n° 08031, 12/17 juillet 1863. 2 Cat. exp. Fantin-Latour, 1982, op. cit. p. 101.

3 Fantin-Latour à son père, 12 septembre 1864 – ibid. p. 102.

4 3 février 1864 (The Correspondence of James McNeill Whistler, op. cit, n° 08036).

5 Jean Rousseau, « Le Salon de 1864 : VI », l’Univers illustré, 4 juin 1864, III, p. 355) (cité dans le cat. exp.

comme un « solitaire » désireux de le rester. Reste que la pratique commerciale à l’étranger, les proclamations de groupe à Paris ou la monodie intérieure existentielle de l’artiste étaient les multiples facettes d’une seule identité : celle de l’artiste artiste. Ces trois attitudes étaient classées à la suite, de manière différentes selon les points de vue : échelle de valeurs