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L’inscription des littératures franco-/algériennes dans l’édition globale : une présence marginale

On sait que l’édition française, depuis le XXe siècle, et en particulier la seconde partie de ce dernier, s’est vue devenir l’objet d’investissements financiers qui ont conduit à une surconcentration des maisons d’édition, déjà entamée au XIXe siècle (avec Hachette

particulièrement et son monopole sur la diffusion). De nombreuses maisons d’édition ont donc été absorbées par d’autres, voire par des groupes aux activités parfois diverses (Hachette, le plus gros groupe d’édition française, détenu par Lagardère, mais aussi Editis, Média Participations, La Martinière, Madrigall/Gallimard, Flammarion ou encore Actes sud, qui rachètent des maisons plus modestes). Ce mouvement de concentration n’est pas nouveau, mais du fait de la financiarisation de plus en plus importante de l’édition, il s’est accéléré au cours des dernières décennies, conduisant de nombreuses maisons à perdre leur indépendance. Aux questions de l’uniformisation et de la normalisation de la production écrite s’ajoute celle de la (sur)vie des éditeurs·trices défendant leur indépendance. En parallèle existent en effet de très nombreuses et plus ou moins petites maisons d’édition indépendantes, souvent fragiles et qui fonctionnent selon une logique bien différente des deux groupes majeurs de l’édition française. Cependant, pour beaucoup d’entre elles se pose tout de même le problème de l’‘exigence’ d’une production rapide (voire d’une surproduction) de livres. Alors que cette surproduction est alimentée et assumée sans difficulté par les groupes éditoriaux, il s’agit pour les maisons plus modestes d’un enjeu de survie économique qui, pourtant, les précarise également. Les ventes semblent baisser, des études et des médias évoquent régulièrement une diminution du nombre de lecteurs·trices (de livres) mais le nombre de livres édités augmente sans cesse. Or, pour que ces derniers rencontrent des lecteurs·trices, il faut leur donner les moyens d’exister, c’est-à-dire principalement une diffusion et une communication efficaces – elles-mêmes parfois difficiles à mettre en place quand les structures éditoriales sont déjà précaires.

Quelle place occupe donc l’édition des écrivaines franco-/algériennes, et spécifiquement celles de mon corpus, dans ce tableau de la situation globale de l’édition française (qui gagnerait

à être nuancé et précisé52) ? Le mouvement d’une édition particulière (celle de ces écrivaines)

répond-t-il à celui de l’édition française dans son ensemble ? Quel est l’état de la production actuelle de ces écrivaines en comparaison avec celle de 1950 ? Quelles sont les maisons publiant ces textes et selon quelles logiques éditoriales ?

Panorama de la production éditoriale en quelques chiffres

Tout d’abord, pour situer ces littératures, quelques chiffres généraux : en 1950 l’Unesco a entrepris pour la première fois de rassembler des informations sur les statistiques nationales et internationales de l’édition. Depuis, ces statistiques paraissent périodiquement mais les détails quantitatifs concernant la production de livres dans les années 1950 et suivantes demeurent difficiles à obtenir. Cependant, d’après ces chiffres, 10 662 livres auraient été publiés (production totale comprenant les éditions originales, les rééditions et les réimpressions) en France en 1954. Si l’on prend la production totale de livres dans quinze pays (Argentine, Australie, Bulgarie, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Islande, Italie, Monaco, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Suisse et Turquie), 72 825 livres sont parus en 1950 et 82 100 en 1954, une augmentation déjà importante. Si l’on se concentre sur la littérature, toujours pour les quinze pays, 25 154 livres seraient parus en 1950 et 28 652 en 195453. À titre de comparaison, au niveau de la production commercialisée, 24 129 titres (nouveautés et rééditions) sont parus en France en 1992, 66 527 en 2013 et 68 187 en 2014 selon Livre Hebdo/Electre54. En 2013, le tirage moyen est de 5966 exemplaires55. Si le nombre d’exemplaires tirés par titre a tendance à baisser, la production poursuit une augmentation constante depuis l945. En un peu plus de

52 Par exemple, la hausse de la production n’est pas forcément une hausse des publications de nouveautés. En 2014,

si la production commercialisée augmente de 2,5% (source Livre Hebdo/Electre), cette hausse globale a été portée par la hausse des rééditions et réimpressions (+12%) alors que le nombre de nouveautés a baissé (-6,5%), ce qui indique que les éditeurs·trices ont décidé de travailler davantage leurs fonds. Par ailleurs, le nombre d’exemplaires produits baisse aussi (-3,3%) et le tirage moyen également (-6%) – il avait déjà baissé de 18% en 2013 (source Syndicat national de l’édition, SNE).

Économie du livre, le secteur du livre : chiffres-clés 2013-2014, synthèse établie par l’Observatoire de l’économie

du livre, mars 2015. En ligne, téléchargeable sur cette adresse :

<http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Livre-et-Lecture/Actualites/Chiffres-cles- du-secteur-du-livre-l-edition-2015-donnees-2013-2014-est-parue> [dernière consultation le 18 août 2016]

Les chiffres clés de l’édition 2015, données 2014, Syndicat national de l’édition, juin 2015. Consultable en ligne

et téléchargeable à cette adresse : <http://www.sne.fr/ressources/chiffres-cles-de-ledition/> [dernière consultation le 18 août 2016]

Voir également, par exemple, Pascal Fouché, L’Édition française depuis 1945, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1998 ; Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008 et du

même auteur, Une autre histoire de l’édition, Paris, La Fabrique, 2015.

53 Production de livre 1937-1954 et traductions 1950-1954, revue Rapports et études statistiques numéro 2,

Unesco, date inconnue.

54 Fabrice Piault, « Les vingt ans qui ont changé l’édition », Livre Hebdo numéro 1000, 30 mai 2014, p.12. 55 Source SNE dans Économie du livre, le secteur du livre : chiffres-clés 2013-2014, synthèse établie par

trente-cinq ans (1970-2008), la production a d’ailleurs triplé, avec une croissance accélérée depuis la fin des années 199056. Par ailleurs, en 2013, l’édition de romans représente 25% des

exemplaires vendus et du chiffre d’affaire de l’édition57.

Les littératures franco-/algériennes : une identification difficile

Si on sait donc que la littérature représente une part majeure des livres édités actuellement, on ne dispose cependant pas de chiffres précis sur les différents types de littératures. Il est donc particulièrement difficile de savoir ce que représentent les littératures franco-/algériennes dans l’ensemble de l’édition littéraire française, d’autant plus qu’elles se situent à l’intersection de plusieurs catégorisations des romans : « littérature française » pour ce qui est de la langue d’une partie d’entre elles, mais parfois plutôt qualifiée de « littérature francophone » dans le cadre d’une distinction devenue problématique ; et également « littérature étrangère » ou « littérature maghrébine » pour l’ensemble de ces écrivain·e·s mais plus particulièrement pour les écrivain·e·s écrivant en arabe et traduit·e·s en français. Si le fait d’écrire en français peut faciliter la circulation de ces livres dans les espaces francophones, et en particulier en France, cela pose par ailleurs la question de l’identification de ces littératures, qu’elles soient assimilées aux littératures dites françaises ou différenciées à travers des distinctions parfois plus déterministes qu’enrichissantes (« française / francophone / algérienne / amazighe / arabe »). Par ailleurs, à ces catégorisations s’ajoute souvent une distinction supplémentaire entre écrivaines nées en Algérie et écrivaines nées en France, quelles que soient leur nationalité et leur lieu de vie : en librairie, les livres des premières demeureront plutôt dans les rayons de la littérature étrangère quand ceux des secondes prendront plus facilement place sur les étagères de la littérature française, bien qu’en ce qui concerne ces dernières, le sujet de leurs ouvrages entrera aussi en ligne de compte dans ce choix de rangement. Les romans ayant trait à l’Algérie, la guerre d’indépendance, la décennie noire, etc., auront en effet tendance à être associés aux littératures algériennes et/ou maghrébines. Plus rarement, ils seront présentés comme littératures « africaines » ou « africaines et antillaises »58, des mots bien larges pour parler d’un grand nombre de littératures souvent différentes mais rassemblées selon une logique thématique ou raciale (dans une démarche qu’on pourrait penser, peut-être, politique, puisqu’il s’agit de

56 Situation du livre, « Annexe 5 – 1992-2008 : 27 ans d’évolution du marché du livre en France », Observatoire

de l’économie du livre, 2008-2009, p.2.

57 Source SNE dans Économie du livre, le secteur du livre : chiffres-clés 2013-2014, synthèse établie par

l’Observatoire de l’économie du livre, mars 2015. Document cité.

58 J’ai en effet pu observer ces diverses classifications dans plusieurs librairies que j’ai visitées ainsi que sur des

rassembler des littératures selon une approche prenant en compte des enjeux de race et néocoloniaux actuels – mais, dans le cas de l’appellation « africaine et antillaise », dont on sent qu’elle est créée autour des littératures écrites par des auteurs·trices noir·e·s, le problème est aussi celui de l’équivalence entre personnes africaines, personnes antillaises et personnes noires, qui conduit également à souvent distinguer l’Afrique du nord et plus spécialement le Maghreb de l’Afrique de l’ouest, centrale, de l’est et australe).

Le livre arabe dans les flux de traduction

On sait en tout cas que les traductions (pas seulement de littérature) représentent 17,5% de la production commercialisée en France en 2013 (11 623 nouveautés et rééditions) et 17,4% en 2014 (11 859 nouveautés et rééditions)59. En ce qui concerne les écrivain·e·s arabophones,

l’arabe, commencé à être traduit en français dans les années 1970, est la neuvième langue la plus traduite en France en 2014, mais elle demeure très faiblement présente dans l’espace éditorial : quatre-vingt-dix-huit titres publiés en 2014 (soit 0,8% du nombre total de traductions)60, dont une majorité en littérature, et plus spécifiquement en littérature contemporaine61. C’est un nombre qui a quasiment doublé depuis dix ans puisque, entre 1980 et 2002, le nombre annuel moyen de livres édités traduits de l’arabe était de cinquante62, mais

qui n’a cependant pas suivi la croissance de la production du marché du livre ; et ce d’autant plus que la majorité des titres publiés sont sans doute des rééditions puisque entre 1997 et 2000, seulement cinq titres en arabe ont été acquis annuellement par des éditeurs·trices français·es, et huit entre 2001 et 2005 (contre en moyenne quarante-neuf titres français cédés annuellement à des pays de langue arabe entre 1996 et 2000 et soixante-dix cédés annuellement entre 2001 et 2005 : les cessions sont donc bien plus importantes que les acquisitions)63. Cette comparaison entre flux de traduction du français vers l’arabe et, à l’inverse, de l’arabe vers le français,

Offre une illustration assez exemplaire de l’échange culturel inégal entre une langue centrale ou dominante (le français) et une langue périphérique ou dominée (l’arabe). Il peut sembler assez paradoxal de classer l’arabe dans les langues périphériques. Langue maternelle de plus de 200 millions de personnes et seconde langue d’au moins 100 autres millions (ce qui la classe au 5e ou au 6e rang

mondial), c’est l’unique langue officielle de 17 des 22 États membres de la Ligue arabe et l’une des langues officielles de cinq autres […], ainsi que de trois États qui n’en font pas partie […] ; c’est aussi, depuis 1973, une des six langues officielles de l’ONU. C’est encore la langue d’expression privilégiée

59 Source Livre Hebdo/Electre dans Économie du livre, le secteur du livre : chiffres-clés 2013-2014, synthèse

établie par l’Observatoire de l’économie du livre, mars 2015. Document cité.

60 Ibid.

61 Richard Jacquemond, « Les flux de traduction entre le français et l’arabe depuis les années 1980 : un reflet des

relations culturelles » dans Gisèle Sapiro (dir.), Translatio, le marché de la traduction en France à l’heure de la

mondialisation, Paris, Éditions du CNRS, 2009, p.363.

62 Gisèle Sapiro, « Situation du français sur le marché mondial de la traduction » dans Gisèle Sapiro (dir.), Translatio, le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, op. cit., p.81.

de l’islam, religion de plus d’un milliard d’humains [en 2010, la population musulmane était estimée à 1,6 milliards de personnes], et, historiquement, une grande langue de culture au même titre que le grec, le latin ou le chinois. Pourtant, du point de vue de son poids dans les échanges culturels internationaux ou dans l’économie mondiale de la connaissance, c’est bien une langue périphérique. […] 5e ou 6e

langue la plus parlée dans le monde, l’arabe n’est, selon l’Index Translationum, que la 17e du point de

vue du nombre de titres traduits à partir d’elle et la 30e du point de vue du nombre de titres traduits vers

elle64.

Écrire en français : un choix politique et stratégique ?

Écrire et publier en français, au-delà du choix poétique et esthétique des écrivaines, permettrait donc d’accroître leur visibilité et la circulation de leurs livres (l’arabe représentant une très faible part du marché du livre en France – et je n’évoque pas les livres écrits en tamazight) tout en réduisant les risques pris par les maisons d’édition (peu de maisons sont spécialisées et connaisseuses des littératures arabes et les traductions sont coûteuses) : la langue est en effet un outil de domination et à ce titre, le français occupe une place plus avantageuse que l’arabe65. Cependant, sans qu’on ne puisse établir de chiffres précis, on peut supposer (à la

vue des ouvrages présents et de leur nombre sur les tables et les rayons des librairies ou des bibliothèques, des chroniques littéraires et des livres régulièrement médiatisés ou inscrits aux programmes du baccalauréat ou de divers concours, etc.) que la littérature algérienne (et plus largement maghrébine) éditée et/ou vendue en France demeure faible numériquement, et qu’elle souffre (comme la plupart des littératures dites « francophones ») d’un important déficit de reconnaissance symbolique, médiatique et institutionnelle ; et ce d’autant plus quand les écrivains sont des écrivaines (avec une nuance pour Assia Djebar, à présent très reconnue). À titre d’exemple de ce processus de différenciation genrée qui s’ajoute à celui de la différenciation raciale, le roman qui a été choisi comme étant le premier livre d’Afrique du nord écrit en français : il est en effet d’usage de considérer que le premier texte littéraire maghrébin de langue française « important » publié en France est le roman de Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, édité par les Cahiers du Nouvel Humanisme en 1950. Pourtant, dès 1920 paraît le véritable (?) premier roman algérien de langue française, chez Payot : Ahmed Ben Moustapha, goumier de Mohammed Ben Si Ahmed Bencherif. Puis, en 1925, le roman de Abdelkader Hadj Hamou, Zohra, la femme du mineur, est édité aux éditions du Monde. Le mouvement se poursuit avec Hassen Khodja Chukri et ses deux romans (Mamoun, l’ébauche d’un idéal en 1928 aux éditions Radot et El Eudj, captif des barbaresques en 1929 aux éditions de la Revue des indépendants, INSAP) et, un peu plus tard, Mohammed Ould Cheikh (Myriem dans les palmes en 1936 ainsi que des poèmes et des nouvelles). C’est donc dans les années 1920-1930

64 Richard Jacquemond, op. cit., p.347-348.

qu’est apparue une première génération de romanciers algériens de langue française, dont la seconde génération se différenciera fortement (et c’est sans doute cela qui lui vaut le qualificatif de roman « important »). En effet, alors que les premiers écrivains laissent une grande ambiguïté vis-à-vis du fait colonial dans leurs textes, les second·e·s s’inscrivent euls dans le mouvement indépendantiste algérien (même implicitement, avec toute la discrétion que peut permettre la littérature). Et dans cette génération, Taos Amrouche et Djamila Debèche ont publié leur premier roman en 1947, trois ans avant Le Fils du pauvre, respectivement Jacinthe noire (chez Edmond Charlot, Paris) et Leïla, jeune fille d’Algérie (impression Charras, Alger). La deuxième a également lancé, cette même année, une première revue centrée autour des femmes, L’Action, revue sociale féminine littéraire artistique. Pourtant, c’est bien le roman de Mouloud Feraoun qui reste dans les mémoires.

2. Évolution et tendances de l’édition des écrivaines franco-/algériennes de langue