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Chapitre 1 : Le temps urbain

I. Nostalgie et amnésie dans les représentations urbaines

2. Le Journal du dehors

2.1 Insaisissabilité du passé dans la Ville Nouvelle

Le Journal du dehors a lui aussi maille à partir avec la nostalgie. Il projette des images du passé désormais insaisissables en dehors du texte :

À la sortie de Nanterre, il ne reste plus de la cité de transit construite pour les immigrés dans les années soixante que des plaques de béton au sol, marquant l’emplacement des maisons. Pendant vingt ans, des gens ont vécu là, des enfants. On les voyait du train jouer dans la boue. Les voyageurs de 1990, sur la ligne A du R.E.R ne savent pas tous le sens de ces plaques qui ressemblent à des dalles funéraires et entre lesquelles l’herbe pousse mal encore26.

Ce qui frappe à la lecture, c’est la comparaison morbide du béton et de la tombe. Le matériau, encensé dès l’urbanisme des années 60, est aussi un motif obsédant dans les œuvres de Perec et de Modiano. Régine Robin l’assimile à la «couleur de l’amnésie27». Le béton matérialise l’oubli et force à l’oubli. Lisse, il recouvre. C’est une pâte asphyxiante qui n’a plus rien de la pierre, du minéral tel qu’on l’envisage ordinairement. Sa matière même est une morbidité : cela est d’autant plus marquant dans ce fragment du Journal parce qu’il n’y est pas (plus) un matériau de construction, mais une matière résiduelle, un simulacre de ruine. Il signale une contre-production, une négation, une mise à mort. Non seulement l’habitat, qui est signe de vie et de présence humaine, a disparu aux yeux des voyageurs modernes, mais tout indique que le béton asphyxie, tue dans l’œuf tout surgissement, empêche toute montée hors du sol. Tout se passe comme si les maisons étaient enterrées sous lui. Dans ces pages, le béton et l’oubli sont également assimilés aux enfants. Le fragment cité contraste une vitalité qui vient du jeu enfantin, de la course, de la boue, avec l’immobilité, la fixation de la matière en dalle, l’entrave du mouvement vital.

26 Annie Ernaux, op. cit., p. 93.

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À ce stade, il s’agit moins de nostalgie que d’un constat d’oubli, d’une amnésie collective, dont sont l’objet des êtres humains dont on a perdu la trace. Leur propension à l’effacement se manifeste par la contemplation de la mort, non pas d’une personne en particulier, mais bien des habitants d’autrefois.

La diariste distingue deux manières incompatibles de pratiquer la ville.

Au conservatoire de musique, installé dans le centre culturel, il y avait une audition de piano. Les enfants montaient sur la scène, chacun leur tour, réglaient le tabouret, vérifiaient la position des mains et attaquaient leur morceau. Les parents dans les fauteuils en gradins étaient anxieux et compassés. Une petite fille est venue jouer en robe longue blanche, avec des chaussures blanches et un gros nœud dans les cheveux. A la fin de l’audition, elle a apporté une gerbe de fleurs au professeur. C’était comme un rêve ancien au cœur de la Ville Nouvelle, avec les gestes et la cérémonie des salons d’autrefois. Mais les parents ne conversaient pas entre eux, chaque famille désirait que son enfant à elle soit le meilleur, justifie l’espoir que celui-ci fasse un jour partie d’une élite dont ils n’avaient ce soir que la théâtralité28. Ici, il y a deux pratiques : l’une est ancestrale, communautaire, l’autre pastiche ou mime une tradition. L’ancien se fond dans le nouveau, et cela est quasiment imperceptible, sauf pour la diariste qui semble connaître et rapprocher deux époques. L’anecdote témoigne de la vanité de cette imbrication. La référence au «rêve» montre bien l’évanescence de cette percée de l’ancien, qui ne fait qu’apparaître en filigrane. Son évanescence s’exprime à l’aide de la conjonction «Mais» qui vient interrompre le rêve. Ce qui fait rupture, c’est l’absence de communication entre les individus et leur ambition, leur désir d’ascension sociale. En remarquant que les gens ne se parlent plus, la diariste critique le temps présent. Le rituel atteint ici sa limite dans le fait que seuls les artifices sont présents et que la scène devient, avec la chute introduite par le «Mais», une démonstration narcissique. Le fragment constate une urbanité perdue, urbanité au sens premier c’est-à-dire la manière civile de

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parler aux autres dans la ville, d’encourager un dialogue, basée sur le vivre-ensemble29. Ce vivre-ensemble est traqué par la diariste parce qu’elle y trouve un peu de son « vrai moi30 »,

or n’en subsiste ici que la «théâtralité». Elle donne donc à voir un passé quasiment invisible pour les yeux dans un espace neuf. Ce passé se survit dans les petits détails utilisés pour la cérémonie, l’habillement, la « gerbe de fleurs », les « gestes ». Ils n’appartiennent pas à cet espace neuf mais ils sont des pièces rapportées par les usagers et leur héritage culturel. Le rituel est encore présent. Ce qui a changé, c’est son sens, non son déroulement. Le regard saisit ici les vestiges d’une urbanité antérieure.

Le passé que la diariste ravive ne peut l’être que par le contact avec l’autre. C’est l’usager qui transporte le passé, non plus la ville. Elle écrit dans son avant-propos que l’espace de la Ville Nouvelle est « privé de toute mémoire » parce qu’il est hors de l’Histoire. Elle insiste également sur le caractère «cosmopolite31» de sa ville, faite

« d’existences commencées ailleurs ». Le passé vient des existences passées des usagers ; le rapport au passé n’est plus vraiment focalisé sur l’espace mais sur ceux qui l’occupent. Dans cet univers, l’usager ne peut plus interagir avec la ville en tant que réserve de signes du passé. Ces signes ont disparu, et leur absence se fait sentir en raison du contraste sans cesse renouvelé au fil des nombreuses allées et venues entre Paris et la Ville Nouvelle. La Ville Nouvelle conduit la diariste à adopter un regard nostalgique sur les citadins, leurs

29 Pour Alain Médam, «[...] la ville est lieu d'être, avant tout ; elle n'est pas lieu d'avoir. Ce qui laisse

entendre, de l'habitabilité, qu'elle ne peut être que dynamique, qualitative, créatrice. Qu'il n'y a habitabilité d'une ville, réellement, que si l'on peut y progresser de l'urbain (état de fait) jusqu'à l'urbanité (recherche de réciprocités) jusqu'à la civilité (savoir vivre ces réciprocités), à la citadinité (s'identifier ; se rendre responsable), à la citoyenneté (découvrir la Cité par le biais de la ville).» (Villes pour un sociologue, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 50.)

30 Jean-Jacques Rousseau, cité par Annie Ernaux en exergue, op. cit., p. 1. 31 Annie Ernaux, op. cit., p. 8.

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pratiques et leurs interactions s’exerçant désormais dans un lieu bien plus que sur le lieu lui-même.