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Chapitre 1 : Le temps urbain

II. L’espace urbain et la durée intime

1. Un homme qui dort : un rapport empirique au temps

Dans Un homme qui dort, le rapport au temps dans les espaces urbains est surtout un rapport sensoriel. Le temps n’est plus fait de souvenirs, il n’est plus vécu comme une

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ligne chronologique faite d’événements passés ou à venir mais comme une longue continuité qui ne répondrait qu’à une régulation cyclique. La narration accentue ce motif en imprégnant le texte d’une circularité : les actions du personnage sont répétées, comme de multiples rengaines. Rien ne vient briser une certaine monotonie, au gré d’une scansion qui, dans la narration, est marquée par des énumérations et des rythmes ternaires. Il n’y a pas, dans l’existence du personnage comme dans la forme du texte, de renouveau, mais une sorte de constant retour ou prolongement du même. Ordinairement, un mouvement évolutif anime une vie et sa narration. Mais ici le texte se contient dans une manière de stagnation, ou en tout cas dans un temps qui n’a rien de progressif ni de quantique. Il déroule et/ou tourne sur lui-même. Subi dans la chair, il est vécu dans l’attente ou annihilé dans le sommeil et dans l’indifférence. La première partie du roman montre un personnage détaché de toute chronologie par l’égarement, la solitude, la marginalité, le rêve. Nous disions que ce n’est qu’à la fin que le texte indique que plusieurs années se sont écoulées. Les événements et les dates sont absents de l’œuvre. Si le roman commence dans une attente qui donne une conscience du temps au personnage, le récit montre par la suite qu’il veut oublier toute gestion raisonnée du temps :

Mais tu joues de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, parfois toute l’après-midi, ou bien dès ton lever, ou bien jusqu’au matin, et même pas, même plus, pour tuer le temps45.

Dans ce jeu, il perd la notion du temps, à la manière d’un enfant. Dans l’extrait précité, la pratique du jeu devient chronophage. Les répétitions de « de plus en plus », de « ou bien », de l’adverbe « même » suggèrent une accumulation des parties de jeu, une négation du temps par un jeu sans fin. Plus la phrase s’allonge, plus les propositions se raccourcissent.

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La dernière, « pour tuer le temps », n’est plus isolée d’une virgule par hasard : elle prépare à un choc. L’homme qui dort a franchi un autre stade vers l’indifférence. Désormais, il néglige les horloges et les horaires. Ainsi isolée et mise en valeur, la possibilité de « tuer le temps » paraît à la fois vaine, impossible, inévitable et impensable.

Si le sentiment de l’attente revient assaillir le protagoniste par vagues jusqu’à la fin du récit, le rapport du personnage au temps est néanmoins fondamentalement modifié. Ce n’est plus au temps comme concept qu’il est confronté, mais au temps comme matière sensible : « Du temps passe, tu sommeilles46. » L’article indéfini donne l’impression que le temps n’est plus qu’une quantité, non mesurable et immensurable. L’article témoigne de cette absence de compte et de décompte auxquels l’humanité se voue pourtant depuis toujours.

Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ca, simplement, évidemment, […] comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant ou comme un vieillard, comme un rat47.

Si la durée, l’événement, la chronologie n’ont plus de valeur à ses yeux, il n’est effectivement plus dans l’existence, mais dans la survivance. Une allitération en [s] lie les mots, analogue à la mêlée des temps qui est décrite. Le personnage est comparé à des êtres

a priori détachés du temps, comparables à des bêtes amorphes. Pourtant, ces comparaisons

sont ambiguës. Quel comportement plus ambivalent par rapport au temps que celui de l’escargot ? Au fond de sa coquille, il est probablement dans un état de semi-somnolence, séparé du monde extérieur, tandis que la lenteur de ses déplacements lui confère un rythme étranger au rythme du reste du monde. Mais il est aussi dépendant du tempo du monde

46 Ibid., p. 75. 47 Ibid., p.76.

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naturel extérieur, car son comportement est conditionné par l’attente de la pluie. Comment ne pas voir les similitudes flagrantes avec le personnage, dont le retour au monde s’effectue d’ailleurs par une sortie sous la pluie48? Le vieillard, lui, a vécu le temps, il a le temps marqué dans sa chair. Les comparaisons animales « comme une mouche », « comme une huître », « comme un rat » indiquent un refus de toute forme d’enchantement, de sublimation et ajoutent un ton burlesque inattendu car elles contrastent avec d’autres comparaisons. La phrase, à mesure qu’elle avance, étaie le regard du narrateur sur lui- même. Les comparaisons animales visent aussi à souligner son aliénation : il ne se sent plus vraiment humain et la mise en valeur de son ensauvagement va de pair avec des sentiments de servilité ou de nuisance. Elle fait entendre par là la vanité de vouloir éviter le temps. Si le narrateur possède un regard lucide sur l’apathie qui l’habite, c’est parce qu’il possède une manière d’hyperconscience de soi qui lui vient de la ville. En observant tout ce qui l’entoure et en alternant les foules de la rue et la solitude de sa chambre, il s’observe lui-même en interaction avec l’espace urbain. Le temps, nous l’avons souligné, est uniquement vécu comme quelque chose qui s’écoule.