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Chapitre 2 : Le traitement de l’espace

II. L’altérité des espaces

3. Sortir des sentiers battus

3.1 Un décloisonnement de l’espace urbain

Nous avons principalement abordé le traitement romanesque de l’altérité de l’espace urbain dans l’œuvre de Patrick Modiano, mais elle se présente de manière assez similaire dans le Journal du dehors. Celui-ci comporte une abondance d’emprunts au texte urbain, en particulier aux graffiti dessinés sur les murs : « Sur les murs de la gare de Cergy, il y a écrit, depuis les émeutes d’octobre : ALGÉRIE JE T’AIME, avec une fleur couleur de sang entre « Algérie » et « je »156. » Ce fragment s’abstient de tout commentaire et ne

fait que citer ce qui est écrit. La diariste lui laisse en somme son effet, qui est un surgissement. Le fragment met en avant un message qui concerne une communauté franco- algérienne, qui n’a pas tellement de voix dans les médias. Hormis quand il est question de menaces d’attentats, cette communauté est somme toute sinon oubliée, du moins négligée sur la place publique. En ce fragment réside par suite une proposition. Le passant — qui précède le lecteur — est obligé de lire une inscription qui ne prône rien, mais qui signale

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une présence qui demeure problématique pour la doxa médiatique. Il y a dès lors altérité de l’espace urbain sous deux formes.

D’abord, il y a une altérité qui relève du politique, dans la mesure où elle affirme l’existence d’un mode de vie autre, d’une pensée autre et de problématiques sociales et culturelles autres, et cela sur un mur de gare qui, pour être un endroit banal, n’en est pas moins un lieu de grand passage. Le message frappe par son intensité. Il transporte vers un ailleurs que fort peu de personnes prennent en considération. Au sujet des liens entre le politique et la littérature, Annie Ernaux estime que

La conception d’une littérature miroir d’elle-même, s’écartant des phénomènes historiques et sociaux qui constituent « le politique », ou les déréalisant, si bien qu’ils ne peuvent plus toucher ou déranger, je ne la comprends pas, elle m’est presque douloureuse. […] Ce lien entre l’exercice de l’écriture et l’injustice du monde, je n’ai jamais cessé de le ressentir et je crois que la littérature peut contribuer à modifier la société, comme l’action politique, bien que différemment157.

Citer le texte urbain de la Ville Nouvelle rend le politique visible, littéralement, au sein de l’œuvre.

Ensuite il est aussi ici une altérité qui suggère, comme dans le roman de Modiano, l’invitation au voyage et le décloisonnement de l’espace urbain. Au bout de la gare de Cergy, des trains vont et viennent. L’inscription du texte urbain dans les fragments propose une différence de point de vue, qui est politique, culturelle et géographique. L’espace urbain du Journal intègre des extensions et des contradictions. Ces procédés rappellent la poétique du roman de Modiano :

De l’extérieur, le centre Leclerc ressemble à une cathédrale de verre. A l’intérieur, on marche entre les immenses rayons, espacés, et brusquement on aperçoit, au fond du magasin, derrière une paroi de verre, des hommes et des femmes vêtus de blanc, blouses, bonnets, avec des gants de plastique, qui découpent la viande. Des

157 Annie Ernaux, « Littérature et politique », Écrit pendant l’été 1989, publié dans Nouvelles nouvelles,

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carcasses sanglantes sont pendues. Impression d’aboutir, après avoir rempli le caddie de nourriture, dans un hôpital, salle de dissection158.

Les hallucinations se succèdent à mesure que la diariste progresse dans le supermarché. Les images qui la submergent sont d’une grande violence. Les comparaisons et les associations à ces lieux a priori sans rapport avec le Leclerc ont une fois encore une valeur propositionnelle. La superposition graduelle d’un lieu sur un autre dans le supermarché délivre une série de symboles : la « cathédrale de verre » apparaît comme un paroxysme de pureté, de sainteté et de légèreté. Elle cumule les marqueurs du luxe et du religieux. Mais les représentations macabres des viandes et la comparaison à un hôpital puis à une salle de dissection tranchent complètement avec cette surface de verre. L’image de la « cathédrale » fait alors de l’extérieur du bâtiment une utopie trompeuse. Une fois rentrée à l’intérieur, la diariste sort de cette illusion première pour s’enfoncer dans une dystopie. L’altérité de l’espace urbain repose sur l’abondance contradictoire des espaces suggérés par le regard de la diariste. Il ne faudrait pourtant pas se méprendre face aux comparaisons horrifiantes du Leclerc à une salle de dissection. La représentation du supermarché dans l’œuvre d’Annie Ernaux est complexe : dans Regarde les lumières mon amour, la narratrice veut « rendre compte d’une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus et souvent teintés d’aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l’expérience [qu’elle en a]159.» On verra alors ces images dystopiques comme un affect particulier qui, à un moment précis, catalyse par son intensité l’écriture d’un fragment. L’écriture n’est jamais dans la haine ou dans le mépris de ces nouveaux espaces urbains dans lesquels elle évolue, loin de la rigidité de « tous ceux qui

158 Annie Ernaux, Journal du dehors, op. cit. p.50.

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n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché160» et qui « ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui161 ». La diariste, en choisissant de transmettre une

« pratique réelle », se situe bien dans un registre propositionnel : elle relate son expérience, consigne ses émotions et prend distance avec tout discours qui veut ignorer « l’hypermarché comme grand rendez-vous humain, comme spectacle162».