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1.2 L’influence, les pouvoirs, les enjeux

1.2.3 Influencer sans intention affichée de convaincre

Que sait-on sur les effets des émissions, des films ou des séries que regardent les adolescents? Nous touchons là à la question-clé de ce travail. Gerbner, Gross, Morgan, et Signorielli, (1994), se sont penchés sur ces programmes destinés, aux Etats-Unis, sans distinction à tous les publics. Selon leur « cultivation theory » (« théorie de l’enculturation » selon la traduction de Marchand, 2004), les programmes les plus populaires sont ceux qui reflètent le plus l’idéologie dominante. Ils considèrent que :

…la télévision ne « crée » ni ne « reflète » les images, opinions ou croyances. C’est plutôt l’aspect intégratif d’un processus dynamique. Les besoins des institutions et leurs objectifs influencent la création et la distribution de messages produits pour la masse qui, tout en s’y adaptant, créent, exploitent et nourrissent les besoins, valeurs et idéologies de la masse des publics. Ces publics à leur tour acquièrent des identités distinctes en tant que publics en partie grâce à l’exposition au flot continu de messages. (p.23)

Pour leur étude, Gerbner et al. (1994) ont analysé les contenus d’un nombre important de programmes pendant plus de 20 ans. Ils ont, par ailleurs, fait passer à un panel de téléspectateurs de tous âges des questionnaires portant sur la réalité sociale, dont ils ont analysé les réponses en utilisant, parmi d’autres variables, le nombre d’heures passées devant les écrans. Sur cette base, ils ont classé leur public en trois groupes : consommateurs de télévision, légers, moyens et gros. Le plus souvent, les « gros consommateurs » portent sur les réalités sociales le même regard que celui de la télévision. Les chercheurs remarquent aussi que les divergences d’opinion, qui normalement distinguent entre eux des groupes différents sur le plan culturel, politique ou social, sont moins importantes, plus consensuelles, chez les « gros consommateurs ». Pour ces auteurs, le vrai « melting pot » du XXème siècle aux Etats- Unis est celui qu’a créé la télévision ! Cependant, ils sont conscients que la consommation de télévision va de pair avec d’autres variables, en particulier le niveau socioculturel.

Par ailleurs, la réalité est complexe : par exemple, Gerbner et al. constatent un impact de la télévision moins important chez les jeunes qui la regardent avec leurs parents ou qui sont bien intégrés dans un groupe (pairs, famille). Mais ce phénomène n’est pas retrouvé par Rothschild et Morgan (1987, cités par Marchand, 2004). D’autres chercheurs ont évoqué le rôle de la personnalité (Carcioppo et Petty, 1982, cités par Georget, 2004) et celui de l’environnement (Torn Tyler, 1980, cité par Marchand, 2004) ; Tisseron, 2002).

Nous verrons plus loin que la télévision donne du monde une image déformée. Celle-ci semble en partie assimilée par les « gros consommateurs » qui, dans une plus grande proportion que les consommateurs légers ou moyens estiment, par exemple, que, contrairement à la réalité, le nombre de personnes âgées diminue ou bien que la violence augmente (Gerbner et al. 1994). Plus exposés que les autres à des images violentes, ces gros consommateurs sont davantage persuadés que le monde réel est dangereux ou qu’on ne peut pas faire confiance à autrui. Sur une échelle de sexisme, leurs scores sont plus élevés -ce que

les chercheurs mettent sur le compte de la sous représentation des femmes sur les écrans. Politiquement, ils se considèrent plutôt comme des modérés, bien que leurs positions paraissent plutôt se rapprocher de celles des conservateurs. Ils réclament moins d’impôts et plus de services sociaux. Chez les adolescents interrogés sur leurs projets d’orientation, les gros consommateurs aspirent plus que d’autres à des métiers à haut statut et à salaire élevé, mais faciles à exercer et laissant beaucoup de place aux loisirs.

Pour Gerbner et al. (1994), « …le système de télévision de chaque pays reflète les contextes historiques, politiques, sociaux et culturels dans lesquels ils se sont développés » (p. 34). Cherchant à savoir si les constats qu’ils faisaient aux Etats-Unis étaient valables dans d’autres pays, ils ont pu établir une relation, chez les plus gros consommateurs, entre les contenus des programmes et la perception du monde : par exemple, dans les pays où les programmes télévisés sont peu violents, les gros consommateurs de télévision ne perçoivent pas le monde comme particulièrement violent. Les chercheurs ont également pu se rendre compte de la complexité du mélange entre la culture d’origine du programme et la culture propre du pays. En Corée par exemple, les filles qui regardent les programmes américains ont des opinions plus libérales sur les rôles de sexe et les valeurs familiales. Par contre, les garçons montrent une plus grande hostilité à l’égard des Etats-Unis et une plus grande valorisation de leur propre culture. Quant à l’ « enculturation », elle varie en raison inverse de la diversité des programmes : plus ceux-ci sont variés – ce qui ne signifie pas nécessairement de nombreuses chaînes, mais une diversité de types d’émissions – moins on constate d’ « enculturation».

Partant de l’étude de Gerbner et al. (1994), Marchand (2004) souligne que si les téléspectateurs les plus assidus perçoivent le monde extérieur comme plus violent, cette violence ne semble pas les concerner directement : ils ne se sentent pas particulièrement en danger. Cette constatation, qui s’applique à d’autres domaines, explique l’inefficacité relative de certaines campagnes dans le domaine de la santé et des métiers. Il semblerait que, pour une personne donnée, la prise de conscience d’un phénomène de société par l’intermédiaire des media et la façon qu’elle a de réagir, de ressentir, de se sentir concernée, ne relèvent pas du même processus. Les media agiraient sur une représentation générale du monde, alors que ce qui concerne la personne elle-même, ses comportements, ses croyances feraient davantage appel aux relations interpersonnelles. Marchand en conclut que pour faire évoluer des attitudes, il serait plus important d’agir sur le contexte de la réception que sur le contenu de ce qui est reçu.

Les effets indirects de la télévision forment donc un champ assez complexe. Selon Kinder et Sears (1958, cités par Marchand, 2004), les recherches se sont organisées autour de quatre thématiques majeures :

- les biais de la représentation du monde par les media,

- la façon dont les personnes intègrent cette vision du monde,

- l’impact persuasif sur le public, alors qu’il n’y a pas d’intention annoncée de le persuader,

- la façon dont les media désignent au public des « problèmes importants ».

C’est dans le prolongement des trois premiers points que s’inscrit notre travail. Il ne se limite pas à considérer l’influence de la télévision comme un phénomène négatif à visée commerciale ou de propagande, mais envisage aussi qu’elle puisse jouer un rôle positif d’éducation ou de formation. En réalité, affirme Lazar (2003), les mécanismes de la persuasion sont identiques, qu’il s’agisse d’éducation ou de manipulation.